L’entretien du Diplomate avec Youssef Chiheb : « Ensemble, le Maroc et la France pourraient tenter de stabiliser leur zone d’influence ou, à défaut, de freiner cette “chinoïsation” de l’Afrique, ainsi que l’entrée inquiétante des milices de Wagner »

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Youssef Chiheb
Montage Le Lab Le Diplo

Docteur Youssef CHIHEB est un spécialiste reconnu de la géopolitique de l’islam politique, de l’islam de France, des problématiques géostratégiques et des mutations du monde arabe contemporain. Docteur en géographie humaine, arabophone, professeur des Universités associé à l’Université Sorbonne Paris Nord, il participe également aux travaux des laboratoires IRIS/INSERM/CNRS/EHESS (UMR 8156 CNRS 997). Il est membre également du Cf2R.

Il a été auparavant Expert auprès du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD, zone MENA et Chargé de mission au Service central du renseignement territorial (SCRT/ministère de l’Intérieur à Paris) afin d’assister le Ministère de l’Intérieur dans l’analyse de l’évolution de l’islam politique et la compréhension de la radicalisation en France.

Youssef Chiheb est conférencier-formateur à l’École nationale supérieure de Police et intervient régulièrement dans les médias français, francophones et arabophones (France 24, Al-Arabiya, Al-Jazzera, CNN, I24). Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles traitant de l’intégration, du communautarisme et de la transition identitaire des Français issus de l’immigration.

Propos recueillis par Mathilde Georges

Le Diplomate : Que pensez-vous du soutien accordé par Emmanuel Macron au plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental, ce dernier pourtant très disputé depuis des décennies ? Que cela représente pour le Maroc ?

Youssef Chiheb : Lors de son déplacement au Maroc, Emmanuel Macron n’a pas simplement reconnu le statut d’autonomie comme une des options, mais comme l’option principale pour le règlement politique du Sahara. Dans son discours devant les deux assemblées marocaines, il a affirmé que la France reconnaît la pleine et entière souveraineté du Maroc sur les provinces du Sud. Cela change toute l’équation politique, juridique et géopolitique du conflit.

Macron a qualifié l’autonomie de solution la plus réaliste pour résoudre ce problème, mais il n’avait jamais osé aller aussi loin que les Américains sous Trump, ni que les Allemands ou les Espagnols. En quelque sorte, il a rattrapé son retard. Si je devais simplifier, je dirais qu’il a pris un TGV pour rejoindre un dossier qui évoluait rapidement, en court-circuitant les hésitations précédentes, afin de reconnaître explicitement et sans ambiguïté la marocanité du Sahara. C’est un processus à la fois existentiel pour le Maroc et irréversible.

Lors de cette visite historique, Macron a posé trois points fondamentaux :

D’abord, la reconnaissance explicite de la souveraineté marocaine. Il a utilisé des termes précis, parlant de “population locale” et non du “peuple sahraoui”, ce qui montre une volonté de clarifier les choses et de déconstruire la thèse de l’Algérie et du Polisario.

Ensuite, l’engagement de la France à soutenir le Maroc politiquement et diplomatiquement. Je rappelle également que la France est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Macron s’est engagé à appuyer le Maroc auprès des instances internationales comme l’Union européenne, l’Union africaine et le Conseil de sécurité.

Enfin, il a envoyé un signal fort aux entreprises françaises. Cette zone était contestée, les entreprises internationales, au vu du droit international, ne pouvaient pas s’y implanter, ni y investir ni s’y installer. La France a donné le feu vert aux grandes entreprises pour investir dans cette région, notamment dans des projets d’infrastructures, d’usines de dessalement, d’énergies renouvelables, et de développement portuaire, notamment à Dakhla, qui pourrait devenir un des principaux hubs de l’Atlantique Sud.

Ces décisions montrent que, du côté français, la question est désormais réglée. Symboliquement, le président de la République a aussi promis de restituer au Maroc 2,5 millions de pièces d’archives historiques, attestant la situation telle qu’elle était. La France et l’Espagne ont été les puissances coloniales qui ont partagés le Maroc lors du traité de Fès de 1912.

