ANALYSE – La Russie peut-elle encore se livrer à une escalade dans sa guerre contre l’Ukraine ?

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Frapper les lieux de pouvoir ukrainiens
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Olivier Dujardin

Note de réflexion du Cf2R N°46 / Décembre 2024

Un argument se fait entendre de plus en plus souvent : la Russie aurait déjà utilisé l’intégralité des moyens à sa disposition et n’aurait donc plus aucun moyen de monter en puissance. Ses menaces, y compris celles de recourir à la force nucléaire, seraient perçues comme de simples bluffs. L’Occident, quant à lui, serait considéré comme le seul capable de durcir la situation et donc d’être en mesure de contraindre la Russie à céder.

Mais cette interprétation ne prend pas en compte tous les paramètres. Elle se limite à analyser les types d’armes employés sans prendre en compte les différentes manières dont ils pourraient être utilisés. De plus, la Russie n’a pas toujours mobilisé toutes ses capacités. En effet, Moscou dispose encore de plusieurs modes d’action escalatoires. Trouver une réponse appropriée à ces scénarios serait complexe, car, parfois sans en avoir pleinement conscience, nous avons établi ou toléré des précédents qui pourraient aujourd’hui se retourner contre nous.

Voici une liste, non exhaustive, de huit scénarios d’escalade envisageables par la Russie avant que la situation n’atteigne le seuil d’une guerre nucléaire.

Frapper les lieux de pouvoir ukrainiens

Jusqu’à présent, la Russie a épargné les lieux de pouvoir ukrainiens tels que le palais présidentiel, le parlement, ainsi que les deux principaux hôtels de Kiev qui accueillent les visiteurs occidentaux. Ces sites concentrent agents des services de renseignement, responsables politiques et industriels en visite dans la capitale. Notons également que, lors des déplacements d’hommes d’État à Kiev, ces derniers informent systématiquement Moscou de leur venue afin de prévenir tout bombardement pendant leur séjour, du moins sur les lieux de leur présence.

Cet accord tacite repose sur une fragile entente et rien n’empêche la Russie de décider un jour de ne plus le respecter. D’ailleurs, pour obtenir un effet significatif, elle n’aurait peut-être même pas besoin de mettre ses menaces à exécution. La simple annonce que ces sites deviennent des cibles potentielles suffirait probablement à dissuader une grande partie des visiteurs étrangers. Les responsables politiques et industriels seraient sans doute les premiers à renoncer à leurs déplacements.

Sur le plan militaire, cette stratégie ne changerait pas fondamentalement le cours du conflit. Toutefois, elle représenterait un coup dur pour Zelensky, qui se verrait contraint de quitter systématiquement son pays pour rencontrer ses homologues étrangers.

Pour justifier une telle mesure, la Russie pourrait invoquer l’attaque symbolique menée par l’Ukraine contre le Kremlin à l’aide de drones. Si les dégâts ont été minimes, cela s’explique davantage par un manque de moyens que par une absence de volonté.

Frappes sur les navires faisant escale à Odessa

Cela s’est déjà produit : au moins deux cargos ont été frappés dans le port d’Odessa. Pour justifier ces attaques, la Russie les accusait de transporter des armes et des munitions. Bien que nous ne disposions d’aucun moyen de vérifier ces affirmations, force est de constater que Moscou n’a, jusqu’à présent, pas mené d’offensive systématique contre le trafic maritime à destination d’Odessa.

Cependant, cette situation pourrait évoluer. La Russie pourrait chercher à instaurer une forme de blocus, en ciblant systématiquement tous les navires se dirigeant vers l’Ukraine. Même si ce blocus restait partiel et qu’un navire sur dix seulement était touché, l’impact serait important. Face aux risques encourus, une telle campagne suffirait probablement à paralyser les liaisons maritimes.

Les conséquences seraient lourdes pour l’Ukraine. Elle serait privée non seulement des revenus liés à l’exportation de blé, mais aussi d’une partie de ses approvisionnements essentiels. En concentrant ses frappes sur les navires entrants, la Russie pourrait éviter l’accusation directe de viser délibérément les stocks de blé. Elle justifierait ses actions en affirmant vouloir empêcher les livraisons d’armes, que cette affirmation soit fondée ou non.

Frappes sur les centres d’entraînement des militaires ukrainiens à l’étranger

Une autre option s’offre à l’état-major russe : cibler les centres d’entraînement des militaires ukrainiens situés hors des frontières de l’Ukraine.

La guerre s’est déjà étendue au-delà du territoire ukrainien. Les forces ukrainiennes elles-mêmes ont officiellement mené des attaques contre des intérêts russes à l’étranger, notamment au Soudan, au Mali et en Syrie, violant ainsi la souveraineté de ces États. Ce précédent pourrait être invoqué par la Russie pour justifier d’actions similaires.

