
Tribune de Julien Aubert
Suite de la Première Partie
Les réponses américaines aux deux attaques chinoises, celles de 1954 et de 1958 (voir la première partie de cette tribune), furent donc rapides et décisives. Pourtant, elles furent loin de la réaction offensive ou plus agressive que la situation aurait pu justifier. La combinaison de l’utilisation minimale de force et la définition souple de la région de défense de Taiwan fournit un exemple de l’ambiguïté de la stratégie américaine dans la zone.
En octobre 1971, Taïwan, qui jusqu’ici représentait légalement la Chine à l’international, a perdu son siège au Conseil de sécurité des Nations-Unies, actant le fait que c’était bien le gouvernement de Pékin qui représentait de facto, et maintenant de jure, le peuple chinois. La presse américaine souligna la duplicité du duo Kissinger/Nixon. Les Etats-Unis s’étaient opposés à cette exclusion, en soulignant la nécessité d’employer la procédure des questions dites importantes qui après un vote à la majorité simple, exigeait la majorité des 2/3, puis en défendant une solution de compromis, de « double représentation » en maintenant un siège pour Taïwan à l’AGNU. Ce changement de pied était le préambule d’un retournement stratégique sans précédent, Kissinger conduisant des négociations visant à rétablir les relations avec Pékin. En 1972, Nixon, via son conseiller Kissinger (communiqué de Shangaï) énonça cinq principes pour une politique envers Taïwan : les Etats-Unis reconnaissaient qu’il n’y avait qu’une seule Chine ; ils n’encourageraient pas l’accession de Taïwan à l’indépendance ; ils useraient de leur influence pour éviter un rapprochement du Japon avec Taïwan, au fil du retrait américain ; ils n’envisageraient qu’une solution pacifique de la question taïwanaise ; ils souhaitaient normaliser leurs relations diplomatiques avec Pékin, mais ils constataient que Taïwan était un obstacle à cette normalisation. Ce communiqué commun qui préparait le chemin pour la visite historique de Nixon en Chine, exprimait clairement l’idée américaine selon laquelle toute réunification de la Chine avec Taiwan ne serait acceptable que dans le cadre d’un processus de paix. Ce communiqué fut suivi de deux autres, en 1979 et 1982, fixant le cadre légal du rapprochement.
En ouvrant les négociations avec la Chine, les Etats-Unis avaient désinhibé les autres États-membres, qui ont progressivement cessé de reconnaître Taipei eu profit de Pékin. Aujourd’hui, seuls 12 États dans le monde reconnaissent Taïwan… La contrepartie américaine de ce rapprochement avec la Chine fut de fixer un nouveau cadre juridique avec Taïwan. Le Taiwan Relations Act fut adopté le 10 Avril 1979 par le Congrès des États Unis après le spectaculaire rétablissement des relations diplomatiques avec la République Populaire de Chine entre les États Unis et les autorités Taïwanaises. Cette réconciliation avait été initiée par le Président démocrate Jimmy Carter. Dans ce pacte, il était notamment question de la vente d’armes entre les deux acteurs. Ce type de relation commerciale avec les États Unis fut cependant la source de tensions croissantes avec la République Populaire de Chine. En effet, celle-ci considérait ces échanges comme une volonté d’ingérence de la part des États Unis dans ses affaires internes. La conséquence directe pour les États Unis fut la suspension des relations militaires à haut niveau et une éventuelle sanction des sociétés américaines impliquées dans cette vente de matériel. Néanmoins, l’une des conséquences positives pour Taïwan a été une libéralisation économique et politique, qui s’est définitivement concrétisée à la fin des années 80, avec l’accession aux responsabilités des Taïwanais de souche (Lee Teng-Hui).