L’ensemble de ces éléments est un changement à 180 degrés de la position française qui était jusqu’alors un petit tiède. Il s’inscrit également dans la réponse au discours ferme du roi du Maroc, qui avait averti que les relations futures du pays seraient conditionnées à la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Macron a été poussé par les partis de la droite, les milieux d’affaires, par l’armée et par beaucoup d’enjeux géostratégiques que l’avenir de la France est d’abord avec le Maroc dans cette partie du monde. En juillet dernier, lors du G7, Emmanuel Macron a informé par une lettre officielle remise aux autorités algériennes que la France allait reconnaitre la pleine et entière souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Dans le même temps, le 30 juillet qui correspond à la fête de l’intronisation du souverain du Maroc Mohammed VI, Monsieur Macron a envoyé un copier-coller du même document au Maroc pour lui expliquer que la France allait reconnaitre la pleine et entière souveraineté du Maroc. Lors de son dernier déplacement au Maroc, il a réaffirmé cette position devant les deux assemblées marocaines (Sénat et Parlement), avec des éléments de langages qui ne laissent aucune place pour l’ambiguïté : un geste exceptionnel, réservé jusqu’ici à très peu de dirigeants étrangers.

Lors du dîner privé entre les Macron et la famille royale marocaine, l’absence d’autres convives à la même table a également envoyé un message fort : les relations personnelles entre Emmanuel Macron et Mohammed VI sont désormais apaisées. Ce détail protocolaire est un message à la fois communicationnel et subliminal par l’image, en direction des observateurs politiques, afin de souligner qu’il n’y a plus de conflit personnel entre Macron et Mohamed VI. 

LD : Qu’est-ce que la reconnaissance de la marocanité du Sahara Occidental représente pour l’Algérie ? Est-ce que ces choix peuvent encore plus aggraver les tensions entre la France et l’Algérie, alors qu’Emmanuel Macron multiplie les échecs dans ses tentatives de réconciliation ?

YC : Cela peut sembler binaire à première vue, mais les choses sont plus complexes.

Lors de son premier mandat, Emmanuel Macron a consacré beaucoup d’efforts à l’amélioration des relations entre la France et l’Algérie. Il s’est rendu en Algérie et a reconnu que la colonisation était un crime de guerre lors d’une déclaration très solennelle. Il a également nommé Benjamin Stora, grand historien français, pour travailler avec son homologue algérien sur une réconciliation mémorielle. L’idée était de confier ce dossier aux historiens pour dépassionner cette tragédie avant de construire une relation apaisée. Cependant, l’Algérie n’a pas saisi cette opportunité.

Forte de sa rente pétrolière et gazière, particulièrement dans le contexte du conflit russo-ukrainien, l’Algérie a adopté une politique de chantage. Quand l’Espagne a reconnu la marocanité du Sahara, Alger a immédiatement suspendu son accord d’amitié avec Madrid, coupé le gaz transitant par le Maroc, et imposé des sanctions économiques à l’encontre de Madrid. Des mesures similaires ont visé l’Allemagne. Cependant, l’Algérie a fait profil bas quand le président Trump a reconnu la marocanité du Sahara. En réponse à la position française, Alger a rappelé son ambassadeur à Paris en signe de protestation.

Macron pensait qu’il pouvait réconcilier les deux mémoires, en misant sur sa jeunesse et son éloignement personnel des blessures du passé colonial. Mais la mémoire est devenue rentière chez le régime algérien : il rappelle sans cesse les crimes de guerre, les martyrs, ou encore les essais nucléaires. L’Algérie n’a pas souhaité tourner la plage pour en entamer une autre ère avec la France de par notre géographie ou encore la forte diaspora algérienne installée dans l’Hexagone.

Au sein de l’Élysée, deux courants idéologiques s’opposent depuis toujours. D’un côté, une aile pro-algérienne qui affirme que le Maroc est un pays allié, mais que la question du Sahara Occidental reste gelée aux Nations unies. En attendant, elle considère qu’il est nécessaire d’avancer les pions de la France en Algérie, pays perçu comme un géant solvable, riche en pétrole et en gaz, où tout reste à construire. De l’autre côté, une aile plus à droite considère que l’Algérie est un État imprévisible. Elle rejette le “chantage à la mémoire” constant exercé par Alger et défend l’idée que la France doit privilégier son allié de toujours : le Maroc, premier importateur, exportateur et investisseur de la France.