Se pose alors une question délicate : si, par exemple, la Russie venait à frapper un centre d’entraînement accueillant des militaires ukrainiens situé en Pologne, Varsovie pourrait-il invoquer l’article 5 du traité de l’OTAN ? Cette disposition, qui engage les alliés en cas d’attaque contre l’un d’eux, serait-elle applicable dans ce contexte ?

A noter que les États-Unis et Israël revendiquent régulièrement, au nom de leur sécurité, le droit de frapper leurs ennemis sur des territoires étrangers souverains, sans l’autorisation des gouvernements concernés. Une telle pratique, tacitement tolérée par la communauté internationale, pourrait fournir un argument supplémentaire à Moscou pour conduire de telles actions.

Attaque massive contre les câbles sous-marins et certains pipelines

Ce type d’attaque est parfaitement à la portée de la Russie, qui dispose des moyens techniques nécessaires, y compris pour des câbles situés à de très grandes profondeurs. Les conséquences que de telles attaques, menées à grande échelle, auraient des effets considérables sur l’économie mondiale.

Si de forts soupçons se porteraient immédiatement sur Moscou, ce genre d’opération reste difficile à attribuer avec certitude. Obtenir des preuves irréfutables serait complexe et chronophage, d’autant que le précédent de Nord Stream continuerait d’entretenir le doute. En effet, si la Russie a été accusée dès le départ de ce sabotage, elle ne figure plus aujourd’hui parmi les principaux suspects. Cette situation a contribué à décrédibiliser ceux qui avaient pointé du doigt Moscou sans preuve tangible.

Attaques ciblées contre des satellites d’imagerie 

Plusieurs entreprises occidentales spécialisées dans l’imagerie spatiale – telles que Maxar ou Planet Labs[1] – fournissent officiellement un soutien en renseignement aux forces ukrainiennes. Leur implication pourrait en faire des cibles potentielles pour les Russes.

Sans aller jusqu’à une destruction cinétique qui générerait une grande quantité de débris, la Russie pourrait recourir à des actions ponctuelles, par exemple à l’aide de satellites « butineurs » dont les fonctions restent encore largement méconnues[2], ou en utilisant un laser de forte puissance pour endommager, voire détruire, certains des satellites de ces entreprises.

Bien entendu, une telle attaque entraînerait probablement une réponse symétrique pouvant déclencher une escalade militaire inédite dans le domaine spatial. Cette situation pourrait s’avérer défavorable pour les Occidentaux, compte tenu de leur dépendance à un grand nombre de satellites en orbite basse, contrastant avec le réseau satellitaire plus limité de la Russie.

Attaque nucléaire à haute altitude sur l’Ukraine

Faire exploser une charge nucléaire en altitude – entre 30 et 50 kilomètres – générerait un puissant champ électromagnétique (EMP), capable de neutraliser ou de détruire une grande partie des installations électriques et des systèmes électroniques exposés : radars, aéronefs, systèmes d’armes, missiles, moyens de communication, dispositifs de guerre électronique, etc. Cependant, ce champ resterait confiné au sein du champ magnétique terrestre, épargnant ainsi relativement les objets en orbite basse.

Une telle explosion ne causerait peu ou pas de dégâts mécaniques au sol. Les principaux effets ressentis seraient un flash lumineux, un bruit assourdissant et une onde de choc modérée, à condition que la puissance de l’arme soit limitée à quelques dizaines de kilotonnes. La zone impactée varierait en fonction de la puissance de l’arme et de l’altitude de détonation. Les Russes disposent, avec le missile Kinzhal et, dans une certaine mesure avec l’Iskander-M, de vecteurs adaptés à ce scénario.

D’un point de vue opérationnel, une telle explosion désactiverait totalement les défenses ukrainiennes dans les zones concernées, facilitant alors une vague de frappes conventionnelles dont l’efficacité serait considérablement augmentée.

Ce type d’action ne provoquerait probablement aucune victime directe et peu de retombées radioactives. La fusion nucléaire en elle-même ne produit pas de composés radioactifs ; la pollution résiduelle proviendrait des produits de la réaction de fission initiale et des matériaux rendus radioactifs par le rayonnement provoqué par l’explosion. À une altitude de 40 ou 50 kilomètres, il est probable que les déchets radioactifs soient rapidement dispersés par les vents, limitant les effets de contamination au sol.

Pour l’Occident, trouver une parade à cette situation serait particulièrement complexe. Bien qu’une arme nucléaire soit utilisée, les effets directs sur les populations seraient minimes, ce qui rendrait difficile de justifier une escalade militaire majeure. Il est improbable que les États-Unis mettent à exécution leur menace de frappes massives pour « détruire le potentiel militaire russe en Ukraine », notamment par manque de moyens (le nombre de missiles pouvant être tirés instantanément est largement contraint par le nombre de vecteurs – aéroporté et maritimes – disponibles). Une telle riposte, nécessiterait de procéder à des semaines de frappes et de tirer des milliers de missiles, impliquant une entrée en guerre directe des États-Unis contre la Russie, avec des conséquences dramatiques.

