ANALYSE – Les islamistes lancent le djihad antichinois en Asie centrale

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Attaque contre des citoyens chinois au Tadjikistan
Drapeau du Parti islamique du Turkestan

Par David Gaüzere

Docteur en géographie, président du Centre d’observation des sociétés d’Asie centrale (COSAC) et chercheur-associé Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

Note d’actualité du Cf2R N°663 / Décembre 2024

Des militants afghans ont mené le 18 novembre dernier leur première attaque contre des citoyens chinois au Tadjikistan. Auparavant, les menaces contre les ressortissants et les entreprises de Pékin provenaient de l’organisation État islamique-Khorasan (OEI-K) et étaient rares et limitées à l’Afghanistan voisin. L’attaque contre des ingénieurs et des ouvriers chinois a détruit le mythe d’un Tadjikistan censé être sûr pour ses voisins, notamment chinois.

L’INCIDENT DU 18 NOVEMBRE 2024 ET SES DIFFÉRENTES INTERPRÉTATIONS

L’incident s’est produit dans la nuit du 18 novembre 2024 dans la province de Khatlon, au sud-ouest du Tadjikistan, frontalière avec l’Afghanistan. Là, dans les gorges de Zarbouz (district de Chamsiddin Chokhin), des mineurs chinois et tadjiks exploitaient un gisement d’or. Le bureau d’une société privée chinoise a été attaqué par des djihadistes entrés sur le territoire tadjik depuis la province du Badakhchan, au nord-est de l’Afghanistan. Selon les données officielles tadjikes, un citoyen chinois a été tué et cinq autres ont été blessés. Selon des données non officielles, les pertes chinoises seraient bien plus importantes.

Les autorités tadjikes ne décrivent pas comment des militants armés ont pu pénétrer au Tadjikistan depuis l’Afghanistan, puis revenir sans entrave dans le Badakhchan afghan. Il est évident que l’incident du 18 novembre a révélé de très graves lacunes quant au contrôle de la frontière avec l’Afghanistan. Que s’est-il passé au niveau des garde-frontières tadjiks ? Pourquoi la 201e Division de fusiliers motorisés (DFM) russe n’a-t-elle pas réagi ?

L’incident du 18 novembre 2024 conduit également à être très critique à l’égard des déclarations des agences gouvernementales d’information du Tadjikistan, qui tentent désormais de faire passer l’action, pour un simple incident criminel. Douchanbé semble vouloir neutraliser autant que possible la résonance politique autour de l’attaque dans les gorges de Zarbouz, afin de ne pas effrayer ses partenaires chinois comme ses propres citoyens.

Selon des sources d’information russes, l’attaque contre les citoyens chinois[1] a été menée par un groupe de militants ouïghours du Parti islamiste du Turkestan (PIT) stationnés dans le Badakhchan afghan et commandés par le chef de guerre Maoulavi Samad, avec l’assentiment de Mahdi Arsalon – Mouhammad Charifov de son vrai nom –, le chef d’Ansaroullah, l’ancienne filiale tadjike de l’OEI-K[2]. L’attaque du 18 novembre 2024 a été pour Ansaroullah une véritable opération de communication permettant de présenter le du nouveau chef du djihad antichinois au Tadjikistan. Des sources affirment qu’Ansaroullah et son chef Mahdi Arsalon sont désormais rejoints « en assez grand nombre » par des djihadistes étrangers venus de Syrie, d’Irak, du Pakistan et d’Afghanistan-même[3].

LA BATAILLE DES AFFILIATIONS DES FILIALES DJIHADISTES LOCALES DEPUIS L’ÉTÉ 2021

Avant l’entrée des talibans à Kaboul à l’été 2021, les affiliations des filiales djihadistes locales étaient claires. Le PIT était affilié à al-Qaïda et Ansaroullah à l’OEI-K. Depuis, les cartes se sont brouillées, à la fois en raison de considérations conjoncturelles, personnelles et géopolitiques.

Sur la plan conjoncturel et personnel, les affiliations des filiales varient au quotidien entre l’OEI-K, les talibans et, depuis 2023, Al-Qaïda, qui revient redynamiser ses réseaux sur place et apporter les financements faisant désormais défaut aux taliban, au PIT et à Ansaroullah. De même, de sanglants règlements de comptes internes affectent régulièrement les commandants et les hommes de ces filiales djihadistes, entraînant diverses défections et reconfigurations brouillonnes des unités et de leurs chefs.

