ANALYSE – Guerre en Ukraine : Les dangers d’un narratif en décalage avec les réalités du terrain

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Propagande de guerre
Soldats ukrainiens à Karkov. Photo: Valentyn Kuzan / the Collection of war ukraine.ua

Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

Note d’actualité du Cf2R N°648 / Septembre 2024

La propagande de guerre et la tromperie sont aussi anciennes que le monde. Rien de nouveau donc. Cependant, ce qui est vraiment novateur, c’est que la guerre de l’information n’a plus lieu en complément d’actions militaires opérationnelles, mais est devenue une fin en soi. L’Occident a commencé à considérer que « posséder » la narration gagnante – et présenter celle de l’Autre comme maladroite, dissonante et extrémiste – est plus important que de se confronter aux faits sur le terrain. De ce point de vue, s’emparer de la narration gagnante signifie gagner. Ainsi, la « victoire » virtuelle triomphe de la réalité « réelle ».

De cette manière, la guerre devient plutôt un scénario pour imposer un alignement idéologique par le biais d’une large alliance globale et le faire à travers des médias complaisants. Pour les Occidentaux, cet objectif bénéficie d’une priorité plus grande, par exemple, que celle de garantir une capacité de production suffisante pour soutenir les objectifs militaires. L’élaboration d’une « réalité » imaginée a pris le pas sur la configuration de la réalité sur le terrain.

Le fait est que cette approche crée des pièges de fausses réalités et de fausses attentes, dont il devient presque impossible de sortir (lorsque cela devient nécessaire), précisément parce que le narratif imposé a ossifié le sentiment public. La possibilité pour un État de changer de cap à mesure que les événements se déroulent se réduit ou se perd, et la lecture des faits de terrain est détournée vers le politiquement correct et s’éloigne de la réalité.

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L’effet cumulatif d’une « narration virtuelle gagnante » comporte cependant le risque de glisser progressivement vers une « guerre réelle » non intentionnelle. Prenons, par exemple, l’incursion orchestrée et équipée par l’OTAN dans la région symboliquement significative de Koursk. En termes de « narration gagnante », son attrait pour l’Occident est évident : l’Ukraine « porte la guerre en Russie ». Si les forces ukrainiennes avaient réussi à capturer la centrale nucléaire de Koursk, Kiev aurait eu une carte importante à jouer pour négocier et aurait pu entraîner le retrait des forces russes de la ligne de front du Donbass, qui s’effondre de plus en plus.

De plus, en termes de guerre de l’information, les médias occidentaux étaient prêts et alignés pour montrer le président Poutine comme « figé » par l’incursion surprise et « vacillant » sous l’anxiété que celle-ci aurait dû provoquer dans le public russe, l’amenant à se retourner contre lui, en colère suite à l’humiliation subie. William Burns, le directeur de la CIA, avait annoncé que la Russie n’offrirait pas de concessions sur l’Ukraine tant que la confiance excessive de Poutine ne serait pas mise au défi et que Kiev pourrait démontrer sa force. D’autres responsables américains ont ajouté que l’incursion à Koursk, à elle seule, ne conduirait pas la Russie à la table des négociations ; il serait nécessaire de construire d’autres opérations audacieuses pour ébranler le sang-froid de Moscou.

Évidemment, l’objectif de l’opération était de montrer que la Russie était fragile et vulnérable, conformément à la narration selon laquelle, à tout moment, ce pays pourrait se désagréger, laissant évidemment l’Occident comme le vainqueur. L’incursion à Koursk a ainsi été un énorme pari pour l’OTAN… mais qui a été perdu !

Il n’est pas difficile de voir comment cette vision du monde unidimensionnelle a pu contribuer au fait que les États-Unis et leurs alliés aient mal interprété l’impact de l’« audacieuse aventure » de Koursk sur les Russes ordinaires. « Koursk » a une histoire. En 1943, l’Allemagne a envahi la Russie par cette région pour se distraire de ses propres pertes et a finalement été vaincue lors de la bataille de Koursk. Le retour de forces hostiles dotées de chars allemands dans cet espace a dû laisser beaucoup de gens bouche bée ; le champ de bataille actuel autour de la ville de Sudzha est précisément le lieu où, en 1943, les 38e et 40e armées soviétiques se sont repliées afin de préparer une contre-offensive contre la 4e armée allemande.

