Par Alain Chouet
Note de Réflexion du Cf2R N°44 / Décembre 2024
Avant d’exposer toute autre considération qui risque d’être moins enthousiaste et, sans doute, plus critique, il convient de reconnaître que le Bureau des légendes[1] est une fiction parfaitement réalisée, remarquablement bien jouée par des acteurs de talent, haletante, très divertissante… et tout aussi irréaliste qu’une série comme Homeland[2].
La distanciation avec le réel commence dès le titre par le fait qu’il n’existe pas à la DGSE de « Bureau des légendes » ni de structure équivalente quel qu’en soit le nom. La structure « recherche » de chaque service (géographique ou thématique) ou direction (fonctionnelle) gère ses « capteurs humains », c’est-à-dire désigne et active ses agents de terrain officiels ou clandestins indépendamment des autres en liaison étroite avec le bureau de contrôle des postes extérieurs, le bureau de contrôle des sources, le service de sécurité, les différents services d’exploitation, de soutien logistique, etc.
UN « BUREAU À TOUT FAIRE »
Sans doute par souci de simplicité et pour ne pas alourdir la narration, la série rattache à son « Bureau » des fonctionnalités diverses et plutôt éparpillées : psychologie, psychiatrie comportementale, expertise historique et culturelle, analyse, interprétariat et traduction, informatique et pénétration des réseaux, imagerie satellitaire, formation aux techniques de clandestinité, suivi et contrôle des agents en mission ou de retour de mission, etc. Le « Bureau des légendes » n’existant pas les différentes fonctionnalités énumérées ci-dessus sont exercées à d’autres échelons ou par d’autres structures qu’un « bureau » spécialisé et centralisé.
Cette polyvalence affichée par la fiction est d’autant plus gênante qu’elle s’inscrit en contradiction avec les fondements même de l’organisation de la DGSE. Les services de renseignement dits « extérieurs » ont pour mission d’agir en dehors du cadre de compétence territoriale et juridique de l’État donneur d’ordre. Donc dans la plus absolue illégalité. La protection du donneur d’ordre implique par conséquent que toute action de ces services – y compris les plus minimes – s’exerce avec un maximum de confidentialité. Le service est par conséquent structuré de telle façon que toute action ne puisse être connue que par ceux qui ont à en connaître pour la bonne exécution de la mission à l’exclusion de tout tiers non concerné, quels que soient ses missions, son niveau d’habilitation ou sa position hiérarchique. C’est une contrainte qui implique qu’aucune structure de la DGSE n’ait la totale maîtrise et la totale connaissance de bout en bout d’une opération extérieure.
Au-delà de cette contradiction qui semble avoir été dictée par un souci de lisibilité et de simplicité dans le cadre contraint d’une série télévisée destinée à un grand public peu au fait du monde du renseignement, le Bureau des Légendesaccumule les invraisemblances. À la décharge de ses auteurs et réalisateurs, il est, de fait, extrêmement difficile pour qui que ce soit de romancer avec réalisme le monde du renseignement de façon assez séduisante pour entretenir l’intérêt de ceux qui lui sont étrangers. Il faut reconnaître que la réalité du renseignement ne se prête guère à la narration romanesque. Le Graal des espions est de percer le secret des intentions de ceux que le pouvoir politique leur désigne comme étant des adversaires ou des concurrents de la communauté nationale. C’est un objectif qui ne peut être atteint que dans le temps long par l’exploitation opiniâtre et raisonnée de sources humaines, techniques et opérationnelles. Dans tous les cas, c’est une aventure collective mettant en jeu des chaînes de compétences spécialisées et complémentaires mais complexes où il n’y a de place pour aucun « héros » particulier et où l’essentiel de l’action s’analyse en recherches documentaires, compilations d’informations diverses, identification de points faibles matériels ou humains dans le silence contraint de locaux administratifs. Et quand, enfin, la menace et ses auteurs – ennemis ou concurrents – sont clairement identifiés, c’est au pouvoir exécutif de décider s’il convient de les attaquer ou les neutraliser de façon officielle par des moyens politiques ou militaires, ou s’il est préférable de ne pas apparaître et d’en confier le traitement aux services spécialisés qui devront agir alors en toute discrétion, sans débordement spectaculaire, sans se faire remarquer et sans laisser de traces afin de ne pas engager la responsabilité de l’État donneur d’ordre.