Sur le plan géopolitique les revirements quotidiens des filiales dessinent trois évolutions majeures, en gestation depuis 2022 :

– au Tadjikistan, le pouvoir politique tadjik va devoir choisir à qui apporter son soutien : soit à l’ambassade d’Afghanistan à Douchanbé – toujours aux mains de l’ancien pouvoir afghan –, soit au consulat d’Afghanistan à Khorog – contrôlé par les talibans ;

– la position ambiguë des talibans vis-à-vis de la Chine ne peut plus tenir depuis l’attaque du 18 novembre 2024 ;

– la Russie, occupée par la question ukrainienne, n’a plus les moyens d’assurer ailleurs la sécurisation de son étranger proche[4].

En conséquence, le PIT et Ansaroullah brouillent volontairement leurs affiliations respectives afin de faire pression sur leurs soutiens mouvants, notamment les talibans, et de montrer aux États voisins qu’ils comptent dorénavant s’imposer à leurs dépens dans la région.

LES TROIS ENSEIGNEMENTS DU 18 NOVEMBRE 2024

Trois grands changements majeurs sont à retenir pour la région après ce 18 novembre 2024.

L’attaque pour la première fois de citoyens chinois sur le territoire tadjik et la mise en place d’un plan de déstabilisation de la Chine donnent le signal du prochain objectif à réaliser pour l’OEI-K, le PIT et Ansaroullah, en s’appuyant sur les cellules dormantes du Tadjikistan, État très faible où le pouvoir central peine à contrôler ses provinces[5] et qui présente une grande vulnérabilité à la fois externe (impossibilité de contrôler ses frontières avec l’Afghanistan et la Chine) et interne (impossibilité d’anéantir les cellules djihadistes dormantes, activables à tout moment) face aux organisations djihadistes. La Chine endosse ainsi le rôle de protecteur affiché du régime autoritaire de Douchanbé, honni par une grande partie de la population locale, se substituant à la Russie qui s’efface peu à peu – des « instructeurs militaires chinois » avaient même aidé les forces de l’ordre du Tadjikistan à mâter la révolte autonomiste du Badakhchan en mai 2022[6]. Les deux bases militaires chinoises de Chaïmak (Tadjikistan) et de Bazaï Gonbad (Wakhan afghan) risquent de voir leur efficacité limitée face à l’opposition d’une guérilla en zone de haute montagne[7].

La nomination, quelques heures avant l’attaque, d’un émir pour la région tadjikophone fusionnée (Tadjikistan et Nord tadjikophone de l’Afghanistan), en l’occurrence Mahdi Arsalon, le chef de guerre d’Ansaroullah, très mystique en plus d’être un islamiste extrémiste[8], met en lumière trois évolutions :

– le PIT devient vassal d’Ansaroullah, l’objectif de la chute du régime de Douchanbé devient donc la première étape avant la déstabilisation du Xinjiang chinois[9] ;

– le plan visant à déstabiliser le Xinjiang pourrait permettre au nouvel émir de prendre pied temporairement dans quelques villages frontaliers de la Province autonome chinoise, notamment dans le district autonome tadjikophone de Tach-Kourgan. Mais il ne pourrait pas les tenir longtemps face aux effectifs et à l’expérience de l’armée chinoise et à une société ouïghoure fortement laïcisée, même si les djihadistes d’Ansaroullah-PIT appellent avec l’émir à « la libération des Ouïghours opprimés par les koufars chinois » ;

– en déclarant pour la première fois « officiellement » la guerre à la Chine, l’émir remet en cause – comme l’ont fait avant lui pères-fondateurs de Daech en Syrie et en Irak, Abou Moussab al-Zarqaoui et Omar al-Baghdadi –, l’intangibilité des frontières étatiques et l’ordre international dans la région. Ce faisant, il oblige Pékin, qui jusqu’alors souhaitait afficher une neutralité bienveillante à l’endroit des talibans en Afghanistan, à devoir abandonner précipitamment cette « troisième voie » (celle du business over all) pour s’aligner sur les positionnements traditionnels russe, indien et occidentaux dans la lutte anti-djihadiste au niveau mondial.

