Entretien – Élise Boghossian : Témoigner pour l’Arménie et Réveiller les Consciences

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Élise Boghossian et Les Sacrifiés

Élise Boghossian est une femme aux multiples facettes : acupunctrice, humanitaire engagée et auteure.

D’origine arménienne, elle consacre une grande partie de sa vie à soigner les victimes de guerre, notamment en Syrie, en Irak et au Liban, en Éthiopie et en Arménie, à travers son ONG Elisecare. Forte de son expérience sur le terrain et de son histoire familiale marquée par le génocide arménien, elle publie aujourd’hui Les Sacrifiés chez Plon. Ce livre poignant mêle témoignages personnels et récits historiques, revenant sur les tragédies qui frappent l’Arménie et son peuple, victimes de l’indifférence internationale face aux conflits récents.

À travers cet ouvrage, elle cherche à réveiller les consciences et à rendre hommage à ceux qui, à travers les générations, ont été sacrifiés. Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, elle revient sur les raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre et à poursuivre son combat pour la reconnaissance des souffrances arméniennes.

Entretien réalisé par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Votre livre Les Sacrifiés retrace l’histoire de votre famille et de l’Arménie à travers les générations. Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter cette histoire aujourd’hui ?

Élise Boghossian : L’Arménie est dans une descente aux enfers depuis la défaite de la guerre des 44 jours de 2020, et elle risque de disparaître des cartes. Je refusais d’assister silencieusement à sa disparition. Les attaques continues des turco-azéris en Arménie et les menaces persistantes contre mon pays ravivent dans la diaspora des souvenirs douloureux liés au génocide de 1915. À travers Les Sacrifiés, je voulais parler du drame de l’Artsakh à la lumière de 1915, éveiller les consciences sur la menace réelle que pèse sur l’Arménie aujourd’hui.

LD : Vous évoquez dans votre livre les récents événements tragiques qui touchent l’Arménie, notamment les attaques turco-azéries. Comment percevez-vous le silence international face à ces agressions ?

EB : Le silence international et l’absence de sanctions face aux agressions contre l’Arménie est absolument sidérant. Il est inconcevable qu’au XXIe siècle, un pays puisse subir un nettoyage ethnique si virulent, menaçant son existence même, sans qu’une mobilisation internationale forte ne soit déclenchée. Ce silence est d’autant plus choquant que l’histoire de l’Arménie est marquée par un génocide qui, lui aussi, a longtemps été ignoré par la communauté internationale.

Depuis 2020, l’Arménie est marquée par la pire catastrophe depuis les événements de 1915 et leurs conséquences. En novembre 2020, après sa défaite face à l’Azerbaïdjan, elle a perdu les deux tiers des territoires de l’Artsakh.   En septembre 2023, le nettoyage ethnique orchestré par l’Azerbaïdjan a provoqué la perte du tiers restant, entraînant un exode massif de toute sa population.

Au‑delà des pertes humaines, le patrimoine culturel et religieux de l’Artsakh, qui abrite plus de cinq cents sites culturels, est lui aussi menacé. Les Arméniens, qui y ont vécu depuis l’Antiquité, craignent le pire pour ces trésors, régulièrement et méthodiquement effacés au fil des siècles. Cela a été le cas dans le Nakhitchevan     où, dans les années 2000, la quasi‑totalité des sanctuaires arméniens médiévaux a été démolie par les autorités azéries.

LD : Votre engagement humanitaire au Moyen-Orient semble avoir influencé votre parcours. En quoi cette expérience a-t-elle façonné votre vision des souffrances des peuples, comme celles que connaît l’Arménie ?

EB : Mon engagement humanitaire a débuté au Moyen-Orient en Syrie et en Irak. C’était nouveau, brutal, violent, et être au plus près des réalités humaines, assister aux effets dévastateurs des conflits sur les familles, m’a permis de mieux comprendre la profondeur de la douleur collective que peuvent ressentir des peuples entiers. Cette proximité m’a montré combien il est facile, en tant qu’observateur extérieur, de se sentir déconnecté de ces réalités.

Cela a éveillé en moi une conscience globale. J’ai réalisé que les souffrances des peuples, qu’ils soient syriens, irakiens, libanais ou arméniens, sont liées par un même fil commun : la quête de dignité, de sécurité pour leurs familles, de reconnaissance. La guerre en Arménie et la volonté d’anéantir les arméniens durent depuis plus de 100 ans ! Les mêmes fanatiques sont aux commandes et commettent des crimes qui restent impunis. Ces expériences ont renforcé ma détestation des injustices. Elles ont alimenté ma détermination à plaider pour l’Arménie, à sensibiliser sur ses luttes actuelles, mais aussi à encourager la diaspora à ne pas se détourner des réalités que traverse notre peuple.

LD : Votre grand-père a survécu au génocide arménien et votre père a vécu l’exil. Comment ces histoires familiales influencent-elles votre travail et votre engagement aujourd’hui ?