Il n’y a guère là de quoi faire un film ni écrire un roman. Quiconque souhaite se livrer à l’exercice avec quelque chance de succès d’audience doit donc faire un choix. Soit, selon l’archétype fourni par James Bond ou OSS 117, on fait œuvre d’une fiction d’aventure et surtout d’action aussi spectaculaire et divertissante que possible pour en faire oublier le côté factice. Soit, et c’est le cas d’auteurs comme John Le Carré[3] ou Vladimir Volkoff[4], on ne fait pas de fiction d’espionnage mais des romans SUR l’espionnage en s’attachant à en démonter les ressorts plus que les objectifs, à analyser la psychologie et la personnalité des agents de renseignement plus que leurs actions. En 1994, Éric Rochant avait signé avec son long métrage Les Patriotes[5], une fiction d’espionnage parfaitement réaliste et convaincante démontant une opération de recrutement à Paris par le Mossad d’un haut fonctionnaire français. L’œuvre s’attachait plus à la psychologie, au comportement des personnages et à leurs méthodes de travail qu’à l’objectif final de leur mission connue dès les premières images. On y retrouve tout le style narratif et la méthode de John Le Carré dans La Petite fille au tambour[6]. Le Bureau des Légendes se démarque de cette expérience en oscillant en permanence entre le modèle de Le Carré et la volonté de pimenter le spectacle par des aventures de terrain spectaculaires et haletantes ou de dévoiler de façon aussi réaliste et indiscrète que possible les coulisses normalement interdites au public d’un service de renseignement. La tentative est courageuse mais périlleuse car la vérité documentaire et l’aventure spectaculaire ne font pas toujours bon ménage.
UNE GALERIE DE PERSONNAGES AUSSI ATTACHANTS QU’INVRAISEMBLABLES
L’une des invraisemblances les plus flagrantes de la série est certainement incarnée par Sara Giraudeau jouant avec talent et conviction le rôle de Marina Loiseau. Cette jeune polytechnicienne, recrutée par la DGSE pour infiltrer la filière nucléaire iranienne à Téhéran, est arrêtée lors d’un voyage en France par la DGSI[7] qui ignore son statut et la soupçonne de travailler pour le compte des services iraniens. C’est une situation hautement improbable voire totalement irréaliste, surtout à l’époque actuelle. L’informatisation et l’interconnexion des innombrables fichiers publics et privés (à commencer par ceux des impôts et de la sécurité sociale…) font qu’il suffit de quelques minutes aux services de sécurité intérieure pour déceler si une identité est réelle ou fictive. Et dans ce dernier cas, pour savoir si elle a été attribuée par un organisme officiel (et lequel…) ou si elle est le produit d’une activité délictueuse. Au demeurant le cas ainsi décrit est farfelu. Il est parfaitement inconcevable que quelqu’un, même diplômé de Polytechnique, soit capable d’apprendre de façon opérationnelle les techniques de la recherche clandestine, les arcanes de la géomorphologie, les subtilités de la sismologie et le persan en trois mois.
Au surplus, les candidats issus de Polytechnique volontaires pour la DGSE sont rarissimes et exigeraient immédiatement (tout comme les diplômés de l’ENA) au minimum un poste de sous-directeur ou de chef de service sans passer par la case analyste de bureau ou « agent de terrain » susceptible de se faire physiquement maltraiter pendant sa période de formation « pour lui apprendre le métier ». Cela se terminerait inéluctablement par une de ces plaintes en Conseil d’État avec un retentissement public dont la hiérarchie de la DGSE a, à juste titre, une sainte horreur.
Moins immédiatement caricatural, mais tout aussi invraisemblable est le cas de l’agent « Malotru » brillamment interprété par Mathieu Kassowitz. Il faut d’abord comprendre qu’une opération sous fausse identité (légende) ne peut être qu’étroitement ciblée et de courte durée car l’irréalité de la légende est très difficile à gérer sur le temps long. La DGSE met donc en œuvre des agents clandestins sous couverture non-officielle (donc nantis d’une « légende ») pour des missions de courte durée (plutôt un mois qu’un an) et – fort heureusement – plus que les six ou huit attribués au rocambolesque « Bureau des légendes ».
