
Par Vincent Sinacola
Alors que le monde intensifie ses dépenses militaires en réponse aux tensions géopolitiques croissantes, le changement climatique glisse progressivement vers le bas de l’agenda politique. L’effet de cette militarisation sur les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) et sur l’environnement de manière générale reste largement négligé voire inconnu dans les débats actuels.
Le renforcement des forces armées étant prioritaire par rapport aux considérations climatiques, les forces armées bénéficient souvent d’exemptions au nom de la « sécurité nationale ». Sans remettre en cause l’importance de la sécurité nationale, ses impacts environnementaux devraient être davantage connus et évalués.
L’industrie de l’armement est en effet en plein essor grâce à l’augmentation mondiale des dépenses militaires pour la modernisation et le développement de nouveaux systèmes. Cette modernisation militaire s’appuie sur un budget en constante augmentation. Selon les estimations du SIPRI[1] (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), sur les 149 pays pour lesquels les données sont disponibles 108 ont augmenté leur budget militaire de 2024 par rapport à 2023, et 123 par rapport à 2015. Et pour donner les chiffres, en 2015 le budget mondial du secteur militaire était de 1651 milliards de dollars US, tandis qu’en 2024 il est passé à 2652 milliards, soit 60% d’augmentation. Le budget militaire chinois par exemple a connu une hausse impressionnante de 60% entre 2015 et 2024. Pour 2025, la Chine a d’ailleurs annoncé une nouvelle augmentation de 7,2% de son budget militaire. En termes de comparaison internationale, les États-Unis maintiennent leur position de premier budget militaire mondial avec près de 1000 milliards de dollars de dépenses annuelles. La Chine se positionne au deuxième rang avec plus de 313 milliards de dollars, devançant la Russie (150 milliards), l’Inde (86 milliards) et l’Arabie saoudite (80 milliards). De même pour les pays européens, quasiment tous les pays européens ont annoncé des augmentations du budget de la défense sous prétexte de se préparer à une potentielle menace russe. Entre 2021 et 2024, les dépenses militaires totales des États membres de l’UE ont augmenté de plus de 30 %. L’UE envisage désormais 800 milliards d’euros supplémentaires de dépenses militaires entre 2025 et 2028 à travers son plan ReArm Europe, soit une augmentation des dépenses militaires annuelles de plus de 50 % par rapport à 2024.
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Le « Trou Noir » des émissions militaires
Malgré la contribution significative des forces armées aux émissions mondiales de GES, sous les cadres internationaux actuels – l’Accord de Paris et le Green Deal européen – la déclaration des émissions militaires reste volontaire et, dans de nombreux cas, incomplète ou absente. Cela a créé un « déficit d’émissions militaires », les forces armées opérant dans une sorte de « zone grise », et ceci sans la moindre considération apparente des impacts climatiques. Situation qui est quasiment toujours passée sous silence, tandis que parallèlement, ces mêmes responsables politiques interpellent et culpabilisent les citoyens européens sur l’usage de leurs véhicules personnels ou sur la fréquence de leurs déplacements aériens, et que les restrictions (qui se traduisent par des coûts) augmentent pour les entreprises européennes. Ce qui soulève une certaine hypocrisie.
En ce qui concerne le cadre légal, le Protocole de Kyoto de 1997 comporte des lacunes dans la comptabilisation des émissions militaires. Bien que les pays soient théoriquement tenus de rapporter leurs émissions du secteur de la défense et militaires, les États-Unis avaient exercé des pressions pour limiter la transparence sur les émissions militaires.
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On ne peut donc pas être certains de la quantité d’émissions globales du secteur de la défense, mais les études sur le sujet indiquent que les forces armées mondiales et leurs chaînes d’approvisionnement provoqueraient environ 2750 millions de tonnes CO2e (équivalent CO2), ce qui représente environ 5,5 % à 6 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, comme l’estiment le Conflict and Environment Observatory (CEOBS) et l’organisation Scientists for Global Responsibility[2], deux organismes de surveillance de l’impact des militaires sur l’environnement. D’autres sources indiquent 2 à 3 %, l’opacité des données ne permettant pas d’obtenir de résultat précis. Ce qui est certain est que le secteur a un impact considérable. Avec entre 3 et 6 % des émissions globales, les forces armées mondiales, regroupées, arriveraient en 4e position des plus gros émetteurs, derrière la Chine, les États-Unis et l’Inde, et devant la Russie. C’est davantage que l’ensemble des émissions du continent africain (3,7 %), ainsi que celles des secteurs mondiaux de l’aviation et du transport maritime (2,5 % et 2 % respectivement). L’estimation pourrait même être sous-évaluée car elle ne tient pas compte des émissions dues à des conflits actifs ou à la reconstruction après un conflit.
Quel est donc l’utilité d’organiser des COP et d’imposer des restrictions aux citoyens si l’un des principaux émetteurs reste ignoré ?
