Alain Chouet est l’ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Son dernier ouvrage, publié en 2022, est intitulé « Sept pas vers l’enfer ». Il analyse et décrypte l’entrée des jihadistes et leurs alliés, vendredi dernier dans Alep, la deuxième ville de Syrie, bombardée pour la première fois en quatre ans, après deux jours d’une offensive fulgurante contre le régime… Entretien exclusif pour Le Diplomate
Propos recueillis par Roland Lombardi
Le Diplomate : Comment analysez-vous la percée des jihadistes à Alep, par rapport au contexte international et régional, qui sont-ils et qu’est-ce que cela révèle sur les faiblesses des défenses syriennes dans cette région ?
Il n’aura échappé à personne que l’offensive inopinée et massive avec véhicules, chars, drones et armes lourdes des djihadistes de « Hayat Tahrir as-Sham » confinés depuis plusieurs années dans la poche d’Idlib sous contrôle et occupation de l’armée et des services turcs n’a pu se faire qu’avec l’assentiment et l’appui d’Ankara voire, plus probablement, à son instigation.
Nombre d’observateurs compétents de la situation régionale – et je rejoins leur analyse –estiment que cette offensive a été permise par un « effet d’aubaine » dont bénéficient les organisations djihadistes du fait des bouleversements et déséquilibres régionaux induits par l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 menée par le Hamas et la réponse extensive que lui a opposée l’armée israélienne sur tout le pourtour de l’État hébreu.
Face à ce déferlement, la défense syrienne n’a que peu de capacités de réponse. Durement éprouvée pendant plusieurs années dans ses affrontements avec Da’esh, l’armée régulière syrienne apparaît peu efficace. Mal commandée, mal équipée, mal payée, saignée par de nombreuses désertions, l’armée syrienne n’est pas en mesure d’opposer une résistance énergique à l’offensive d’un ennemi militant, fanatisé et appuyé par une puissance extérieure.
Son dernier rempart, au cas où les choses s’aggraveraient, est constitué par quelques brigades d’élite fortement communautarisées mais de valeur inégale comme les brigades de défense (saraya ad-difaa), les brigades de lutte (saraya as-siraa), les forces spéciales (quwwat khassa)… ou ce qu’il en reste, la garde républicaine et les milices communautaires du réduit alaouite.
Le soutien déterminant que l’armée syrienne pouvait recevoir des miliciens aguerris du Hizballah libanais ou des Pasdarans iraniens est pour l’instant fortement réduit par l’affaiblissement militaire et politique de la milice chiite pilonnée par Tsahal sur le territoire libanais et par l’affaiblissement stratégique du régime de Téhéran. Et c’est bien de cette double impuissance circonstancielle que les miliciens djihadistes d’Idlib et leurs sponsors ont profité pour essayer de rebattre les cartes dans plusieurs domaines.
LD : Quelles conséquences cette offensive pourrait-elle avoir pour Bachar al-Assad, tant au niveau interne (il y a eu samedi soir des rumeurs de coup d’État), avec un potentiel affaiblissement de son pouvoir, qu’au niveau international ?
À Damas, les rumeurs de coup d’État sont récurrentes et rarement fondées. Il est vrai cependant que les éléments les plus radicaux de la minorité alaouite au pouvoir se plaignent souvent de ce qu’ils estiment être la mollesse et la trop grande retenue du Président syrien vis-à-vis des activistes salafistes. Parmi eux, et non des moindres, le frère cadet du Président, Maher el-Assad, commandant la 4e division blindée, farouche partisan de l’alliance avec l’Iran et de la manière forte contre les sunnites. Comme son oncle Rifaat dans les années 80, il pourrait se poser en ultime recours face à la menace djihadiste sunnite si celle-ci prenait trop de consistance. Dans tous les cas il est fort peu probable qu’on se dirige vers des formules de compromis et d’apaisement mais bien plutôt vers une aggravation des affrontements civils et des massacres.
LD : Pourquoi la Russie, principal allié militaire de Damas, semble avoir elle aussi dépassée par cette attaque et comment pourrait-elle réagir face à cette nouvelle offensive jihadiste ? Suite à des frappes russes, on a évoqué la mort du chef des HTS, Abou Mohammed al-Joulani. Est-ce confirmé et peut-on s’attendre à une intensification des frappes aériennes russes dans la région d’Alep ?