Cela dit il est totalement surréaliste de penser qu’on pourrait agir « sous légende » ou « en clandé[8] » pendant six ans à Damas, à moins de ne rien faire et surtout de ne pas entretenir une liaison adultère avec la femme d’un cacique du régime en place. Je suis bien placé pour le savoir ayant moi même été chef du poste DGSE à Damas plusieurs années dans les années 70 sous une couverture qui me donnait heureusement plus de latitude d’action que celle de professeur coopérant. Car, dans le cas d’espèce, ce sont les propres collègues enseignants français du faux professeur de lycée qui auraient été les premiers à tirer la sonnette d’alarme de façon goguenarde et à ainsi le désigner à l’attention des services locaux. Le monde des expatriés français, en particulier celui des enseignants et coopérants, est un monde restreint qui pratique beaucoup l’entre-soi et où on retrouve toujours à peu près les mêmes ou des proches. Un « parachuté » sans cursus vérifiable, sans passage connu par les commissions de nomination, sans affiliation ni soutien syndical, sans adhésion ancienne à la MGEN[9], sans couverture par la MAIF[10], ni compte à la CAMIF[11], etc. ne ferait pas illusion plus de quelques jours.
Quant à l’utilisation post-mission de la légende et des documents qui y sont liés dont Malotru fait largement usage dans le cadre de ses trahisons successives, elle est totalement invraisemblable. Au départ d’une mission sous légende, l’heureux titulaire passe par une salle de déshabillage où il laisse tout ce qui lui appartient, y compris ses bijoux et son alliance s’il en a une avant d’aller dans une autre salle où il perçoit vêtements, papiers, documents et tous accessoires nécessaires ou utiles à sa légende. Au retour, opération inverse. Toutes ces opérations font l’objet de procès-verbaux complets, détaillés et constatés par au moins deux témoins. Toute perte est enregistrée et l’intégralité des documents de couverture est déclarée comme annulée, donc non réutilisable et, si possible, détruite. Leur éventuelle « réapparition » serait considérée comme une faute grave du détenteur ou un indice d’alerte critique entraînant une réaction immédiate et vigoureuse.
Enfin, au retour de poste extérieur, clandestin ou pas, personne n’a jamais eu le privilège, visiblement accordé à Malotru et même si c’était par défiance à son égard, de se faire attribuer par le service un appartement dans les beaux quartiers de Paris, ni même ailleurs. Chacun se débrouille comme il peut et plutôt difficilement puisque, sous couverture ou officiel, il n’est pas question d’exhiber ses feuilles de paye des six derniers mois à une agence immobilière ou un bailleur éventuel. Ajoutons que, sauf suspicion grave et étayée qui entraînerait l’intervention du service de sécurité de la DGSE éventuellement appuyé par les échelons concernés de la DRSD[12] ou de la DGSI, et surtout pas de la structure d’emploi de l’intéressé, personne ne se donne le mal de surveiller H24 les rentrants de poste avec « sous-marin[13] » et moyens lourds en personnel et matériels. En raison des contraintes réglementaires ordinaires, la surveillance ou la protection permanente d’un objectif humain suppose la mise en œuvre minimum d’une équipe de 12 personnes et de 3 véhicules.
Parmi les autres personnages tout aussi attachants qu’hypothétiques de la série, on pourra distinguer le sympathique et bonhomme Henri Duflot, alias Jean Pierre Darroussin, chef du supposé « Bureau des Légendes », vieux briscard blanchi sous le harnais qui commande ses troupes avec la pondération et la sagesse du vieux soldat et leur voue une réelle affection avec le souci de leur protection. Le personnage n’est pas irréel et tous ceux qui ont servi à la DGSE ont connu des chefs de ce calibre pour lequel ils se seraient fait massacrer sur place. Là où les choses dérapent c’est que Duflot est à ce point soucieux du sort de ses ouailles qu’il entreprend, pour tenter de retrouver et sauver l’un d’eux, de se rendre seul et sans autorisation ni ordre de mission en zone de guerre tenue par de redoutables terroristes islamistes. Jamais la hiérarchie du service, et surtout ses comptables, n’aurait autorisé une telle initiative. Non pas par compassion ou empathie mais par souci d’image du service au cas où il lui arriverait un malheur médiatisé et, surtout, compte tenu des indemnités faramineuses – calculées sur son indice de traitement élevé – qu’il faudrait verser à ses ayants-droits au cas où l’intéressé se ferait tuer dans l’aventure. Hypothèse, elle, parfaitement réaliste compte tenu du contexte.
