Interview avec Randa Kassis, anthropologue et responsable politique franco-syrienne, écrivaine et présidente du Mouvement pour une société pluraliste. Figure de l’opposition au régime défunt de Bachar al Assad, Randa Kassis est engagée depuis les printemps arabes en 2011 dans la défense du pluralisme et du multiculturalisme en Syrie et au Moyen-Orient. Durant la guerre civile syrienne, elle fut notamment coprésidente de la délégation de l’opposition laïque et démocratique syrienne aux pourparlers de Genève. Elle a initié ensuite la plateforme d’Astana en 2015, qui a réuni des opposants syriens puis inspiré les fameux pourparlers sur la Syrie entre Turcs, Russes et Iraniens. Elle a rencontré dans ce contexte à de nombreuses reprises les dirigeants russes, turcs, américains, saoudiens, iraniens, etc. Elle dresse ici pour Le Diplomate un état des lieux de la chute subite de Bachar al Assad et de l’arrivée d’une alternance islamiste de plus en plus inquiétante sur laquelle elle nous livre ses impressions, ainsi que sur le destin des bases militaires russes très stratégiques que Moscou n’a apparemment pas cherché à défendre à tout prix. Elle décrypte également les positions des grands acteurs locaux, régionaux, et internationaux qui, comme Israël, la Turquie, la Russie, l’Iran et même les Etats-Unis et les monarchies du Golfe, surtout le Qatar, influencent les destinées de ce pays martyrisé par une guerre multiforme depuis 15 ans. Le HTS de M. Joulani ne le qualifie pas d’ailleurs de Syrie, mais de Cham, le nom biblique de tout le Levant, lieu très symbolique pour tous les jihadistes, les Frères musulmans ou autres néo-ottomans qui veulent soit rétablir son passé glorieux califal ommeyyade de Damas ou son statut de dépendance du califat turc-ottoman…
Propos recueillis par Roland Lombardi et Alexandre Del Valle
Pouvez-vous nous raconter le déroulement de l’abandon du pouvoir par Bachar al Assad, qui aurait lui-même abandonné ses troupes et une partie de sa famille ?
Joulani a choisi le moment idéal pour lancer son assaut : l’Iran et son proxy, le Hezbollah, étaient dans une situation compliquée. La Russie, comme vous le savez, était largement occupée par la guerre en Ukraine. Quant à la Turquie, elle souhaitait profiter du moment opportun pour renforcer sa position au nord de la Syrie. Cela dit, le soutien de la Turquie à cet assaut mérite d’être nuancé. Bien que cet assaut visât jusqu’à Bashar al-Assad à Damas, ce n’est pas qu’Erdogan aurait été mécontent du départ de Bashar al-Assad, mais son influence sur les décisions militaires et politiques de Joulani reste relative. Certaines informations indiquent que la Turquie s’était opposée à l’attaque contre la ville de Hama. Le véritable soutien financier et politique de Joulani, aussi bien à Idleb qu’à Damas, vient du Qatar. Les Iraniens, tout comme les Russes, savaient parfaitement que l’armée syrienne du régime ne pouvait à elle seule faire face à cet assaut, et ce, pour de nombreuses raisons, dont l’une des principales est le non-paiement ou le sous-paiement des soldats.
Comment ont fini ses frères et sœurs Maher, Bouchra, Samer et Majid ? Est vrai que Bachar a laissé tomber une partie du reste de sa famille ?
Comment a fini la famille d’Assad et ses proches cousins comme Rami Makhlouf, qui tenait 60 % de l’économie syrienne depuis les privatisations des années 2000 ?
Bashar n’a pas informé une grande partie de sa famille de son départ. Son frère Maher, qui a appris la fuite de son frère tardivement, aurait lui aussi pris la fuite, vraisemblablement vers l’Irak (probablement avec les 2000 soldats de confiance, afin d’y poursuivre notamment ses trafics de Captagon), bien qu’il ne soit pas certain qu’il y soit resté. Les deux autres frères sont morts depuis longtemps, et leur sœur Bouchra s’est installée à Dubaï après la mort de son mari dans des circonstances étranges. Soulaymane Hilal el-Assad, un autre cousin de Bashar, aurait été pendu en place publique lundi dans la ville alaouite …De nombreux hommes d’affaires et responsables syriens, dont Ali Mamlouk, se sont réfugiés à Beyrouth. La famille Makhlouf a également fui vers le Liban, mais le frère de Rami a été tué lors d’une fusillade à la frontière libanaise. Il semblerait que la mère et l’un des frères aient également été touchés. Quant à Samer al-Assad, il s’est suicidé alors qu’il était assiégé….