Durant son premier mandat, Emmanuel Macron s’est concentré sur le renforcement de l’axe Paris-Alger. Cependant, malgré ses efforts, aucun résultat concret n’a été obtenu. Dans un contexte de rivalités internes, il a décidé d’attendre les élections européennes pour analyser la direction prise par la boussole politique française. Le Rassemblement National fait un holdup sur ces élections. Macron dissous le Parlement et constate une montée en puissance de la droite. Une France coupée en trois blocs, mais véritablement polarisée entre deux grandes tendances : un bloc centre-droit et une large droite. Cette droitisation de l’électorat s’est traduite politiquement par un rapprochement franco-marocain inévitable.

L’imprévisibilité de l’Algérie et la fermeté du Maroc aussi ont pesé dans la balance. Le royaume a obtenu la reconnaissance de la marocanité du Sahara par des puissances comme les États-unis, la première puissance économie européenne qu’est l’Allemagne, et le concurrent le plus redoutable de la France sur ce terrain, l’Espagne. Par ailleurs, les Accords d’Abraham ont complètement changé la donne : le Maroc est devenu un allié d’Israël et des Américains avec la signature des accords militaires, politiques et stratégiques.

Face à cela, le réalisme politique et le pragmatisme d’Emmanuel Macron l’ont amené à constater que les relations avec l’Algérie étaient bloquées et qu’au contraire, l’avenir se trouve du côté du Maroc. Ce dernier constitue une jonction entre deux continents, tandis que le Sahara représente la jonction entre le Maroc et l’Afrique. La zone d’influence française s’est réduite drastiquement, notamment après les expulsions manu militari du Burkina Faso, du Mali et du Niger, ainsi que la montée des contestations au Sénégal et au Gabon. Partout, un relent de sentiment anti-français se fait sentir. Macron a compris qu’il ne pourrait plus retourner seul en Afrique, d’autant plus avec l’arrivée de nouveaux acteurs comme la Chine, la Russie, la Turquie ou les Émirats arabes unis. Le Maroc, grâce à sa puissance d’expansion économique, spirituelle et stratégique, par sa doctrine du Soft Power, pourrait être un partenaire clé. Le royaume est devenu le deuxième investisseur en Afrique, déployant toute sa logistique aérienne, son savoir-faire, ses entreprises, ses banques et ses télécoms. La France a pris acte qu’à eux deux, ils pourraient se compléter : le Maroc seul ne peut pas rivaliser avec ces nouveaux dragons, tout comme la France.

Cette dynamique explique le volet stratégique de la visite de Macron, qui va bien au-delà de la question du Sahara. Il s’agit de travailler sur l’interopérabilité des deux systèmes, économiques, politiques, stratégiques, militaires et sécuritaires, marocains et français, qui sont quasiment identiques. Ensemble, les deux pays pourraient parvenir à stabiliser leur zone d’influence ou, à défaut, de freiner cette “chinoïsation” de l’Afrique, ainsi que l’entrée inquiétante des milices de Wagner, qui ne visent qu’à semer le chaos dans la région. Peut-être que leurs moyens combinés, notamment sur le plan aérien, permettront de sécuriser autant que possible les pays encore dans la sphère francophone au Sahel.

LD : La presse marocaine se réjouit de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-unis, notamment en raison de son soutien passé à la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental lors de son premier mandat. Pensez-vous que cette nouvelle présidence pourrait favoriser un rapprochement stratégique entre Washington et le Maroc, et si oui, quelles en seraient les implications pour la région ?