La Russie, très occupée sur différents fronts, en particulier en Ukraine, a allégé son dispositif en Syrie et la Présidence russe n’a sans doute pas accordé une attention très marquée aux développements intérieurs et extérieurs de la situation syrienne que Moscou estimait sans doute peu satisfaisante mais à peu près stabilisée, au moins à court terme. Le principal moyen d’action de la Russie sur le terrain est fourni par les éléments de son armée de l’air (chasseurs bombardiers et hélicoptères) stationnés dans la région de Lattaquié. Il va de soi que cette maîtrise de l’air peut fournir aux troupes du régime au sol un appui décisif.
Je n’ai pas d’information fiable sur le fait qu’Al-Joulani aurait été éliminé par une frappe aérienne mais il est effectivement à prévoir que la Russie apportera un soutien aérien massif au régime pour conserver sa réputation internationale d’allié efficace et fidèle et conforter ses points d’appui politiques, stratégiques et tactiques (bases maritimes et aériennes) en Méditerranée orientale.
LD : Est-ce également un signe de l’affaiblissement de l’Iran, qui soutient aussi Assad sur le terrain via ses milices et ses proxys ? Les Iraniens pourraient-ils être contraints de renforcer leur engagement pour éviter un effondrement stratégique dans la région ?
Malgré ses proclamations incendiaires et vengeresses, appuyées par quelques vagues de missiles dont il était prévisible que peu seraient efficaces, l’Iran ne s’est pas montré capable et – à mon avis – n’a pas souhaité engager le fer de façon décisive avec Israël.
L’attaque terroriste du 7 octobre a fourni à Téhéran ce que le régime des mollahs souhaitait en torpillant sans doute pour longtemps les « accords d’Abraham » et le rapprochement entre Israël et les pays arabes sunnites. Le prix en est le quasi anéantissement du Hamas mais pour l’Iran le jeu en valait la chandelle et sacrifier une organisation arabe sunnite pour un gain substantiel ne doit pas faire beaucoup de peine aux Persans chiites.
Cependant, compte tenu de la vigueur de la riposte israélienne et du peu d’empressement des Occidentaux à en modérer les effets, le régime iranien se retrouve en position délicate tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. À l’intérieur où il ne peut opposer le thème classique de « la Patrie en danger » face une contestation grandissante de son opinion publique, en particulier des jeunes générations. À l’extérieur où il apparaît impuissant à assurer une protection militaire et politique efficace de ses « proxys ». En particulier du Hizballah libanais qui est en train d’y perdre sa position de domination politique et militaire dans le pays.
LD : Cette offensive, menée par des groupes soutenus par Ankara, est-elle le signe d’un renforcement du soutien turc à ces factions ? Comment cela pourrait-il affecter les négociations en cours entre Damas et la Turquie, notamment sous la médiation russe ?
Dans cette affaire, la Turquie profite manifestement d’une conjonction inespérée résultant du désordre provoqué par l’initiative du Hamas pour poursuivre plusieurs objectifs dont on peut essayer de dresser une liste non exhaustive :
1/ « Punir » la Russie et le régime de Damas pour leur non-respect des accords d’Astana dont Erdoğan se portait garant. Il avait été convenu que Moscou et Damas s’abstiendraient de leurs frappes d’attrition sur la population de la poche d’Idlib. Cet accord n’a pas été respecté.
2/ Démontrer la capacité de nuisance et d’ingérence de la Turquie en Syrie à la veille des négociations de « rapprochement » qui devraient s’ouvrir prochainement entre Ankara et Damas sous médiation russe. Dans son réveil ottoman, le Président turc ne renonce pas à tenter d’établir son contrôle sur son environnement levantin et caucasien.
3/ Profiter de l’affaiblissement de l’Iran et de ses proxys régionaux – en particulier le Hizballah libanais – pour démontrer aux pétromonarchies du Golfe que la Turquie est la seule puissance régionale à pouvoir briser l’arc chiite qui s’étend de Téhéran à Tyr au Liban à travers la majorité chiite d’Irak et le régime alaouite de Damas et de lui substituer un axe sunnite reliant Ankara à Riyadh et Doha.
4/ Pendant que tout le monde s’inquiète de la progression djihadiste vers Damas, pousser une partie des forces islamistes et de « l’Armée Syrienne Libre » vers l’est au-delà d’Alep pour chasser les Kurdes de la « zone de sécurité » frontalière et occuper les trous restants dans ce dispositif.
5/ Agiter le spectre d’une reprise des affrontements civils en Syrie qui généreraient un nouveau flux de réfugiés dont Ankara pourrait monnayer le contrôle vis-à-vis des Européens comme cela a déjà été fait avec un indéniable succès.