La mise en lumière du double-jeu des taliban qui, d’un côté s’affichaient jusqu’à présent comme les premiers partenaires commerciaux de la Chine en Afghanistan[10], et de l’autre laissaient faire (ou couvraient ?) les actions djihadistes contre Pékin[11]. Celles-ci vont devoir cesser, obligeant les talibans à choisir clairement leur camp. Cela va également pousser le PIT et Ansaroullah à faire également des choix clairs entre le soutien à la cause nationaliste, défendue par les talibans, ou à la cause internationaliste du califat mondial, prônée par l’OEI-K.

À lire aussi : Du Rejet de la domination américano-occidentale : le monde multipolaire qui vient

LES CONSÉQUENCES POUR L’AFGHANISTAN

Des changements importants sont également en cours en Afghanistan, tant chez les talibans que dans l’opposition non-islamiste qui les combat.

Les talibans connaissent depuis quelques temps de graves dissensions internes. D’un côté, encore majoritaires, les partisans de la ligne dure islamiste et de l’isolement international se rangent derrière derrière leur chef, le mollah Haïbatoullah Akhoundzada, toujours retranché à Kandahar. De l’autre, Sirajouddin Haqqani, héritier des réseaux islamistes pakistanophiles Haqqani, ancien terroriste notoire sanctionné par le département d’État américain – depuis mars 2008, sa tête est mise à prix pour 10 millions de dollars par le FBI – et ministre de l’Intérieur des talibans depuis septembre 2021, joue actuellement un double-jeu de séduction vis-à-vis des Américains et des Russes. Partisan d’un régime calqué sur celui des monarchies arabes du golfe Persique (plus de droits accordés aux femmes et souhait d’une ouverture économique et du libre cours des affaires à l’international), Sirajouddin Haqqani se rend tantôt discrètement à Moscou, tantôt rencontre tout aussi discrètement des intermédiaires émiratis ou des journalistes américains du New York Times pour transmettre des messages de séduction à l’Occident afin de tenter de faire reconnaître l’« Émirat taliban » à l’international en échange de l’adoption d’une ligne islamiste plus présentable.

Le même double-jeu vis-à-vis des Américains et des Russes est également entretenu par l’opposition afghane non-islamiste qui, chaque mois, accentue ses escarmouches contre les talibans, l’OEI-K et divers autres groupes djihadistes, gagnant de plus en plus de terrain en Afghanistan. Le Front national de libération (FNL) d’Ahmad Massoud – d’origine tadjike – reste soutenu à la fois par le Tadjikistan voisin, l’Inde et les Occidentaux, tandis que le Front Azadi de son rival et associé Yassin Zia – lui aussi tadjik – est appuyé par les Russes et va être maintenant très probablement approché par les Chinois. Après l’accord qu’elles ont conclu en mai 2024, les deux organisations de résistance armée se répartissent ainsi leurs objectifs d’action : au FNL la guérilla dans les zones rurales du Panchir, dans les provinces du nord et de l’ouest de l’Afghanistan (Baghlan, Takhar, Ghor, Parwan, Badakhchan, Badghis, Herat) et autour de Kaboul ; au Front Azadi, la guérilla urbaine dans Kaboul. Les deux mouvements coordonnent par ailleurs au quotidien leurs actions à Kaboul, grâce au rôle très actif et souterrain en matière de collecte du renseignement d’Amroullah Saleh – lui aussi tadjikophone et ancien chef du renseignement du régime afghan déchu – et de ses équipes, agissant au sein de l’organisation clandestine Tendance Verte d’Afghanistan.

Les attentats antichinois du 18 novembre 2024 sont passés « sous le radar » des médias occidentaux. Or, ils représentent un tournant de la géopolitique régionale et de la lutte contre le djihadisme international. Pour la première fois, un plan djihadiste vise à remettre en cause l’ordre international en Asie centrale et à attaquer « officiellement » l’État chinois, l’obligeant à renoncer à une neutralité de façade jusque-là affichée en Afghanistan et à s’aligner sur la Russie et l’Occident dans leur lutte contre le djihadisme international. Jusque-là épargné, le Tadjikistan s’ajoute maintenant à la liste des États de la région, où les citoyens et les intérêts chinois sont frappés par les groupes djihadistes. Pékin, qui investit activement dans des projets d’infrastructures dans la région[12], est désormais contraint de reconsidérer son approche en matière de sécurité de ses citoyens et de ses entreprises dans la région.