Est-ce vrai qu il y a eu des exécutions sommaires de la part du Hay’at Tahrir al Sham, malgré sa relative « modération » initiale après avoir pris le pays sans trop combattre ?
Oui, il y en a effectivement eu à Hama ces derniers jours, bien que nous n’ayons pas encore tous les détails. Dans certains villages alaouites, des combattants ont fait irruption et ont désarmé les habitants. Je suis en contact avec eux par l’intermédiaire d’Elie Afaq, le secrétaire général du Mouvement de la Société Pluraliste que je préside. Ils craignent un massacre collectif, sachant que Abou Mohamed Joulani ne pourra pas maîtriser la totalité de ses hommes qui sont des jihadistes purs et durs.
Les Israéliens ont-ils des plans d’élargissement de leur territoire, sachant qu’ils viennent de prendre des positions dans la partie syrienne du Golan dont est originaire Joulani ? Quels vont être rapidement les principaux ennemis internes et externes du HTS ?
Israël a déjà saisi l’occasion pour détruire l’arsenal militaire de l’ancienne armée syrienne et a élargi ses frontières à l’intérieur de la Syrie, affirmant que cette expansion est temporaire. J’ai de sérieux doutes à ce sujet, car ce qui est temporaire pourrait bien devenir permanent, tout dépendant de la réaction de la communauté internationale et des événements dans la région. HTS n’a pas, pour l’instant, la capacité de repousser les Israéliens du Golan. Je crains que les Israéliens ne s’emparent de davantage de territoire sous prétexte de garantir leur sécurité. Joulani se retrouvera rapidement face à des ennemis puissants, tels que la Russie, les États-Unis et l’Iran.
Peut-on évaluer les forces armées respectives de la coalition HTS et de la coalition ANS ?
HTS (Hay’at Tahrir al-Cham) compte environ 30 000 combattants. Ce groupe islamiste, dirigé par Abou Mohammed al-Joulani, est devenu l’une des forces rebelles les plus puissantes en Syrie. HTS domine depuis des années la province d’Idleb et a joué un rôle central dans l’effondrement des lignes de défense du régime syrien. Cependant, rappelons que Joulani est arrivé à Damas le lendemain de sa chute.
Ce que n’a pas dit la presse occidentale est que c’est en fait la Brigade du Sud, un groupe de combattants locaux opérant dans la région de Deraa, qui a réussi à entrer dans Damas lors de la chute du régime. Abou Mohammed al-Joulani est arrivé dans la capitale au lendemain de cet événement. La Brigade du Sud a également mené des opérations notables contre les forces gouvernementales, notamment la saisie de chars. Toutefois, leur effectif reste limité et difficile à estimer avec précision depuis les réconciliations de 2018. Quant à la ANS (Armée Nationale Syrienne), elle compte environ 50 000 à 70 000 combattants, opérant principalement dans les zones sous influence turque au nord de la Syrie, le long de la frontière turque. Elle a été impliquée dans des opérations contre les forces gouvernementales syriennes ainsi que contre les groupes kurdes.
Les Maghawir al-Thawra (MaT), une brigade soutenue et contrôlée par les États-Unis dans la région d’al-Tanf, comptent quant à eux environ 200 à 300 combattants. Connue également sous le nom d’Armée des commandos de la révolution, cette faction contrôle la zone autour de la base stratégique d’al-Tanf, située à la jonction des frontières jordanienne et irakienne. Malgré son effectif réduit, elle joue un rôle stratégique dans la région.
Le nouveau pouvoir à Damas va-t-il avoir des problèmes économiques graves si les sanctions américaines Caesar ne sont pas levées vite ? Quelles sont les conséquences possibles ?
Évidemment, le gouvernement par intérim peut compter sur l’aide de l’Émirat du Qatar, sponsor de nombreux groupes islamistes dans le monde et en particulier du HTS en Syrie, ce qui permettra de contenter la population à court terme. Cependant, les sommes nécessaires à la relance d’une économie sous sanctions, sans espoir de leur levée à court terme, rendent difficile toute projection vers un avenir favorable. Quant à la reconstruction, elle nécessiterait des ressources colossales ainsi qu’une stabilité qui, pour l’instant, reste incertaine. Et pour le moment, on est encore loin de la décision américaine de lever les sanctions contre la Syrie et donc la loi Caesar.
L’Iran va-t-il essayer de proposer des nouveaux liens à la Syrie en offrant de l’argent pour la reconstruction ?