YC : Historiquement, le Maroc a été le premier pays au monde à reconnaître l’indépendance des États-Unis en 1777. À ce titre, les Américains considèrent qu’ils ont une forme de dette envers le Maroc. Sur le plan géopolitique, Donald Trump, lors de son précédent mandat, n’a pas seulement reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, mais la marocanité de ce territoire. Cette reconnaissance a été formalisée par un décret fédéral, publié dans le journal officiel, qui incluait également un projet d’ouverture d’un consulat américain à Dakhla, dans le sud. Cette décision a été prise dans les derniers jours de son mandat, alors qu’il était déjà battu par Joe Biden.

De nombreux spéculateurs pensaient que Biden reviendrait sur cette décision. Or, il ne l’a pas fait. Au contraire, il a consolidé cet accord avec bien moins d’ardeur que Trump certes. Néanmoins, il a confirmé que cette reconnaissance s’inscrivait dans le cadre des accords d’Abraham. Avec le retour de Trump, le Maroc espère un règlement définitif de cette question. Trump pourrait exercer une pression sur le Royaume-Uni pour consolider une majorité au Conseil de sécurité, où trois membres suffisent pour voter une résolution et mettre fin au conflit. Selon des indiscrétions proches de Trump, cette issue est en cours de préparation.

Par ailleurs, le retour de Trump suscite des inquiétudes économiques, notamment en Europe. Son approche protectionniste et sa politique commerciale risquent de renforcer les barrières douanières, tant avec l’Europe qu’avec la Chine. Cependant, le Maroc et les États-unis ont signé depuis quelques années un accord de libre-échange dans le cadre des accords d’Abraham, ce qui protège les exportations marocaines des mesures protectionnistes américaines, et inversement.

Trump a également validé l’hypothèse d’une transaction en suspens depuis plusieurs années : la livraison d’une vingtaine d’avions F-35 furtifs au Maroc, dernière technologie américaine en matière d’aviation. Cela constitue un atout stratégique majeur pour le Maroc. À l’inverse, l’Algérie espérait un succès de Kamala Harris afin d’infléchir la position américaine et relancer la théorie de la congélation du conflit, visant à empêcher l’émergence du Maroc comme puissance régionale. Mais pour le Maroc et pour la question du Sahara, l’arrivé de Trump est une providence.

Selon des sources fiables, une base aérienne américaine en Allemagne serait bientôt démantelée et relocalisée dans le Sahara marocain. En parallèle, l’ouverture du consulat à Dakhla, prévue par Trump, marquerait un point de non-retour dans ce dossier. Ces décisions permettraient aux États-unis de concentrer leurs efforts sur des dossiers stratégiques comme l’Iran, la Chine et la Russie.

Pour ce qui est de la Russie, il semblerait que Trump ait affirmé qu’un simple coup de téléphone suffirait à régler la situation. Cela contraste avec la décision récente de Joe Biden, jugée extrêmement dangereuse, d’autoriser l’utilisation de missiles à longue portée par les Ukrainiens pour frapper la Russie dans sas profondeur. Biden s’éloigne ainsi de la posture que Trump envisageait, celle d’un accord reconnaissant les territoires annexés par la force pour stabiliser la situation. Ce que Trump fera précisément sur ce dossier, cela reste une inconnue.

Quoi qu’il en soit, le retour de Trump n’augure rien de bon pour la planète, exception faite de son impact sur le Maroc. Les Européens en particulier risquent d’être les grands perdants. Les accords sur le climat seront probablement abandonnés, considérés comme non prioritaires. Fidèle à sa doctrine protectionniste « America First », Trump privilégiera clairement les intérêts financiers des États-unis. Même l’OTAN pourrait être impacté, sous l’influence de ses conseillers, pour fonctionner davantage comme un parapluie où l’Europe devra payer pour sa propre sécurité assurée par les Américains.

LD : Alors que le président Emmanuel Macron a récemment qualifié d’inacceptable les attaques israéliennes contre les Casques bleus de l’ONU et a souligné la nécessité de cesser les exportations d’armes vers Israël, la France semble aussi renforcer ses alliances avec Israël et ses partenaires occidentaux face à l’Iran. Pensez-vous que cette dualité dans la position française pourrait entraîner une diminution du soutien d’Israël envers la France, et que la relation bilatérale est en train de se transformer dans un contexte aussi volatile ?