Ce type d’action nucléaire, tout en restant en dessous du seuil d’une guerre atomique classique, rend difficile une réponse symétrique adaptée. Il est probable que les réactions occidentales se limitent à des déclarations indignées et à l’imposition de nouvelles sanctions économiques contre la Russie.

Attaques de drones anonymisés contre les infrastructures militaires en Europe

On peut également envisager que la Russie implante en Europe des structures clandestines chargées de mener des attaques discrètes contre nos infrastructures militaires[3] à l’aide de drones fabriqués localement à partir de composants commerciaux. De petits drones équipés d’explosifs pourraient causer des dégâts significatifs sur nos véhicules militaires, nos aéronefs ou sur les capteurs de nos navires (radars, systèmes de conduite de tir, équipements optroniques, etc.).

En outre, ces attaques pourraient cibler notre industrie d’armement, bien que les dommages directs seraient probablement limités. Cependant, le coût accru des mesures de protection et la pression constante de cette menace pourraient perturber nos chaînes d’approvisionnement et ralentir le rythme de production.

Trouver une réponse adaptée à ce type d’agression serait particulièrement complexe car l’identification de leurs auteurs serait difficile, parce que les drones utilisés seraient constitués de pièces couramment disponibles dans le commerce. Ce mode opératoire est déjà utilisé par les services ukrainiens pour frapper des bases militaires éloignées du front en Russie, en complément d’actions de sabotage plus traditionnelles[4].

Attaque nucléaire en orbite basse

Faire exploser une arme nucléaire entre 300 et 500 km d’altitude provoquerait une puissante impulsion électromagnétique (IEM), dont les effets se feraient sentir au sol et entraîneraient également la destruction ou endommagerait un grand nombre de satellites en orbite basse.

Cette action ne viserait aucune nation en particulier et toucherait tous les satellites exposés à l’impulsion électromagnétique. Toutefois, étant donné que le nombre de satellites occidentaux est bien supérieur à celui des satellites russes, cela impacterait principalement les puissances occidentales.

Cependant, une telle attaque reste peu probable. Elle affecterait non seulement l’Occident, mais aussi la Russie et ses alliés, à commencer par la Chine, qui ne verrait probablement pas cette offensive d’un bon œil. Une telle action serait sans doute un dernier avertissement avant un affrontement nucléaire direct.

Si un tel événement devait se produire, nous serions alors véritablement aux portes du cataclysme. Il faut donc espérer que cela n’advienne jamais.

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Ces quelques exemples permettent de mettre en lumière le fait que tous ceux qui affirment que la Russie bluffe et ne peut plus se livrer à une escalade en Ukraine se trompent gravement.

Dans cette guerre, il existe encore de nombreuses possibilités d’escalade avant d’atteindre le seuil d’une guerre nucléaire. Il est illusoire de croire que la Russie n’en a pas conscience. Pour le moment, elle semble se contenter de réponses classiques. Toutefois, cela ne doit pas nous faire oublier que d’autres options demeurent à sa disposition. D’une certaine manière, on peut dire que l’escalade n’a pas encore véritablement commencée.

Les États-Unis se montrent relativement prudents en ne fournissant pas aux Ukrainiens des armements dépassant les 300 km de portée[5]. Français et Britanniques restent globalement dans la même logique, ce qui n’entraîne pas de réponses fondamentalement différentes de la part des Russes. Si les États-Unis venaient à fournir des missiles dépassant les 500 km de portée, cela pourrait entraîner, en réponse, le début d’une escalade de la part de la Russie.

Il n’est pas question de céder à la peur, mais de faire preuve de réalisme et d’objectivité face aux conséquences possibles de certaines décisions. Miser sur une paralysie des actions russes n’est tout simplement pas réaliste.

[1] https://www.geo.fr/geopolitique/ukraine-maxar-planet-labs-iceye-satellite-du-peuple-comment-renseignement-geospatial-aide-kiev-a-cibler-les-russes-crimee-216743

[2] https://www.opex360.com/2024/07/01/lengin-butineur-russe-luch-olymp-k-2-sest-approche-dun-satellite-de-communication-couvrant-leurope-du-nord/

[3] https://www.opex360.com/2024/12/13/allemagne-a-son-tour-la-base-aerienne-de-ramstein-a-ete-survolee-par-des-drones-inconnus/

[4] La Russie, consciente de cette menace, a déjà adopté des protocoles de protection contre ce type d’attaque, même si ces mesures ne peuvent jamais garantir une sécurité totale.

[5] https://cf2r.org/rta/pourquoi-la-livraison-a-lukraine-de-missiles-jassm-pourrait-poser-un-probleme/

À lire aussi : Industrie spatiale satellitaire : non au déclassement de la France


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