En fait, l’Iran va probablement renforcer ses liens avec la Russie, car leurs intérêts convergent, et la République islamique tentera de revenir sur le terrain syrien à moyen terme. Cela dit, Téhéran devra également faire face à une possible nouvelle instabilité en Irak, où l’on voit déjà Moqtada al-Sadr s’agiter. Rappelons que Sadr est un homme politique irakien chiite, fils du puissant Ayatollah Mohamed Sadeq Al-Sadar, exécuté en 1999 par Saddam Hussein. Considéré par des séides comme descendant du Prophète, Sadr réside à Koufa, près du lieu saint des Chiites de Nadjaf . Depuis 2018, il est considéré comme le principal représentant du nationalisme irakien et sa popularité inquiète Téhéran, dont il veut s’indépendantiser.
La révolution de dimanche a permis la libération de nombreux jihadistes étrangers (dont des Français et européens des prisons) vont-ils constituer un vrai danger pour l’Europe et la région ?
Ces jihadistes ont participé à la chute de Bashar. On en a identifié une dizaine lors de la prise de Damas, mais on dénombre en Syrie pour le moment 100 à 200 Français déjà condamnés en France, ainsi qu’un groupe dangereux d’Idlib qui a refait allégeance à Joulani et donc au HTS qui gravite autour du recruteur-prédicateur converti sénégalo-niçois Omar Omsen dont des membres ont été lié au tueur tchétchène de Samuel Paty et à des complices des attentats de Charlie Hebdo. Cependant, nous ignorons si les jihadistes identifiés récemment en Syrie autour du HTS ou d’autres mouvances, Daech y compris, ont été libérés de prison ou s’ils faisaient partie des groupes anciennement jihadistes. Il est à noter que les prisons où se trouvent des terroristes de Daech en Syrie sont sous le contrôle des FDS (Forces démocratiques syriennes, kurdes).
Toujours est-il qu’il est certain que parmi les combattants de HTS, il y a également des combattants étrangers. Tous cela n’est pas rassurant.
Joulani va-t-il garder une certaine modération alors que ses soldats sont des vrais jihadistes ? Il paraît que son vrai fief d’Idlib demeure une zone où sévissent de jihadistes comme des groupes de Francophones à l’instar de la cellule précitée de Omar Omsen ?
Je répète que, même si Joulani souhaitait adopter une posture « modérée », il lui serait très probablement impossible de contrôler ces jihadistes. Certes, il a adopté ces dernières années, un discours relativement modéré vis-à-vis des minorités, en particulier des chrétiens, tolérés comme dhimmis, mais nous ne devons pas oublier les femmes musulmanes qui subissent des règles très strictes issues d’un islam rigoureux. Ces femmes ne jouissent pas de leur “liberté individuelle” et sont contrôlées par la hisba, la police des mœurs du HTS, au nom de la charià, or la charià vient d’être proclamée officiellement en Syrie par le HTS…
Comment l’ANS et le HTS, et donc les Turcs qui sont derrière eux, vont-ils faire pour vaincre les Kurdes de l’Est ? Ceux-ci vont-ils être défendus par les Américains qui y ont 1000 soldats ou seront-ils abandonnés par Trump qui fera un deal avec Erdogan comme en 2019 ?
Sans l’appui américain, il sera assez compliqué pour les Kurdes de résister face aux forces hostiles HTS-ANS. Cela dit, les Kurdes nous ont habitués à leur résilience. Si nous écoutons Trump aujourd’hui, il semble se diriger vers un désengagement, mais il sera rapidement confronté à la réalité d’un risque terroriste sévère. Son directeur désigné pour la lutte contre le terrorisme, Sebastian Gorka, est connu pour sa grande vigilance face à l’islam radical. Il est probable que Trump ne mesure pas toutes les implications d’un retrait brutal des États-Unis dans cette zone.
Quelle est votre plan ou proposition pour la Syrie et que suggéreriez-vous à la nouvelle administration américaine, vous qui connaissez la famille Trump ?
Nous devons être ouverts au dialogue avec tous. Parallèlement, nous devons nous unir en tant que forces politiques afin de nous mettre d’accord sur la forme de la Syrie du futur. Je défends le fédéralisme, qui peut préserver le pluralisme de ce pays, et il me semble que cette solution est la plus réaliste tout en maintenant l’unité territoriale. J’espère également qu’Israël respectera la souveraineté syrienne. J’ai déjà engagé un dialogue avec certains membres désignés de l’administration américaine, et j’ai beaucoup d’espoir que nous pourrons travailler utilement ensemble.
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