YC : Emmanuel Macron semble avoir gagné en cohérence dans sa posture depuis cette attaque terroriste d’envergure du Hamas contre des civils israéliens au 7 octobre. Avec le temps, la pression médiatique, la colère dans toutes les grandes capitales, les grandes démocraties, dans les pays arabes, dans les pays musulmans, en Afrique… Partout le soutien au peuple de Gaza – victime d’une guerre génocidaire et non pas cette organisation terroriste – a dominé. Cependant, Macron a également pris en compte l’évolution vers un éventuel cessez-le-feu en Israël et anticipe désormais un autre enjeu majeur : le Liban et l’Iran.

L’Iran, au-delà des conflits territoriaux, représente une menace stratégique avec son programme militaire nucléaire. Une véritable menace, non pas contre Israël, mais contre tout le monde arabo-musulman sunnite. Ce projet, qui rappelle la doctrine nord-coréenne, vise à dissuader toute intervention étrangère et à asseoir sa domination dans le Moyen-Orient musulman, notamment face à l’Arabie saoudite et ses alliés sunnites. Bien que des déclarations aient évoqué l’ambition iranienne de rayer Israël de la carte, des épisodes passés comme l’affaire Iran gate montrent que la relation entre ces deux États n’a pas toujours été purement antagoniste.

En ce qui concerne la relation franco-israélienne, elle reste historiquement complexe, marquée par des tensions récurrentes. Cependant, la France, soucieuse de protéger ses intérêts stratégiques dans la région, notamment ses bases militaires et ses partenariats économiques avec les pays du Golfe, maintient un équilibre délicat. Si elle suspend ses exportations d’armes vers Israël, c’est pour exercer une pression visant à limiter les pertes humaines collatérales à Gaza et au Liban. Néanmoins, une fois la crise apaisée, la France restera un allié fidèle d’Israël, tout en gardant à l’esprit les lignes rouges à ne pas franchir dans cette relation bilatérale, toujours entachée des séquelles de la déportation sous le régime de Vichy.

Je rappelle que l’Iran et l’Arabie saoudite se trouvent au cœur d’une ligne de fracture religieuse vieille de 14 siècles, opposant chiites et sunnites. L’Iran semble adopter la doctrine de la Corée du Nord : obtenir la bombe atomique pour se protéger de toute intervention extérieure. Une fois cette immunité acquise, il pourrait régler ses comptes avec les sunnites, notamment l’Arabie saoudite, les pays du Golfe, l’Égypte et l’Irak.

Pour revenir à votre question, le président de la République agit avant tout dans l’intérêt de la France. Avec sept bases aériennes dans la région, il est essentiel de protéger nos soldats et de conserver une présence stratégique avant qu’on soit balayé de cette région aussi. De plus, des pays comme le Qatar, l’Arabie saoudite, les Émirats et le Koweït sont à la fois nos créanciers, nos clients pour des technologies comme le Rafale ou l’armement, et nos fournisseurs en pétrole. Le président ne peut donc pas en rester indifférent.

Enfin, la relation entre Israël et la France a toujours été complexe. Des incidents, comme ceux survenus sous les présidents Chirac et Macron, en témoignent. Mais des lignes rouges sont respectées des deux côtés. La suspension des exportations d’armes vise à exercer une pression pour limiter le massacre. Cela dit, une fois la crise apaisée, la France restera un allié indéfectible d’Israël.

LD : Au Mali, la situation est marquée par une complexité croissante avec la présence de groupes djihadistes, des tensions entre Azaouad et l’armée malienne, et l’implication du groupe Wagner. Dans ce contexte de violence et d’instabilité, et avec les récents procès pour crimes de guerre à la CPI, comment voyez-vous l’évolution du rapport de force entre les différents acteurs locaux et internationaux ?

YC : La situation au Mali s’inscrit dans une histoire complexe. Lors du mandat de François Hollande, c’est le Mali qui avait sollicité l’aide de la France pour contrer une menace djihadiste imminente.Quand cette demande nous a été faite, j’étais au ministère de l’Intérieur, au service des renseignements. À l’époque, des groupes tels qu’Al-Qaïda et Daech étaient à moins de 300 km de Bamako. Sans l’opération Serval, le Mali aurait probablement cessé d’exister en tant qu’État.

