Un an après la prise du Haut-Karabakh par les troupes azerbaïdjanaises, l’Arménie est face à un défi existentiel. Tigrane Yégavian est l’un des meilleurs spécialistes français du Caucase. Il est chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), enseignant à la Schiller International University et auteur du livre Géopolitique de l’Arménie aux Éditions Bibliomonde. Il revient aujourd’hui sur la situation dans le Caucase du Sud. L’essayiste analyse notamment les relations d’Erevan avec ses voisins régionaux et donne plusieurs grilles de lecture pour comprendre les nouveaux rapports de force dans la zone. Entretien exclusif pour Le Diplomate.
Propos recueillis par Alexandre Aoun
Le Diplomate : Un an après la prise du Haut-Karabagh par les troupes de Bakou et l’exode de plus de 100 000 habitants, quelle est la position d’Erevan sur ce dossier ? Consciente du rapport de force, l’Arménie a-t-elle dit son dernier mot ?
Tigrane Yégavian : Depuis septembre 2023 et le nettoyage ethnique provoqué par l’assaut de l’armée azerbaïdjanaise contre la république de l’Artsakh du Haut-Karabagh, l’Arménie s’est défaite de ce dossier. Elle a sacrifié ce nettoyage ethnique sur l’autel d’une normalisation de ses relations avec la Turquie et l’Azerbaïdjan au nom d’une conception hasardeuse de la paix à tout prix, consciente d’un vide sécuritaire provoqué par la guerre en Ukraine, par l’affaiblissement relatif de la Russie dans la Caucase. L’Arménie veut normaliser ses relations avec ses deux voisins mortels. Les Arméniens de l’Artsakh sont passés pour perte et profit. Il n’existe pas aujourd’hui de la part du gouvernement une volonté de sanctionner l’Azerbaïdjan pour le crime contre l’humanité réalisé pendant la période du blocus en plus du nettoyage ethnique et d’une politique visant à détruire le patrimoine arménien dans la zone. Donc, l’Arménie est consciente que le rapport de force n’est pas en sa faveur. Elle n’a pas pu reconstituer et reformer son armée. Elle essaye de gagner du temps parce qu’elle est faible et est à la merci d’une nouvelle attaque de l’Azerbaïdjan. En effet, Bakou souhaite continuer son offensive en s’appropriant de vastes territoires mais surtout en faisant en sorte que l’Arménie devienne un État non viable, un État croupion sans aucune ressource.
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Face à la montée du mécontentement contre le gouvernement de Nikol Pachinian, une alternative est-elle possible en Arménie ?
La question de l’alternative politique en Arménie est une question majeure et essentielle. Malheureusement, l’opposition parlementaire n’est pas en mesure de constituer une alternative crédible. Il n’y a pas de débat politique en Arménie. Il y a une absence de toute forme de débat autour d’une idée d’alternative, d’une feuille de route qui permettrait à l’État arménien de faire face à ses menaces existentielles. En revanche, il y a une politisation de la société, de l’Église contre le gouvernement. Une polarisation de la société qui profite à une franche de l’opposition menée par l’archevêque Bagrat Galstanian, qui, au printemps dernier, a entamé un mouvement de désobéissance civique et qui entend reprendre le mouvement au mois de septembre. Pour l’heure, je ne vois pas d’alternative se dessiner, il n’existe pas de force politique suffisamment structurée autour d’un agenda, d’une feuille de route. Mais, il n’est pas à exclure une polarisation croissante de ce qui se passe en Arménie, avec un véritable pourrissement de la vie politique dans le pays.
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Compte tenu de son isolement géographique, l’Arménie est-elle forcée d’accepter les exigences d’Ankara et de Bakou pour l’avenir ?
L’Arménie essaye de négocier le couteau sous la gorge face aux exigences de Bakou et d’Ankara. L’Azerbaïdjan veut un corridor extraterritorial au sud de l’Arménie, s’approprier de nouveaux territoires, notamment le lac Sevan ou encore le Syunik, car ce sont par-là que passeront les nouvelles routes de la soie. C’est un territoire extrêmement stratégique qui fait l’objet d’âpres discussions entre les puissances impériales de la région Russie, Iran et Turquie mais également l’Occident qui tient à ce que les exportations d’hydrocarbures passent par cette voie au détriment de la Russie. L’Arménie cherche à négocier une normalisation avec la Turquie pour remplacer les Turcs par les Russes, car Erevan se sent lâché par Moscou qui a consolidé un partenariat stratégique de premier plan avec Bakou. La Turquie préfère suborner toute normalisation avec l’Arménie au règlement de tous les différends avec l’Azerbaïdjan. Mais, Bakou veut qu’Erevan réforme sa constitution pour abolir certains articles notamment ceux par rapport au de l’autodétermination des habitants du Haut-Karabakh ainsi que la question du génocide de 1915. Aujourd’hui, l’Azerbaïdjan et la Turquie ne sont peu enclines à signer la paix avec l’Arménie si elle ne s’affaiblit pas davantage.
Pensez-vous que l’Azerbaïdjan va s’arrêter là dans son projet expansionniste ?