Enfin, et puisqu’il vaut mieux en rire, on aura noté que dans cette fiction, les plus hautes autorités de la DGSE, Directeur général, Directeur de cabinet, Directeur du Renseignement, n’hésitent pas à critiquer et menacer leurs homologues américains quand il apparaît que ceux-ci n’ont, eux, pas hésité à tenter de recruter un membre du service et de l’instrumentaliser à leurs propres fins. C’est une attitude que tout officier de renseignement français a un jour souhaité voir affiché par sa hiérarchie… Mais c’est une position de fermeté justifiée qu’aucun haut fonctionnaire d’un service de renseignement français n’a jamais osé prendre tant il est acquis que cela provoquerait immédiatement une crise politique dont il ferait immédiatement les frais. La soumission aux exigences ou initiatives américaines et plus généralement anglo-saxonnes fait partie des invariants de l’action des services de renseignement français et il a fallu tout le courage politique et l’impertinence d’un Jacques Chirac et d’un Dominique de Villepin pour refuser de s’associer à la désastreuse guerre d’Irak voulue par l’administration Bush. Le cas est à ce point exceptionnel qu’il reste encore aujourd’hui dans les annales à titre de stupéfiante singularité et ne saurait à l’évidence être le fait de quelqu’un d’autre que le chef de l’exécutif.
LE RENSEIGNEMENT TECHNIQUE, DEUS EX MACHINA FACE AUX LIMITATIONS HUMAINES
Ces entorses au réel ne sont pas limitées aux aspects humains du renseignement. Elles concernent aussi le renseignement technique dans ses dimensions d’imagerie satellitaire et d’interceptions électro-magnétiques. Il est vrai qu’il était difficile de ne pas succomber à la tentation d’apparaître moins performant que les plus populaires fictions américaines où les techniciens de la CIA et de la NSA orientent en quelques secondes et à volonté leurs capteurs techniques, satellites et antennes, et où de méchants terroristes islamistes prennent le contrôle des missiles balistiques américains avec un ordinateur portable à 499,95 $ acheté au Radio Shack[14]du coin de la rue.
La description qui est faite dans la série de la capacité du service technique de la DGSE à suivre en direct l’intégralité des flux de téléphones mobiles de l’agglomération d’Alger et d’y distinguer une liaison spécifique est évidemment fantaisiste et aucun service n’en est capable. De même les satellites susceptibles de lire votre journal par-dessus votre épaule ou de déchiffrer à 400 km de distance une plaque d’immatriculation n’existent pas. Du moins pas encore. La série, tout comme Homeland ou 24h Chrono, cède en effet à la facilité du deus ex machina que représente une technologie de pointe, mise en œuvre par quelques brillants Savancosinus, plutôt jeunes et un peu éthérés, réputée pallier toutes les insuffisances ou limitations humaines. Le recours aux moyens techniques – dont personne ne remet en cause l’utilité, la contribution précieuse à l’acquisition de l’information et les résultats – s’opère d’une façon générale suivant des procédures longues, complexes, gourmandes en potentiel humain, financièrement coûteuses et lourdement bureaucratiques dont la fiction s’accommode mal. C’est l’un des domaines où, pour les besoins du rythme du spectacle et ceux de l’audience, le cinéma s’éloigne souvent beaucoup de la réalité.
C’est animé par l’ensemble de ces personnages attachants mais plutôt irréels et par une certaine surenchère aux côtés spectaculaires des moyens techniques que la série décline certains aspects des actions extérieures du service de renseignement français ainsi que son existence intérieure, l’ambiance de travail, les relations entre collègues. De ce dernier point de vue, la mise en scène retranscrit de façon parfaitement crédible le quotidien un peu banal de n’importe quelle communauté humaine de travail avec ses bons et ses mauvais côtés, ses contraintes, ses huis-clos, sa diversité dans les rapports humains. En ce sens on peut trouver dans le quotidien des fonctionnaires de la DGSE des éléments comparables à ceux décrits par la série. Mais ce serait aussi vrai dans un service hospitalier ou postal.
