Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.
La nouvelle Syrie d’Abou Mohammad al-Jolani
Avec la chute du régime de Bachar al-Assad, le centre du pouvoir en Syrie s’est déplacé vers de nouveaux protagonistes. Parmi eux, Abou Mohammad al-Jolani, leader de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), une organisation classée terroriste par de nombreux pays, mais qui se présente désormais comme une force politique dominante. Al-Jolani a choisi la Grande Mosquée des Omeyyades, symbole d’un glorieux passé califal, pour prononcer son discours inaugural, affirmant que cette victoire représente non seulement un succès pour la Syrie, mais pour l’ensemble de la communauté islamique.
Dans son intervention, il a critiqué l’ancien régime, l’accusant d’avoir permis à l’Iran de s’infiltrer dans le pays, d’avoir alimenté des divisions sectaires et conduit la Syrie à un effondrement économique. Par ailleurs, il a promis une nouvelle ère caractérisée par la liberté religieuse et des droits pour les femmes, bien que de nombreux observateurs restent sceptiques, compte tenu des liens idéologiques de HTS avec l’extrémisme islamiste. Ancien affilié à l’EI et à al-Qaïda, al-Jolani tente de redorer son image, mais son passé continue de peser sur l’avenir de la Syrie.
Le narratif occidental : Des terroristes devenus héros
Aux États-Unis, les médias traditionnels comme CNN ont accueilli la chute d’Assad avec un enthousiasme quasi embarrassant. Les mêmes médias qui, pendant des années, ont documenté les atrocités d’al-Qaïda et de l’EI semblent aujourd’hui ignorer le passé de HTS et de son leader. Des sources proches de l’administration Biden suggèrent que HTS pourrait bientôt être retirée de la liste des organisations terroristes. C’est un tournant surprenant, sachant que les États-Unis avaient placé une prime de 10 millions de dollars sur la tête d’al-Jolani.
Certains analystes estiment que cette ouverture est guidée par des considérations géopolitiques : la défaite d’Assad représente un coup dur pour l’Iran et la Russie, alliés clés de l’ancien président syrien. Cependant, la rapidité avec laquelle al-Jolani est réhabilité soulève des questions sur la cohérence de la politique étrangère américaine. Malgré ses déclarations conciliantes envers l’Occident, al-Jolani continue d’employer une rhétorique jihadiste, qualifiant la Syrie de nation à « purifier » et promettant des représailles contre ceux qui ont soutenu l’ancien régime.
La Turquie, metteur en scène du changement
Ankara apparaît comme l’un des acteurs principaux de la nouvelle Syrie. Mohamed al-Bachir, ancien chef du gouvernement rebelle d’Idlib sous protection turque, a été nommé Premier ministre intérimaire, chargé de diriger la transition politique. La Turquie, qui a accueilli des millions de réfugiés syriens pendant la guerre, a lancé un programme massif de rapatriement, déclarant que « le moment du retour est venu ».
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a réaffirmé la nécessité de protéger l’intégrité territoriale de la Syrie, mais à sa manière, en consolidant la présence turque le long de la frontière et en influençant les décisions politiques à Damas. La réouverture de postes-frontières comme celui de Yayladagi, fermé depuis 2013, marque une étape symbolique vers le contrôle d’Ankara sur les dynamiques internes syriennes. Erdogan se présente comme un médiateur, mais son rôle ressemble davantage à celui d’un maître qu’à celui d’un allié.
Et l’Europe ?
En contraste avec l’activisme des États-Unis et de la Turquie, l’Union européenne reste à la marge des événements. La Commission européenne a déclaré qu’elle ne souhaitait pas pour l’instant établir de contacts avec HTS ou les nouvelles autorités de Damas, réaffirmant que le groupe est toujours considéré comme terroriste. Cependant, cette position met en lumière le hors-jeu total de l’UE sur la scène syrienne.
Non seulement l’Europe a perdu la capacité d’influencer les événements, mais elle risque d’être perçue comme un spectateur passif face à une crise qui se déroule à ses portes. Certains États membres, comme l’Italie, avaient rouvert leurs ambassades à Damas, mais cette initiative semble aujourd’hui dépassée. L’Europe semble dépourvue de stratégie claire, oscillant entre des sanctions inefficaces et un silence politique embarrassant.
Le drame kurde : De héros à victimes oubliées
Autrefois célébrés comme défenseurs de la démocratie pour leur lutte contre l’EI, les Kurdes syriens sont aujourd’hui parmi les principales victimes du nouvel ordre. Les milices pro-turques, soutenues par des raids aériens et une artillerie lourde, ont conquis des zones stratégiques comme Manbij et Deir ez-Zor, forçant des milliers de Kurdes à fuir.
Les mêmes Kurdes qui, il y a quelques années, étaient salués par les médias occidentaux pour leur héroïsme à Kobané, ont été abandonnés par leurs alliés. Les États-Unis, qui maintiennent encore quelques bases dans l’est de la Syrie, semblent prêts à retirer leurs troupes, laissant les Kurdes à la merci des forces pro-turques et des nouvelles autorités de Damas. Ce tournant représente une trahison qui pourrait anéantir définitivement les aspirations kurdes à l’autonomie.