L’Azerbaïdjan ne va pas s’arrêter dans son projet expansionniste puisqu’elle n’a rien à gagner à une paix des braves, ce qu’elle veut c’est une paix d’humiliation pour affaiblir l’État arménien et l’empêcher de se relever de la guerre de novembre 2020 et du nettoyage ethnique de septembre 2023 et de couper tous les liens avec la diaspora. Car, si l’Arménie renonce au génocide, renonce aux droits des habitants du Haut-Karabakh, l’Arménie ne serait plus un État nation, elle deviendrait un État croupion qui représenterait la petite minorité du peuple arménien. L’Azerbaïdjan agit à dessein et est consciente que le rapport de force joue en sa faveur grâce à ses liens avec Ankara et Moscou mais grâce aussi à sa position incontournable dans le nouveau paysage géopolitique dans lequel l’enjeu principal est le contrôle des hydrocarbures et des voies commerciales.
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Les rapports avec Moscou se sont considérablement détériorés depuis plusieurs mois, pouvons-nous dire que la Russie a abandonné l’Arménie sur l’autel de la realpolitik ?
La Russie a abandonné l’Arménie oui et non. Elle considère l’Arménie comme un vassal qui s’est trop éloigné de son orbite pour séduire un Occident qui n’a aucune envie d’intervenir pour protéger l’Arménie. Donc, il y a un gouvernement arménien de plus en plus pro-occidental, qui réforme ses services secrets avec la MI6 et la CIA qui essaye de chercher un soutien militaire avec la France. La Russie a compris une chose, l’Arménie est un État fonctionnel où elle a une base dans le sud du pays proche de la frontière avec la Turquie et de l’Iran. Mais, les intérêts de la Russie sont plus du côté de l’Azerbaïdjan. La Russie va négocier une normalisation avec Bakou qui soit favorable à l’Azerbaïdjan et pas à l’Arménie. Le pays est victime de la géopolitique des empires. Je m’inscris en faux contre la thèse de dire que si Erevan avait un gouvernement pro-russe, l’Arménie aurait été épargnée et aidée par la Russie. Je n’y crois pas une seconde compte tenu les enjeux sont trop colossaux puisque la Russie a plus à gagner à se rapprocher de l’Azerbaïdjan et de la Turquie que de défendre l’Arménie en vertu des accords de l’OCTS.
En raison du changement de position à l’égard de la Russie, pensez-vous que l’occident peut davantage jouer un rôle dans la région ? Mais n’est-il pas risqué pour Erevan de jouer cette carte ?
L’Occident collectif est intéressé à affaiblir la Russie dans le Caucase du Sud mais n’a pas non plus une position claire à l’égard de l’Azerbaïdjan. Bakou est un élément clé de la géopolitique des tubes car c’est par ce pays que transite de nombreux hydrocarbures. Donc; l’Occident n’est pas prêt à apporter des garanties sécuritaires à l’Arménie pour faire face à la politique belliqueuse de l’Azerbaïdjan. L’Occident ne peut pas proposer une alliance militaire avec Erevan, tout au plus soutenir des programmes économiques, de réimplantation des réfugiés, une certaine diplomatie culturelle, un partenariat économique pour développer certaines infrastructures. Mais, on est très loin d’un rapport équidistant entre Bakou et Erevan. On fait du culturel avec l’Arménie et on discute économie et hydrocarbures avec l’Azerbaïdjan. Ce n’est pas parce que l’Azerbaïdjan est un État totalitaire, un État paria en terme de droits de l’homme que l’Occident « démocratique » va sacrifier ses idéaux pour secourir l’unique démocratie de la région. Erevan joue à un jeu extrêmement dangereux en faisant un pivot vers l’occident sans la moindre garantie qu’il y ait une alliance militaire et sécuritaire qui lui permettrait de sanctuariser son territoire.
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Quelle est la position de l’Iran qui se cantonne à un rôle de médiateur entre Bakou et Erevan ?
L’Iran considère que la question du corridor extraterritorial du Syunik de Meghri au sud est une ligne rouge, parce qu’il ne veut pas se retrouver encercler par l’axe panturquiste. L’Iran aurait beaucoup à perdre parce qu’il perçoit des royalties du fait que des camions azerbaïdjanais transitent par son territoire pour rejoindre l’exclave du Nakhitchevan. L’Iran considère que le Caucase du Sud, c’est un peu son ancien domaine impérial, c’était des provinces iraniennes jusqu’au début du 19ème, territoire qui ont été cédé à la Russie au terme des guerres russo-persanes. Téhéran ne joue pas nécessairement un rôle médiateur mais cherche à manifester son opposition mais sans faire preuve de suffisamment de dissuasion. Il faut relier la question de l’Iran avec le Caucase avec la guerre à Gaza. Le problème de l’Iran, c’est Israël et l’État hébreu peut utiliser l’Azerbaïdjan comme un proxy. Il y a une très forte interdépendance entre les deux scénarios. L’Iran n’est pas une puissance en mesure d’imposer une dissuasion à l’Azerbaïdjan. On a véritablement dans le Caucase un grand jeu qui se déroule à bas bruit entre l’Iran et Israël, et l’Azerbaïdjan est un acteur très important dans cette conflictualité. Il est très probable que le missile qui a frappé Téhéran pour éliminer Ismaël Haniyeh le 31 juillet dernier venait d’Azerbaïdjan. Les Israéliens se sentent comme chez eux sur le territoire azerbaïdjanais. Tout cela apporte une complexité supplémentaire au problème. L’Iran n’entend pas agir de façon conventionnelle. Téhéran ne va pas envoyer son armée pour défendre l’Arménie. Mais, l’Iran peut aider l’Arménie économiquement, diplomatiquement en ayant ouvert un consulat à Kapan dans le sud du pays. Mais, je ne vois pas encore une volonté de l’Iran de dissuader l’Azerbaïdjan.
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