La critique a beaucoup mis en exergue le réalisme des décors, que ce soit à l’intérieur même des locaux de la DGSE ou sur les différents théâtres extérieurs où se déroule l’action. Cette reconnaissance est parfaitement justifiée. Contrairement à certaines fictions américaines où l’on présente des actions supposées se passer au Moyen-Orient mais manifestement tournées sans soin ni précautions dans les souks de Marrakech ou les environs de Tozeur en Tunisie – avec tout ce que cela peut alors comporter d’incohérences architecturales, vestimentaires, comportementales – le Bureau des légendesprésente une vision parfaitement crédible et réussie du sud algérien, du nord-est syrien ou des banlieues de Damas. Côté France, l’exercice est tout aussi réussi mais était peut-être plus facile à réaliser. Les locaux du boulevard Mortier (côté des numéros impairs, siège historique du service à côté du stade nautique Jules Valleret qui lui a valu son sobriquet de « Piscine ») ressemblent comme deux gouttes d’eau à tous les locaux militaires bâtis entre la fin du second empire et 1914. Il n’était donc pas très difficile de les reconstituer dans n’importe quelle ancienne caserne de Paris, banlieue ou province pas encore vendue à la découpe à des promoteurs immobiliers. Cela a grandement facilité le « réalisme » de cette reconstitution par la tentative (parfaitement réussie, hélas…) de description – dans les locaux tout aussi surannés et quasiment identiques des Invalides ou de l’École militaire – du misérabilisme de certaines installations du service : bureaux conviviaux mais surpeuplés dans des soupentes, aménagement sommaire, cache-misères divers, bricolages en tout genre visant à adapter la technologie moderne à des locaux plutôt conçus pour l’éclairage au gaz… Le tout contrastant avec la modernité et le clinquant du bâtiment de la Direction générale que l’éphémère et un peu mégalomane Pierre Marion[15] avait fait ériger au milieu de la place d’armes dans les années 1980. Du haut au bas de l’échelle hiérarchique, les personnels ne s’y étaient pas trompés en baptisant cette construction luxueuse mais incongrue « Le Petit Trianon ».
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LA COMMUNICATION COMME PALLIATIF À L’INFORMATION
La presse et la critique unanimes ont également salué la série à juste titre pour la qualité de la réalisation et la performance des acteurs. Le public l’a plébiscitée pour les mêmes raisons. C’était mérité. Le paysage audio-visuel français – comme en général le monde du spectacle – vit beaucoup à l’heure U.S., en particulier des séries américaines dont le formatage en 50 minutes se terminant sur une note de suspens permet de susciter du temps de cerveau disponible pour les tunnels de publicité qui suivent. Dans cette optique, le genre Petite maison dans la prairie, Thierry la Fronde ou Belle et Sébastien ne font pas plus recette que le réalisme social des années 70-80. Il faut avoir recours à des fictions haletantes et paroxystiques telles que peuvent en fournir des thématiques de science-fiction, d’espionnage-action ou de « serial killers », en jouant sur l’ignorance du spectateur pour lui fournir des éléments de suspens crédibles même s’ils sont en fait fantaisistes. Ceci explique le succès de séries comme 24h chrono[16] ou Homeland ou, en France, Braquo[17], au demeurant tout aussi bien fait, bien joué et irréaliste que le Bureau des Légendes.
Dans une tribune publiée peu avant la diffusion de la troisième saison de la série[18], M. François Clémenceau, directeur du service étranger au Journal du Dimanche, affirmait au sujet de cette série : « À l’image de la CIA voici trente ans, la DGSE a fini par comprendre que pour être respecté il faut être un tout petit peu dans la transparence. Il n’est pas normal qu’un service secret reste 100% secret. Ils font donc depuis quelques années des efforts à pas comptés et on peut les voir à la sortie des universités, à visage découvert, pour recruter des experts en électronique, chimie, langues, ethnologie. Cette démarche inclut de participer au coup par coup à des projets de livres, films… ou séries ».