Le calcul stratégique russe
Malgré la chute d’Assad, la Russie n’a pas abandonné la Syrie. Les bases militaires de Hmeimim et Tartous restent des points névralgiques pour Moscou, qui a négocié avec Ankara des corridors sécurisés pour le transfert de ses troupes. Des images satellitaires montrent que certaines unités russes se sont repositionnées vers les bases côtières, sans pour autant réduire leur présence globale dans le pays.
Le Kremlin a clairement indiqué que la sécurité de ses installations est une priorité absolue. Bien que le rôle de la Russie en Syrie ait été réduit, Moscou entend maintenir son influence stratégique en Méditerranée orientale. L’accord de 49 ans pour l’utilisation de la base navale de Tartous reste en vigueur, et la Russie semble déterminée à ne pas céder aux pressions des nouveaux équilibres politiques.
Israël et la déstabilisation de la Syrie
Israël, de son côté, a intensifié ses opérations militaires en Syrie, inquiet et profitant du vide de pouvoir créé par la chute du régime d’Assad. Les Forces de défense israéliennes (IDF) ont mené plus de 450 missions contre des dépôts d’armes, des centres de recherche et des infrastructures militaires syriennes, détruisant une grande partie de la capacité militaire du pays notamment son armée de l’air. Parmi les cibles figurent également des navires de la marine syrienne et des sites de développement d’armes chimiques.
Selon des sources israéliennes, ces opérations visent à empêcher le transfert d’armes sophistiquées aux milices chiites pro-iraniennes et à garantir que le nouveau gouvernement syrien ne représente pas une menace pour Israël. Cependant, ces incursions ont suscité des critiques internationales, notamment de l’Irak et de l’Iran, qui considèrent les actions israéliennes comme une violation flagrante du droit international. L’Europe, en revanche, reste silencieuse, évitant de prendre position.
L’Iran et les tensions régionales
Avec la chute d’Assad, l’Iran se retrouve dans une position délicate. Pendant des années, Téhéran a utilisé la Syrie comme un pont stratégique pour soutenir le Hezbollah et renforcer son influence dans le Levant. Aujourd’hui, avec un gouvernement syrien ouvertement hostile à l’Iran et une Turquie qui accroît son contrôle, Téhéran risque de perdre un élément clé de sa stratégie régionale.
Néanmoins, l’Iran pourrait chercher à rétablir son influence en soutenant les milices kurdes ou en forgeant de nouvelles alliances dans l’est de la Syrie. L’Irak, allié de Téhéran, a exprimé ses préoccupations quant aux implications régionales de la victoire des forces sunnites en Syrie, craignant un effet domino qui pourrait déstabiliser ses propres régions sunnites.
Un avenir plus qu’incertain
La chute d’Assad a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de la Syrie, mais l’avenir du pays reste extrêmement incertain. Le nouveau gouvernement dirigé par HTS doit équilibrer ses promesses de stabilité avec un passé d’extrémisme difficile à oublier. La Turquie, la Russie et Israël continueront de jouer des rôles clés, tandis que l’Iran pourrait tenter de regagner du terrain.
Pour les Kurdes, la situation semble désespérée, tandis que l’Occident paraît davantage préoccupé par la célébration de la chute d’Assad que par la résolution des divisions internes profondes du pays. Enfin, l’Europe, absente des négociations, risque de rester un spectateur passif d’un conflit aux conséquences directes sur son avenir.
À lire aussi : Le Sommet d’Astana : Opération de la dernière chance pour la Syrie
#Syrie, #AbouMohammadAlJolani, #HayatTahrirAlCham, #HTS, #BacharAlAssad, #Geopolitique, #TransitionPolitique, #Turquie, #Erdogan, #Russie, #MoyenOrient, #Iran, #Israel, #ConflitSyrien, #Kurdes, #SyrieNouvelle, #ConflitMoyenOrient, #EUenSyrie, #StratégieRusse, #ChuteDAssad, #TensionsRégionales, #Terrorisme, #DroitsDesFemmes, #LibertéReligieuse, #MilicesProTurques, #RefugiesSyriens, #CriseKurdes, #SyriePostAssad, #EuropeSyrie, #PolitiqueEtrangere
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d’étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l’accent sur la dimension de l’intelligence et de la géopolitique, en s’inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l’École de Guerre Économique (EGE)
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/
avec l’Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l’Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
Ouvrages en italien
Découvrez ses ouvrages en italien sur Amazon.
https://www.amazon.it/Libri-Giuseppe-Gagliano/s?rh=n%3A411663031%2Cp_27%3AGiuseppe+Gagliano
Ouvrages en français
https://www.va-editions.fr/giuseppe-gagliano-c102x4254171
Liens utiles
Biographie sur le site du Cestudec
http://www.cestudec.com/biografia.asp
Intelligence Geopolitica
https://intelligencegeopolitica.it/
Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis