HISTOIRE – L’Ange et la tromperie. La bataille pour la mémoire autour de l’espion qui a changé la guerre du Kippour

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homme de dos, debout devant une fenêtre donnant sur une grande ville du Moyen-Orient, identifiable par une mosquée au loin. Dans la pièce, deux drapeaux
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie) 

Pendant plus d’un demi-siècle, le nom de Ashraf Marwan a été entouré d’une aura quasi mythique dans les couloirs du renseignement israélien. Conseiller personnel du président égyptien Anwar Sadat, gendre de Gamal Abdel Nasser et homme d’affaires cosmopolite, Marwan a longtemps été célébré comme “l’Ange” : la source qui aurait sauvé Israël de l’anéantissement en 1973. 

C’est à lui, affirment de nombreux anciens responsables, que tout l’establishment israélien avait accordé sa confiance. Mais une enquête publiée par les journalistes Ronen Bergman et Yuval Robovitz dans le quotidien Yedioth Ahronoth jette une ombre longue et troublante : et si l’Ange avait été en réalité l’arme la plus raffinée de la désinformation stratégique égyptienne ?

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Un agent ou un double jeu ?

Intitulée “L’Ange des mensonges”, l’enquête s’appuie sur des milliers de documents secrets inédits et sur des témoignages rares de personnes impliquées à l’époque. L’hypothèse est explosive : Marwan, considéré pendant des années comme la source la plus précieuse de Mossad, n’aurait pas averti Israël à temps de l’attaque égyptienne du 6 octobre 1973, alors qu’il en avait connaissance depuis plusieurs semaines. Son alerte n’aurait été transmise que douze heures avant l’offensive, bien trop tard pour permettre une réponse efficace. Pour Bergman et Robovitz, ce n’était pas une erreur : Marwan aurait volontairement retardé et orienté les informations, renforçant chez les dirigeants israéliens l’illusion qu’aucune guerre n’était imminente. Il aurait été la pointe avancée du plan d’intoxication stratégique du Caire.

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L’institution et l’agent

Le débat n’est pas nouveau, mais cette fois il a pris une ampleur publique exceptionnelle. D’un côté, les deux journalistes soutiennent avec vigueur la thèse du double agent ; de l’autre, Uri Bar-Joseph, universitaire reconnu, défend depuis des années la version d’un Marwan fidèle, auteur de l’ouvrage qui a inspiré le film The Angel. Selon lui, Marwan a fourni des renseignements fiables et essentiels qui ont permis à Israël de mieux comprendre les intentions égyptiennes. Les accusations de double jeu, affirme Bar-Joseph, reposent sur des indices et non sur des preuves. La véritable responsabilité incomberait à une culture analytique israélienne qui a mal interprété les signaux d’alerte.

Bergman et Robovitz répliquent : la foi aveugle envers l’Ange a justement conduit à cette cécité stratégique. Marwan livrait des informations exactes sur des détails secondaires tout en manipulant les données cruciales, consolidant ainsi l’idée que l’Égypte ne lancerait pas d’attaque. Le Mossad, séduit par sa propre source, aurait fermé les yeux sur les doutes internes. Leur accusation dépasse donc le cas d’un individu : elle vise une culture institutionnelle qui préfère protéger ses mythes plutôt que d’affronter une vérité inconfortable.

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Les réactions et la mémoire officielle

La réponse de l’establishment a été immédiate. Mossad a publié une note concise : Marwan était “une source fiable dont la contribution au moment décisif a été professionnelle et cruciale. Le problème ne venait pas des renseignements, mais des décisions prises ensuite.” Autrement dit, si l’alerte est arrivée tard, ce n’est pas l’agent qui doit être blâmé, mais les responsables politiques et militaires.

Bar-Joseph a, lui aussi, défendu sa position, mettant en garde contre le risque d’une “délégitimation médiatique” des institutions sécuritaires. Selon lui, les leçons de 1973 doivent être tirées à l’intérieur de l’appareil sécuritaire, non sur la place publique. Mais Bergman et Robovitz rappellent que des doutes existaient déjà au sein du Mossad et qu’ils ont été systématiquement écartés. Pour eux, l’affaire Marwan est l’histoire d’une vérité dérangeante recouverte de rhétorique patriotique.

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L’ombre longue de 1973

Cinquante ans après la guerre du Kippour, la figure de Marwan continue de diviser Israël. Pour les services secrets, il reste un héros. Lors de la commémoration du cinquantième anniversaire, le directeur du Mossad David Barnea l’a qualifié “d’agent fantastique” et de “source stratégique majeure”. Pour d’autres, il incarne la preuve que même les meilleurs services de renseignement peuvent être trompés lorsqu’ils sacralisent leurs légendes.

Sur le plan géopolitique, l’affaire illustre la puissance de la désinformation stratégique au cœur des conflits du Moyen-Orient. L’Égypte a exploité les angles morts d’un adversaire convaincu de sa supériorité informationnelle. Sur le plan institutionnel, elle révèle le prix de l’arrogance : quand on croit tout savoir, on n’écoute plus ce qui dérange.

La vérité, comme souvent dans le monde du renseignement, n’est probablement ni toute blanche ni toute noire. Marwan a pu être à la fois source et manipulateur, allié et pion. Mais la force du mythe, construite en un demi-siècle de récits officiels, est telle que l’ébranler reviendrait à réécrire une page entière de l’histoire sécuritaire d’Israël. Et c’est peut-être cela, plus encore que les documents secrets, qui effraie aujourd’hui.

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