La France a demandé à l’ensemble de la communauté internationale d’agir avec elle dans le cadre de la légalité et beaucoup de pays, hélas européens, ont décliné la demande française, considérant cette zone comme relevant de l’influence française. Par ailleurs, l’Algérie a interdit le survol de son territoire par des aéronefs français, compliquant la logistique des 10 000 hommes au sol dans un Sahel vaste de six millions de kilomètres carrés, soit à peu près 25 fois la France.

Après les coups d’État successifs au Mali, au Burkina Faso et au Niger, l’influence des milices de Wagner, soutenues par Poutine, a joué un rôle clé. Promettant monts et merveilles, et présentant la France comme une puissance coloniale déclinante, ils ont incité ces pays à se détourner de Paris avec des promesses irréalistes de richesse immédiate. En réalité, Wagner a installé ses milices dans le “ventre mou” de l’Afrique, le Sahel, en exploitant le vide étatique au Mali. À partir de Kidal et Tombouctou, il n’y a plus de véritable autorité d’État, faisant de cette région un terreau pour les cartels, groupes djihadistes, trafics d’armes et d’êtres humains.

Sous prétexte d’une souveraineté renforcée grâce à la présence russe, le Mali a dénoncé les accords d’Alger, mettant en péril l’équilibre fragile entre Bamako et les Azaouad, une minorité ethnique linguistique, à cheval entre le Sud de l’Algérie et le nord du Mali. Cela risque de raviver les tensions séparatistes dans le nord du Mali et le sud de l’Algérie. Plus largement, ce contexte ouvre un “corridor jihadiste” pour connecter la région avec la Somalie et, au-delà, un réseau tentaculaire de plus de 25 organisations terroristes et criminelles entre l’Atlantique et l’océan Indien.

En chassant les forces françaises, le Mali pourrait regretter sa décision, laissant une région déjà instable sans sécurité. Cette situation sert les intérêts de la Russie et de la Chine, qui cherchent un nouveau pillage du continent africain sans accord préalable entre États aussi faibles soit-il. La France, de son côté, n’aura probablement ni l’envie ni l’intérêt stratégique d’y revenir seules.

La France et le Maroc explorent de nouvelles stratégies pour sécuriser le Sahel, notamment avec l’arrivée prochaine, sous l’administration Trump, d’une grande base aérienne dans le Sahara. Cette présence militaire pourrait renforcer la sécurité régionale, mais elle ne répond pas seule aux nombreux défis, notamment le risque migratoire. Lors du récent voyage de Macron, des accords clairs ont été signés avec le Maroc, marquant la fin de son rôle traditionnel de “gendarme” pour l’Europe. Désormais, l’accent est mis sur une cogestion des flux migratoires en provenance du Sahara et du Sahel, avec des moyens renforcés pour le Maroc afin de sécuriser ses frontières.

En aval, pour les migrants ayant franchi les filtres, la mise en œuvre des OQTF (Obligations de Quitter le Territoire Français) devient une priorité, après les tensions liées à la crise franco-marocaine où la délivrance de visas avait été drastiquement réduite. Aujourd’hui, le Maroc retrouve une relation plus équilibrée avec la France. Les Marocains en situation régulière n’ont rien à craindre, comme en témoigne l’augmentation de 30 % du nombre de visas, atteignant 580 000, soit le plus grand nombre parmi les pays du Maghreb. Cependant, sur le terrain des OQTF, les résultats restent limités : à peine 200 à 300 expulsions annuelles sous Darmanin. L’objectif affiché par l’actuel ministre de l’Intérieur de porter ce chiffre à 1 000 par an côté marocain est ambitieux et reflète un consensus croissant entre Français et Marocains autour des questions migratoires.

LD : Comment interprétez-vous l’évolution du rôle des Frères musulmans dans la société et la politique marocaine ? Y a-t-il encore des résidus de leur politique dans la société ?