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Au cours des siècles, la Russie a été attaquée à plusieurs reprises sur son flanc ouest par l’Occident. Notamment par Napoléon et Hitler. Il n’est pas surprenant que les Russes soient très sensibles à cette histoire sanglante. William Burns et d’autres y ont-ils pensé ? Peut-être ont-ils imaginé que si l’OTAN envahissait la Russie, Poutine se sentirait « défié » et qu’avec une poussée supplémentaire, il se retirerait et accepterait un résultat « figé » en Ukraine et l’entrée de celle-ci dans l’OTAN ?

En fin de compte, le message envoyé par les services occidentaux était que l’Occident (l’OTAN) venait pour la Russie. C’est le sens du choix délibéré de la région Koursk. En gros, le message de William Burns était que la Russie devait se préparer à la guerre avec l’OTAN.

Pour être clair, la « narration gagnante » au sujet de l’opération de Koursk n’est ni tromperie ni feinte. Les accords de Minsk étaient des exemples de tromperie, mais ils étaient basés sur une stratégie rationnelle (c’est-à-dire qu’ils étaient historiquement normaux). Les tromperies de Minsk visaient à gagner du temps pour l’Occident afin de renforcer la militarisation de l’Ukraine avant d’attaquer le Donbass. La tromperie a fonctionné, mais seulement au prix d’une rupture de confiance entre la Russie et l’Occident.

Koursk, en revanche, est d’une autre nature. Le narratif développé repose sur les notions d’exceptionnalisme occidental. L’Occident se perçoit comme étant sur le point de virer vers « le bon côté de l’Histoire ».

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Les « narrations gagnantes » affirment essentiellement, en format séculier, l’inévitabilité de la mission eschatologique occidentale pour la rédemption et la convergence globales. Dans ce nouveau contexte narratif, les faits sur le terrain deviennent de simples désagréments, et non des réalités à prendre en compte. C’est leur talon d’Achille.

Sans aucun doute, le choix d’une offensive dans la région de Koursk semblait intelligent et audacieux à Londres et à Washington. Mais avec quel résultat ? Elle n’a atteint ni l’objectif de prendre la centrale nucléaire de Koursk, ni celui d’éloigner les troupes russes de la Ligne de front du Donbass. De plus, la présence ukrainienne dans la région de Koursk sera éliminée tôt ou tard.

Ce qu’elle cette opération a provoqué, cependant, c’est de mettre fin à toute perspective d’un éventuel accord négocié en Ukraine. La méfiance de la Russie envers les Occidentaux est désormais absolue. Cela a rendu Moscou plus déterminé que jamais à mener à bien son opération spéciale. La présence visible de l’équipement allemand à Koursk a réveillé de vieux fantômes et a consolidé la conviction des intentions hostiles de l’Occident envers la Russie.

L’Occident est désormais piégé dans sa propre narration « victorieuse ». Les slogans vides et les déclarations de propagande, bien qu’ils semblent avoir eu un impact à court terme sur sa population, risquent d’exacerber le conflit au lieu de le résoudre. Ce que l’Occident a sous-estimé, c’est la mémoire historique profonde et la résilience culturelle de la Russie, qui réagit non seulement aux opérations militaires mais aussi aux symboles et aux signes, perçus comme des menaces existentielles.

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Cette stratégie basée sur la supériorité narrative peut pousser vers une escalade non planifiée, où la réalité sur le terrain échappe au contrôle. L’obsession du contrôle de la narration a conduit à une simplification excessive des conflits, ignorant la complexité historique, culturelle et géopolitique des situations. La rhétorique occidentale de « porter la démocratie » peut devenir une justification vide pour des actions qui ne tiennent pas compte des dynamiques locales et qui, en fait, peuvent renforcer le nationalisme et l’hostilité qu’elles prétendent éradiquer.

Le paradoxe est que la recherche d’un contrôle total sur la narration mondiale peut amener l’Occident à perdre de vue la réalité, créant un cercle vicieux dans lequel chaque action de force justifie une réaction défensive, et chaque narration gagnante génère une division supplémentaire. La déconnexion entre la narration et la réalité sur le terrain peut conduire à des erreurs de calcul graves, qui pourraient transformer la guerre de l’information en un conflit armé incontrôlable.

En conclusion, alors que l’Occident se concentre sur la création d’une réalité imaginée où il est toujours le vainqueur, il risque d’ignorer les leçons de l’histoire. La confiance exclusive dans les narrations gagnantes et le refus de se confronter à la réalité concrète peuvent entraîner non seulement des échecs stratégiques, mais aussi des conséquences dévastatrices pour la stabilité globale.

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