EB : Les histoires de mon grand-père et de mon père font partie de mon identité. Mon grand-père, qui a survécu au génocide arménien, incarne la résilience absolue face à une tragédie indicible. Il a dû reconstruire sa vie après avoir perdu sa famille, sa terre, et tout ce qui lui était cher. Son histoire m’a appris la force de la survie, mais aussi l’importance de la mémoire. Mon père a vécu l’exil lui aussi, une autre forme de perte. Il a dû quitter la Turquie, s’installer au Liban, apprendre une nouvelle langue, s’adapter à une nouvelle culture, tout en portant en lui la douleur de cet arrachement. Puis la France au début de la guerre civile. Mon père a gardé toute sa vie une mélancolie profonde et son expérience m’a montré ce que signifie être déchiré entre deux mondes, et combien il est difficile de maintenir un lien avec son identité dans un contexte d’assimilation forcée.

Ces récits familiaux m’ont nécessairement donné une prédisposition à mon travail d’aujourd’hui aux côtés des peuples opprimés. Plus qu’un travail, c’est devenu ma mission de vie. Ils m’ont donné une perspective unique sur la souffrance collective et individuelle, sur l’exil et la quête de justice. Lorsque j’écris, je porte en moi ces voix : celle de mon grand-père, qui a surmonté l’indicible, et celle de mon père, qui a vécu la perte et la reconstruction loin de chez lui. Nous vivons dans un monde qui s’est habitué aux guerres mais la souffrance humaine reste universelle, tout comme le besoin de justice et de paix.

LD : En tant qu’auteure, quelle est votre intention avec Les Sacrifiés : sensibiliser, interpeller la communauté internationale, ou témoigner de l’histoire d’un peuple souvent oublié ?

EB : Un de mes objectifs est de dénoncer le négationnisme azerbaïdjanais ainsi quela politique de destruction systématique orchestrée par un état raciste visant délibérément à effacer toute trace de présence arménienne dans la région du Caucase. En Azerbaïdjan, la haine anti‑arménienne   est distillée à tous les niveaux de la société, des médias aux manuels scolaires en passant par les timbres‑poste, où les Arméniens sont présentés comme des cafards ou des ennemis à éradiquer. Pour affirmer un nationalisme et un racisme d’État, le récit panturquiste ne suffisait pas.    Les Azéris ont le besoin d’asseoir leur identité, car les Arméniens représentent tout ce qu’ils ne sont   pas : les descendants d’une civilisation trimillénaire, qui    possède, par ailleurs, son propre alphabet, quand eux   l’ont changé quatre fois au cours du XXe siècle : du persan à l’arabe, puis au cyrillique et, enfin, au latin.

Les théories révisionnistes azerbaïdjanaises prétendent que les Arméniens de l’Artsakh sont des Albanais christianisés puis arménisés. Les universitaires azéris rebaptisent les figures historiques arméniennes en albanaises et remplacent systématiquement le terme « État arménien » par « État albanais ». Cette réécriture de l’Histoire vise à déloger les Arméniens du Caucase et à réattribuer leur patrimoine à l’Albanie du Caucase, y compris les terres, églises et monastères de l’Arménie actuelle.

Le négationnisme est devenu une politique d’État, intégré dans l’éducation, les médias et le discours public, façonnant une génération après l’autre dans l’ignorance et la déformation de l’Histoire.

LD : Comment espérez-vous que les lecteurs, qu’ils soient d’origine arménienne ou non, réagissent à votre livre et à l’histoire de l’Arménie que vous partagez ?

EB : Mon souhait le plus profond est que les lecteurs puissent ressentir l’humanité derrière l’histoire que je partage. Derrière une guerre, il y a des hommes, des femmes, des enfants qui souffrent. Mon livre ne se limite pas à une simple chronologie des événements en Arménie ou à une analyse politique ; j’ai essayé de montrer la résilience, la douleur, mais aussi l’espoir qui anime un peuple marqué par l’adversité.

Pour les lecteurs d’origine arménienne, j’espère que ce livre agira comme un miroir, leur permettant de réaliser la force qu’ils ont héritée car ils sont la plupart des descendants des restes de l’épée, expression utilisée par les turcs pour désigner les enfants de survivants. J’aimerais qu’ils ressentent cet héritage culturel et spirituel fort de plusieurs milliers d’années qui coule dans leurs veines, nous sommes le premier royaume chrétien du monde. J’espère aussi que ce livre servira d’étincelle pour ceux qui veulent s’engager et s‘impliquer car l’Arménie a besoin de sa diaspora pour sa survie.

Pour les lecteurs non-arméniens, je souhaite les sensibiliser et éveiller une empathie envers la cause arménienne. L’Arménie risque de définitivement disparaître des cartes je l’ai dit au début de l’entretien. L’Arménie est un minuscule pays aussi grand que la Belgique entouré d’ennemis mortels, ses souffrances et ses combats résonnent avec ceux de tant d’autres peuples à travers l’histoire et à travers le monde. En partageant cette histoire, je voudrais montrer que les questions de justice, de dignité et de droits humains transcendent les frontières nationales et ethniques. Mon espoir est que chacun puisse trouver dans ces pages quelque chose qui lui parle, qu’il s’agisse de la lutte pour la reconnaissance, de la force face à l’adversité ou du besoin universel de liberté et de paix.

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