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La corrélation entre dépenses militaires et émissions
Le Conflict and Environment Observatory a publié en mai 2025 une nouvelle étude[3] qui suggèrent qu’une augmentation de 1 % des dépenses militaires en pourcentage du PIB augmente les émissions nationales de GES jusqu’à 2 % et que sept des dix premiers émetteurs historiques de CO2 figurent également parmi les dix premiers dépensiers militaires mondiaux. Il s’agit généralement des États-Unis, de la Chine, de la Russie, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la France et du Japon.
Face aux tragédies humaines et aux enjeux géopolitiques majeurs que représentent les conflits armés, la question environnementale peut sembler secondaire. Pourtant, sans minimiser l’urgence humanitaire absolue, certaines données sur l’empreinte carbone des guerres méritent d’être mentionnées car elles révèlent une dimension souvent occultée de ces crises. En mai 2024, des études ont estimé qu’au moins 155 millions de tonnes de CO2 avaient été générées par la guerre en Ukraine depuis février 2022. Les deux premiers mois de combat entre Israël et le Hamas auraient quant à eux produit l’équivalent carbone de 150000 tonnes de charbon brûlé. Ces calculs, basés sur la fabrication et l’explosion de munitions ainsi que sur le carburant militaire, restent évidemment dérisoires face aux pertes humaines. Cependant l’impact environnemental des conflits ne regarde pas que les “simples” émissions de CO2, mais aussi et surtout la destruction environnementale à long terme : sols et nappes phréatiques contaminés, infrastructures énergétiques et hydrauliques détruites, terres agricoles polluées. Ces dommages, qui s’ajoutent au drame humain, compromettent durablement les conditions de reconstruction et de survie des populations civiles, créant ainsi des défis supplémentaires dans des contextes déjà dramatiques comme celui à Gaza actuellement. Ainsi dans les zones post conflits, il peut-être non seulement très difficile et long de reconstruire mais aussi de rétablir l’agriculture en raison des dommages et de la pollution des sols.
Les armées n’ont pas su trouver des carburants alternatifs valables pour les transports et les équipements utilisés lors des opérations et des exercices (ces carburants représentent 75 % de la consommation d’énergie des armées). L’armée continue de développer de nouveaux systèmes d’armes encore plus performants/polluants : un F-35 Lightning II consomme environ 5500 à 6000 litres de carburant par heure de vol en conditions normales là où un F-16 Fighting Falcon en consomme environ 3000 à 4000. Pour le Rafale, on est sur du 3500/4500 litres par heure pour 350 à 500 litres au 100 kilomètres en vitesse de croisière (on notera qu’un Rafale consomme autant de carburant en vitesse de croisière qu’environ 600 à 700 voitures).
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Chaque dollar dépensé pour l’armée augmente non seulement les émissions de gaz à effet de serre (GES), mais détourne aussi les ressources financières d’une utilisation plus intéressante et utile. A titre d’exemple, les dépenses militaires des 10 plus grands pays dépensiers représentent environ 1400 à 1 500 milliards de dollars par an (données 2022-2023). Une seule année de ces dépenses militaires permettrait de financer pendant 14 à 15 ans l’objectif de 100 milliards de dollars par an promis par les pays développés aux pays en développement ! Non seulement ces exportations d’armes détournent des fonds nécessaires pour atténuer le changement climatique et s’y adapter, mais elles risquent également d’alimenter les conflits, toujours pour les populations les plus exposées au changement climatique.
Cependant, les dépenses militaires ne figuraient pas à l’ordre du jour officiel lors des COP…
Concrètement, les études sont récentes, les méthodes de calcul ni homogènes ni formalisées, mais l’étude du bilan environnemental des conflits armés émerge. Aujourd’hui, nous le savons, penser à la planète, à l’impact des guerres sur le réchauffement climatique et sur l’environnement, c’est nécessaire, et c’est aussi penser à l’humain, sur le long terme. « Il est nécessaire d’examiner le bilan carbone des conflits, au même titre que l’on étudie leurs conséquences humanitaires, économiques ou environnementales au sens large », insiste, dans une tribune du Guardian[4] Doug Weir, directeur de l’Observatoire des conflits et de l’environnement, une organisation britannique qui étudie les dimensions environnementales des conflits armés et des activités militaires.
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Le monde se trouve face à un paradoxe majeur : en cherchant à renforcer sa sécurité par la militarisation, il contribue paradoxalement à l’insécurité climatique globale. Insécurité qui provoque à son tour tensions, migrations et autres déstabilisations. Cette contradiction nécessiterait une réflexion sur l’intégration des considérations environnementales dans les politiques de défense mondiales qui s’inscrive dans une démarche de développement durable, conciliant les impératifs de sécurité avec la protection de l’environnement et le bien-être des générations présentes et futures, sans compromettre l’avenir de la planète et des populations.
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[1] SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), “SIPRI Military Expenditure Database”, base de données en ligne, consultée le 17 juin 2025.
[2] Scientists for Global Responsibility et Conflict and Environment Observatory, « Estimating the Military’s Global Greenhouse Gas Emissions », novembre 2022.
[3] “How increasing global military expenditure threatens SDG 13 on Climate action”, Conflict and Environment Observatory, Publications, Military emissions, mai 2025.
[4] Doug Weir, The climate costs of war and militaries can no longer be ignored, The Guardian, 9 janvier 2024.
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