Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.
Dans le panorama géopolitique contemporain, la fragilité des États et la complexité des conflits internes dessinent de nouveaux modèles d’instabilité où le chaos n’est pas une exception mais une condition structurelle. Le modèle dit libyen-libanais, issu de l’observation de deux contextes emblématiques tels que la Libye post-Kadhafi et le Liban moderne, illustre avec précision comment le désordre peut se transformer en un système de pouvoir alternatif.
Ce modèle offre une clé d’interprétation pour comprendre les nouvelles configurations du pouvoir mondial, caractérisées par une fragmentation territoriale, une influence multilatérale et des conflits de basse intensité qui semblent se perpétuer dans le temps. Analyser les dynamiques de ce modèle ne signifie pas seulement comprendre les contextes dont il découle, mais aussi anticiper l’avenir des crises dans un système international de plus en plus fragmenté.
Un modèle géopolitique libyen-libanais représente la synthèse parfaite d’un scénario international où le désordre n’est pas un échec du système mais le système lui-même. Ce modèle, qui tire son nom de deux contextes emblématiques, la Libye post-Kadhafi et le Liban contemporain, se caractérise par une fragmentation de la souveraineté étatique, une multiplicité d’acteurs impliqués et un enchevêtrement d’intérêts locaux et globaux rendant la stabilité illusoire et le conflit constant. Ce n’est pas une anomalie, mais une configuration de plus en plus fréquente dans le panorama international, où la centralité des États est érodée au profit de dynamiques hybrides et décentralisées.
Dans le modèle libyen-libanais, l’État central devient une structure vide, incapable d’exercer un contrôle réel sur le territoire ou de représenter efficacement ses citoyens. Ce vide n’est pas accidentel mais résulte de conflits internes qui fragmentent le tissu politique et social, souvent selon des lignes ethniques, tribales ou religieuses. Dans ce contexte, les milices locales, les groupes confessionnels et les organisations non étatiques jouent un rôle prédominant, gérant des portions de territoire et imposant leurs propres règles. Par exemple, la Libye est aujourd’hui une mosaïque de pouvoirs locaux où les institutions centrales de Tripoli ont un contrôle limité, tandis que des milices et des seigneurs de guerre gèrent de manière autonome les ressources et les populations. De même, le Liban est piégé dans un système de pouvoir confessionnel qui fragmente la politique nationale en une série de fiefs gérés par des leaders communautaires.
Ce scénario est encore compliqué par l’intervention de puissances extérieures qui ne cherchent pas à résoudre le conflit mais à en tirer profit. En Libye, des pays comme la Turquie, la Russie, les Émirats arabes unis et la France se disputent l’influence en soutenant diverses factions locales, transformant le pays en un théâtre de guerre par procuration. Au Liban, l’Iran exerce une influence significative via le Hezbollah, tandis que d’autres acteurs régionaux cherchent à contrebalancer cette présence pour défendre leurs intérêts. La compétition internationale ne vise pas la stabilité, mais le maintien d’un équilibre instable garantissant aux puissances extérieures un levier constant sur les dynamiques locales.
Un autre aspect central du modèle libyen-libanais est la transformation de l’économie. Dans ces contextes, les économies traditionnelles sont remplacées par une économie de guerre où la contrebande, le contrôle des ressources naturelles et les flux financiers externes deviennent les principales sources de subsistance des factions en lutte. Le pétrole libyen, par exemple, n’est pas seulement une ressource économique mais une arme politique gérée par ceux qui ont le contrôle militaire des puits et des infrastructures. De même, au Liban, la gestion des aides internationales et le système bancaire paralysé sont devenus des outils aux mains des élites politiques et confessionnelles pour maintenir leur pouvoir.
Le modèle libyen-libanais ne produit pas de guerres qui se concluent par une victoire ou une défaite, mais des conflits de basse intensité qui se perpétuent dans le temps. Dans ce scénario, le conflit devient un système de gouvernance informel, où chaque acteur, interne ou externe, a un rôle et un intérêt spécifique à maintenir le statu quo. La stabilité, au sens traditionnel, n’est pas un objectif mais une menace pour ce système enraciné.
La véritable singularité de ce modèle réside dans sa capacité à s’adapter et à se reproduire dans divers contextes. La Syrie, par exemple, devient de plus en plus semblable à ce schéma, avec un gouvernement central formellement au pouvoir mais incapable de contrôler le pays, tandis que des milices, des groupes ethniques et des puissances extérieures définissent les dynamiques sur le terrain. Même l’Ukraine pourrait, en cas de paix négociée sans contrôle réel du territoire, évoluer vers une configuration similaire, avec une fragmentation interne et une forte influence extérieure.
Le modèle libyen-libanais n’est pas seulement une photographie du désordre mais une structure politique et sociale émergente redéfinissant la signification de souveraineté et de conflit. Dans un monde où les puissances traditionnelles s’affrontent indirectement et où les États peinent à maintenir le contrôle de leur territoire, ce modèle pourrait représenter non pas une exception mais la règle de l’avenir. L’interpréter ne signifie pas seulement en comprendre les dynamiques, mais se préparer à un monde où le conflit ne sera plus un incident à résoudre, mais une méthode de gouvernance.
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Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d’étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l’accent sur la dimension de l’intelligence et de la géopolitique, en s’inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l’École de Guerre Économique (EGE)
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/
avec l’Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l’Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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