On comprend évidemment bien que la grande presse distingue tous les avantages que pourrait présenter une politique de « transparence » qui lui apporterait du croustillant à mettre dans ses pages… La DGSE (comme la CIA, le MI6 ou le BND) n’est pas un « service secret ». Elle a des bâtiments, une adresse, un site internet, un budget voté par le parlement, des responsables nommés en Conseil des ministres avec publication au Journal officiel et un recrutement de ses fonctionnaires par concours public et ouvert. Mais c’est un « service spécial » puisqu’il est le seul habilité, sous les instructions et le contrôle de l’exécutif, à sortir de la légalité interne et surtout internationale pour répondre éventuellement aux impératifs majeurs de sécurité de la collectivité nationale.
S’il apparaît tout à fait nécessaire que son activité fasse l’objet d’un contrôle démocratique – en particulier par des parlementaires élus habilités – et s’inscrive en continuité avec l’action des autres services de l’État, la responsabilité et l’étendue de cette « transparence » relèvent avant tout du donneur d’ordre qu’est le pouvoir exécutif à qui il appartient d’en fixer les modalités et non à la DGSE elle-même. Et il est probable que les espoirs de transparence formulés par monsieur Clémenceau seront déçus. Les responsables de la DGSE et leurs donneurs d’ordre gouvernementaux n’ont pas, comme il semble le penser, découvert avec « la transparence » les délices de l’eau tiède. Ils ont enfin compris, et il faut reconnaître que ce fut laborieux, que pour éviter d’avoir à « informer », il fallait « communiquer ». Tout responsable du public comme du privé a maintenant intériorisé le fait que plus on communique moins on se trouve contraint à informer… C’est tout un art moderne du mensonge ou au moins de la dissimulation qui n’est finalement pas si éloigné que ça des pratiques courantes de l’espionnage et de l’influence.
Car il ne faut tout de même pas entretenir trop d’illusions sur la spontanéité et le désintéressement de cette soudaine transparence. La DGSE demeure l’un des derniers services monarchiques (les méchantes langues disent même « stalinien ») de la République. La décision d’entrouvrir les portes ou de communiquer avec la presse relève de la seule et exclusive décision du directeur général auquel est d’ailleurs directement rattaché le chargé de communication avec l’aval obligatoire du ministre de la Défense et/ou du Président de la République. En entrouvrant ses portes à un réalisateur de talent et en l’autorisant à filmer un escalier roulant surmonté du logo du service pour une touche de réalisme vécu et quasi documentaire, la DGSE peaufine son image trop longtemps écornée et tournée en dérision par Le Grand blond avec une chaussure noire[19] ou les inénarrables Barbouzes[20].
L’exercice est incontestablement réussi. La rumeur veut que la projection préalable de la série devant certains personnels de la DGSE aurait suscité une « standing ovation ». Les échos que j’en ai eus sont moins catégoriques, mais il est incontestable que, pour la première fois depuis bientôt 80 ans, une œuvre de fiction cinématographique renvoie avec conviction une image du service gratifiante et séduisante en décalage complet avec l’habituelle méfiance méprisante et ironique dans laquelle le tient habituellement l’intelligentsia hexagonale.
QUAND LE RÉALISME CACHE LA RÉALITÉ
Pour résumer, l’intérêt des médias pour la fiction d’espionnage est suscité par le fait que c’est un domaine où on peut faire et dire à peu près n’importe quoi sans crainte d’être démenti, critiqué ou de déclencher la vindicte de telle ou telle corporation ou communauté. C’est parfait pour l’imagination et la créativité. C’est un peu moins bien pour la réalité. À mon sens, le pas-de-clerc des réalisateurs du Bureau des Légendes est peut-être d’avoir lourdement joué sur l’argument du « réalisme » pour promouvoir et vendre leur série. Le risque – et j’ai pu constater qu’il n’était pas négligeable – est que certaines vocations qu’il a pu susciter, notamment dans un public de jeunes diplômés, viennent à terme se fracasser sur les véritables réalités du travail de renseignement que la série évacue au profit de la destinée fantasmée de quelques personnalités flamboyantes propulsées au cœur des problématiques les plus passionnantes et les plus angoissantes de l’époque contemporaine. Cette fiction est remarquablement bien faite, réalisée avec brio par un incontestable spécialiste du genre, jouée par des acteurs talentueux et charismatiques. Elle se suffit à elle-même. Elle reste une fiction.