LD : Le régime syrien risque-t-il de subir une nouvelle crise humanitaire dans cette région, et comment pourrait-il tenter de contrôler la narration de ces événements sur le plan politique ?
La situation humanitaire est déjà catastrophique en Syrie où plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, ne mange pas à sa faim, n’a pratiquement plus accès aux soins médicaux de base et subit de plein fouet l’effet des sanctions internationales contre le régime. Seule une minorité de privilégiés de la communauté alaouite et de la bourgeoisie des grandes villes alliée au régime a développé diverses formes de contournement des sanctions et de modèles d’une survie à peu près correcte par le biais de ses contacts familiaux et relations d’affaires dans le monde entier.
Sauf à s’étendre à l’ensemble du pays, de nouveaux affrontements internes ne modifieront sans doute pas profondément ces équilibres et déséquilibres qui n’apparaissent que très partiellement tant le régime contrôle étroitement l’information, ferme la porte aux medias et observateurs étrangers et profite du désintérêt global de l’opinion internationale mobilisée sur des thèmes plus spectaculaires.
LD : Enfin, est-ce une reprise de la guerre civile et cette offensive marque-t-elle une nouvelle phase dans le conflit syrien, où les groupes jihadistes cherchent toujours à regagner du terrain, et pourrait-elle redéfinir les équilibres de pouvoir entre les acteurs régionaux et internationaux ? Et enfin, quid de l’attitude de l’administration Biden sur le départ par rapport à cet évènement ?
La manœuvre turque n’a de sens et ne produira de bénéfices pour Ankara que si elle est maîtrisée. Aucun des acteurs de la région n’a intérêt à ce qu’un pouvoir salafo-djihadiste incontrôlable s’installe à Damas… à commencer par la Turquie. Mais c’est aussi le cas de la Jordanie, du Liban et surtout d’Israël qui n’a aucun intérêt à voir son vieil adversaire syrien affaibli et incapable d’agir remplacé par une bande de fous furieux autrement plus motivés et dangereux que le Hamas.
C’est aussi le cas des pétromonarchies du Golfe et de l’Arabie si on se réfère aux errements du « Calife » Baghdadi. C’est enfin le cas des pays Occidentaux qui ont tout à craindre du foyer terroriste que pourrait constituer un État djihadiste en Syrie.
Ancienne filiale d’Al-Qaïda, Hayat Tahrir ash-Sham s’en est dissocié en renonçant au concept de révolution islamique mondiale pour se recentrer sur une problématique strictement locale. Mais « l’appétit vient en mangeant » et ses succès locaux pourraient relancer l’organisation sur des objectifs plus vastes comme cela avait été le cas pour Da’esh.
Erdoğan, son armée et ses services ne peuvent ignorer cette possibilité de dérive et sont tout à fait en capacité de contrôler la situation. Reste à savoir à quel moment Ankara estimera que ses objectifs énumérés plus haut seront atteints et décidera de siffler la fin de partie.
Depuis les mandats de Madeleine Albright et Hillary Clinton aux affaires étrangères américaines, les différentes administrations démocrates n’ont jamais fait preuve d’une grande clairvoyance dans les affaires du monde arabe et islamique. En témoignent les retraits piteux en Irak ou en Afghanistan, le soutien à des « révolutions » pilotées par les Frères Musulmans ou autres organisations salafistes et l’incapacité durable à maîtriser la situation dans le nord-est syrien malgré le maintien d’une présence militaire conséquente. L’administration Biden s’est inscrite dans cette démarche molle et hésitante. Il ne semble pas que la future administration Trump ait des idées précises sur la question et la Turquie profite évidemment du vide actuel de la diplomatie américaine pour avancer ses pions. Jusqu’où ?
À lire aussi : Qui pleure pour les Syriens ?
Alep, #Syrie, #ConflitSyrien, #HayatTahrirAlSham, #Djihadistes, #Ankara, #Erdogan, #BacharAlAssad, #ArméeSyrienne, #Terrorisme, #Turquie, #Russie, #Iran, #OffensiveJihadiste, #ConflitRégional, #ProcheOrient, #AdministrationBiden, #PolitiqueInternationale, #ConflitMoyenOriental, #GroupesJihadistes, #SanctionsInternationales, #Réfugiés, #TensionsRégionales, #DiplomatieAméricaine, #RussieEnSyrie, #ProxysIraniens, #GuerreCivile
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
Vous pouvez suivre Roland Lombardi sur les réseaux sociaux : Facebook, Twitter et LinkedIn