YC : Les Frères musulmans, incarnés par le PJD (Parti de la Justice et du Développement), ont exercé le pouvoir au Maroc pendant dix ans avant de subir une défaite électorale majeure. Cette période a permis au Roi de démontrer qu’ils pouvaient gouverner, mais uniquement dans le respect de lignes rouges strictes. Cependant, certains résidus de leur idéologie persistent, notamment à travers des groupes extrémistes comme le Parti de la Justice et de la Bienfaisance, dissident, qui prône le djihad, la charia, et la remise en cause des droits des femmes.

Malgré cela, le Maroc reste un pays solide, doté d’une constitution qui consacre l’égalité entre hommes et femmes, avec des avancées en cours sur l’égalité successorale. Soutenu par un consensus sociétal, le royaume s’affirme comme une terre de tolérance et de diversité, refusant de céder à une idéologie rétrograde. Le Maroc est un pays qui ambitionne à être enraciné en Afrique, mais ses feuilles de son arbre plein sur l’Europe. 

LD : Pourquoi certains pays comme le Qatar continuent-ils d’accueillir et de soutenir les Frères Musulmans, malgré les tensions internationales et les critiques qu’ils suscitent ? Quelles sont les motivations politiques ou stratégiques derrière cette approche ?

YC : En sciences politiques, on dit souvent que si personne n’accueille un mouvement, celui-ci a toutes les chances de se développer rapidement et de devenir incontrôlable. Il faut bien que quelqu’un accepte d’accueillir, et donc de contenir, deux ou trois cadres, même d’un mouvement extrémiste, pour avoir un interlocuteur. Parce que si on ne parle à personne, cela revient à faire la guerre à tout le monde.

Le Qatar a fait ce choix, non pas pour cautionner ce qui se passe à Gaza, mais pour offrir un asile à des figures comme Ismaël Haniyeh, qui a été assassiné en Iran, ou Khaled Mechaal. Ces derniers appartiennent à l’aile politique, et non à la branche militaire, dirigée par Yahya Sinwar, qui a été éliminé par Israël. À l’origine, cette politique visait un objectif normatif. Mais depuis les atrocités du 7 octobre, le Qatar a réalisé que ce soutien pourrait nuire à ses relations internationales. Il a donc décidé de s’en débarrasser.

Aujourd’hui, trois survivants du Hamas cherchent un refuge. Mais c’est là que toute l’hypocrisie du monde arabe éclate. Le Soudan, qui a normalisé ses relations avec Israël, n’en veut pas. La Syrie, un pays laïque, non plus. Et l’Algérie, qui claironnait son soutien inconditionnel aux Palestiniens, a finalement reculé à la dernière minute, de peur d’être blacklistée par les Américains et les Européens. Les trois cadres survivants du Hamas, qui ne sont que des petits cadres intermédiaires, finiront soit par fuir par les tunnels vers l’Égypte, soit par leur élimination parle Mossad. Le Qatar fournira probablement des renseignements au Mossad ou à un organisme similaire pour faciliter leur élimination.

Quant aux Frères musulmans au Moyen-Orient, leur influence est désormais bien contrôlée. En revanche, en Europe, et particulièrement en France, on est les derniers de la classe. Ils sont bien implantés et exercent une emprise très forte, notamment en profitant des systèmes démocratiques. Ils ont réussi à s’infiltrer dans certaines institutions, comme des universités ou même dans des entreprises publiques comme la RATP. Leur stratégie est claire : arriver au pouvoir par les urnes et non par la violence. Avec notre naïveté démocratique, on les laisse faire.

Des figures comme Tariq Ramadan, par exemple, n’ont pas leur place en France. Ces gens ont une doctrine bien précise : tirer parti de l’augmentation du nombre de musulmans en Europe pour, une fois une masse critique atteinte, créer un parti politique, négocier la laïcité et imposer leur agenda sur des questions comme le genre ou la laïcité. Peut-être que les Européens devraient d’abord se concentrer sur les Frères musulmans chez eux avant de s’occuper de ceux présents au Qatar.

À lire aussi : Décryptage – France/Maroc : Des relations entre ambitions et ambiguïtés stratégiques


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