[1] Série télévisée française en cinquante épisodes de 52 minutes créée par Éric Rochant et diffusée entre le 27 avril 2015 et le 4 mai 2020 sur Canal+
[2] Série télévisée américaine en 96 épisodes d’environ 50 minutes créée par Howard Gordon et Alex Gansa diffusée en France de 2012 à 2020 sur Canal+
[3] David Cornwell, alias John Le Carré (1931-2020), romancier britannique considéré comme un maître du genre, auteur d’une trentaine d’ouvrages de référence en matière d’espionnage essentiellement consacrés aux services britanniques.
[4] 1932-2005. Auteur français d’origine russe ayant publié sous son vrai nom ou divers pseudonymes des dizaines de romans policiers, de science-fiction ou d’espionnage, ces derniers étant essentiellement consacrés aux moyens, méthodes, comportements et schémas culturels des services de renseignement de l’Union soviétique.
[5] Les Patriotes, film d’Éric Rochant, sorti en salles le 1er juin 1994.
[6] The Little drummer girl, roman de John Le Carré paru en 1983. Transposé pour le cinéma par George Roy Hill en 1984, puis en une série de 6 épisodes réalisée par Park Chan-Wook en 2018 et diffusée en France sur Canal+à partir de mars 2019.
[7] Direction générale de la sécurité intérieure, service de renseignement intérieur créé en 2014 par promotion au rang de direction générale de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), elle-même créée en 2008 par fusion de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG).
[8] Désignation attribuée aux agents clandestins, c’est à dire agissant sans protection sous couverture d’une activité professionnelle ordinaire par opposition aux agents sous couverture officielle d’un emploi dans une structure diplomatique ou assimilée.
[9] Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale : organisme de couverture sociale des personnels de l’éducation nationale créé en 1948 à l’initiative du Syndicat national des instituteurs. C’est la plus importante mutuelle de France et elle compte un peu plus de 4 millions d’affiliés.
[10] Mutuelle Assurance des Instituteurs de Franc : organisme mutuel d’assurance multirisque et automobile créé en 1934 au profit des personnels de l’éducation nationale. Elle compte environ 3 millions d’adhérents pour sa branche automobile
[11] Coopérative d’Achat Mutuel des Instituteurs de : créée en 1947 au sein de la MAIF (voir ci-dessus), la CAMIF était un organisme de vente en ligne à des tarifs avantageux de tous produits d’équipement domestique au profit des personnels de l’éducation nationale. Après de graves difficultés financières au début des années 2000, elle a été rachetée dans un cadre privé et a repris ses activités en s’ouvrant au grand public.
[12] Direction du renseignement et de la sécurité de défense, héritière de la Sécurité militaire, la DRSD contribue sous les ordres directs du ministre de Défense à la protection des personnels, matériels et implantations des armées et de la défense contre toute forme de menace.
[13] Camionnette banalisée et aménagée pour accueillir en longue durée une équipe de contrôle munie de moyens de communication et de surveillance audio et vidéo.
[14] Tandy-Radio Shack est une chaîne américaine très populaire de vente de matériel électronique et informatique grand public à bas prix.
[15] 1921-2010. Polytechnicien et cadre supérieur de l’industrie aéronautique (Air France, Aérospatiale, Aéroports de Paris). Nommé le 27 juin 1981 par le Président François Mitterrand à la tête du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) dont il obtient la transformation en Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Après avoir tenté de promouvoir des réformes de fond, il quitte ses fonctions au bout de 18 mois, le 1er janvier 1983, sur fond de désaccord avec l’exécutif.
[16] Série télévisée américaine en 204 épisodes de 43 minutes créée par Joel Surnow et Robert Cochran à partir de 2001 et diffusée en France à partir de 2002.
[17] Série télévisée française en 32 épisodes de 52 minutes créée par Olivier Marchal, diffusée entre le 13 octobre 2009 et le 27 juin 2016 sur Canal+
[18] Le Journal du Dimanche, 9 mai 2017.
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