Derrière ces changements d’une importance stratégique fondamentale se pose plusieurs questions. Quelle est la « solidité » du Tadjikistan, pays sous perfusion russe – dirigé par Emomali Rakhmon, corrompu et contesté jusque dans son propre entourage familial – et qui a vu la réduction significative des effectifs de la 201e DFM russe depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022 ? Quelles seront également les réactions du Pakistan –proche de la Chine et soutien déçu des taliban – et de l’Inde – allié indéfectible de Douchanbé – qui dispose de deux bases militaires au Tadjikistan dans le cadre de la lutte anti-terroriste ?


[1] https://timesca.com/one-person-killed-five-wounded-in-incident-on-the-tajik-afghan-border

[2] https://www.asiaplustj.info/en/news/tajikistan/security/20240110/dushanbe-wanted-tajik-militant-commander-under-taliban-reportedly-vanishes-in-afghanistan

[3] Ce point, très préoccupant pour l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), était même à l’ordre du jour d’un sommet (d’urgence ?), qui s’est tenu le 28 novembre dernier à Astana (Kazakhstan). De cette rencontre, derrière la volonté commune de renforcer la sécurisation de la frontière tadjiko-afghane, est également ressorti le souhait russe de davantage impliquer les forces armées des autres États centrasiatiques dans cette mission aux côtés de la 201e DFM et ainsi de les maintenir dans l’orbite politique et militaire de la Russie (https://eurasiatoday.ru/po-itogam-sammita-odkb-programma-po-obustrojstvu-tadzhiksko-afganskoj-granitsy).

[4] Depuis l’été 2022, plus de 2 000 des 7 000 soldats russes de la 201e DFM auraient quitté le Tadjikistan pour aller renforcer le front en Ukraine (https://rus.azattyq.org/a/vremennaya-komandirovka-po-dannym-rassledovaniya-rossiya-perebrasyvala-v-ukrainu-voennyh-s-bazy-v-tadzhikistane/32034013.html)

[5] La province de Khatlon a un lourd passif lié aux actions de cellules locales agissant sur place ou à l’étranger pour le compte de l’OEI-K. Le massacre de cyclotouristes occidentaux à Danghara,le 29 juillet 2018, comme l’attentat terroriste de masse au Crocus City Hall à Moscou, le 22 mars 2024, en sont les illustrations les plus célèbres.

[6] https://cf2r.org/documentation/haut-badakhchan-la-revendication-autonomiste-au-coeur-de-la-nouvelle-donne-du-grand-jeu-geopolitique-regional

[7] https://cf2r.org/documentation/le-tadjikistan-face-a-lhydre-du-djihad-de-linfluence-militaire-russe-au-multilateralisme-regional

[8] Personnalité équivalente à celle d’Aboubakar Shekaou, le premier chef de Boko Haram au Nigeria.

[9] La route tadjike de Mourghab au col de Koulma, récemment refaite par des entreprises chinoises, facilitera forcément davantage les flux logistiques et de combattants djihadistes que les sentes muletières du Wakhan afghan vers la Chine, faisant du Tadjikistan la cible des combattants djihadistes afin de servir ensuite de plate-forme pour mener le djihad antichinois en Asie centrale.

[10] Jusqu’à présent, les talibans, à la demande de Pékin, assuraient la sécurité des expatriés chinois dans les mines et gisements afghans et avaient interdit aux familles de djihadistes ouïghours du PIT de s’installer au nord du pays, jusqu’à remettre à la Chine certains de ceux qui bravaient cette interdiction. Cependant, depuis la fin de l’été 2024, la concentration progressive des combattants ouïghours et étrangers, a commencé au Badakhchan et dans d’autres régions du nord de l’Afghanistan. Ces mouvements ont été remarqués par les services de renseignement du Tadjikistan, de la Chine, de la Russie et d’autres États de la région. Kaboul ne fait aucun commentaire à ce sujet, se contentant d’assurer périodiquement et publiquement à ses voisins que le territoire afghan sous le contrôle des talibans ne constitue soi-disant une menace pour personne. L’attaque dans la région de Zarbouz le 18 novembre dernier a montré que ce n’était pas le cas.

[11] Les taliban ne peuvent ou ne veulent pas empêcher la création d’une nouvelle infrastructure terroriste visant à transférer le djihad antichinois au Tadjikistan et, éventuellement, à l’avenir, dans d’autres républiques d’Asie centrale.

[12] En injectant notamment 62 milliards de dollars dans le projet routier et ferroviaire du Corridor économique Chine-Pakistan (CECP) un des maillons essentiels des « nouvelles routes de la soie ».

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