Après ce rééquilibrage des relations, la Chine n’a pas abandonné l’idée d’utiliser la force, notamment parce que, conséquence de la démocratisation, la domination du Kuomintang s’est effritée et qu’à trois reprises, le Parti démocrate progressiste, ouvertement indépendantiste a gagné les élections : 2000-2008 (présidence Chen Shui-Ban), 2016-2024 (Tsai Ing-Wen) et 2024 (Lai Ching-te). Ainsi, dès 1996, au moment des élections présidentielles taiwanaises, les premières à recourir au suffrage universel direct, la RPC avait annoncé qu’elle conduirait de nouveau un exercice de tir réel. Il s’agissait d’intimider des électeurs devenus souverains au plein sens du mot. Dans cet exercice la RPC avait notamment menacé de lancer des missiles jusqu’à 40 miles des deux ports principaux de Taïwan (Keelung et Kaohsiung), avait massé 150 000 hommes pour l’exercice ultérieur et déplacé 300 avions de combat vers des bases situées à distance de tir de Taiwan. Les Etats-Unis avaient immédiatement répondu en déployant un second porte-avions, le USS Nimitz (CVN-68) et son Battle Group dansla zone du détroit de Taiwan.
Le résultat politique pour la Chine avait été un échec complet puisque les deux candidats les plus en faveur de l’unification étaient arrivés troisième et quatrième, avec un total de voix ne dépassant pas le quart des suffrages.
C’est à l’aune de ce passé assez récent qu’il faut analyser l’exercice de 2024. Au plan militaire, on peut souligner qu’il n’a mobilisé « que » 125 avions chinois, un porte-avion, cinq navires de garde-côtes, ce qui peut paraître bien moins agressif que le précédent de 1996. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que que ces dernières années, le pic de sortie sur une seule journée n’avait jamais dépassé 56 appareils aériens (octobre 2021) et que pour la première fois, la Chine a utilisé le CGC-2901, un bateau patrouilleur monstre de 165 mètres de long qui pèse plus de 10 000 tonnes, c’est-à -dire l’équivalent d’un destroyer américain. C’est plus, par exemple, que les manœuvres militaires qui avaient émaillé la visite de Nancy Pelosi en 2022 (22 avions, 5 missiles, quelques navires mais pas de patrouilleurs).
Le but était d’impressionner, pas de risquer un conflit avec Washington. Taïwan n’est pas en soi un motif d’inquiétude. Le vrai risque est que ce ballet incessant autour de l’île d’avions et de navires dégénère un jour en accident, impliquant deux puissances nucléaires, et conduisant l’un ou l’autre à répliquer ou escalader. C’est ce qu’on pourrait appeler un chicken game – ce jeu où deux voitures se précipitent l’une sur l’autre, la poule mouillée étant celui qui s’écarte le premier – dangereux. La Chine positionne dans ses provinces (le Fujian) face à Taiwan un nombre croissant de missiles, la plus grande concentration d’armes offensives au monde, Moyen-Orient excepté. Sous embargo sur les armes par l’UE, la Chine achète croiseurs, sous-marins et chasseurs dernier cri à la Russie. Elle acquiert également des missiles balistiques qui peuvent frapper des cibles en mer, des mines marines, et de la technologie capable de bloquer les satellites GPS dont la Navy américaine dépend. Une évaluation globale et précise du potentiel militaire de Pékin n’est pas aisée tant la Chine s’efforce de travestir son effort de défense, sans que l’on sache s’il s’agit pour elle de dissimuler sa force ou ses faiblesses. Les chiffres sont cependant trompeurs : ils n’intègrent pas l’acquisition de matériels étrangers, les dépenses au profit des forces de police paramilitaires et le financement des forces nucléaires et balistiques.
Outre le fait de miser sur l’absence de réaction forte de Washington, cela permet aussi à la Chine de peser sur l’élection.
Peser plus qu’influencer. Trump comme Harris ne sont guère sinophiles – comme l’avait pu l’être par le passé Bill Clinton ou Richard Nixon – et sont plutôt d’accord sur la menace chinoise. Il serait donc exagéré de dire que la Chine a un candidat favori.
En effet, si les Chinois redoutent Trump qui leur a laissé un mauvais souvenir en termes de guerre commerciale, ils savent aussi que Kamala Harris se pose en successeur d’un Joe Biden qui a poursuivi une diplomatie offensive sur la question de Taïwan. Il a notamment rompu avec l’ambiguïté stratégique que la puissance américaine laissait planer sur l’île en affirmant que les Etats-Unis défendraient militairement l’île en cas d’invasion.
Le premier est très connu, mais il a un avantage : il est l’un des seuls présidents à ne pas avoir déclenché de conflits et avait affirmé que Taïwan devrait payer les Etats-Unis pour l’assurance militaire que ces derniers lui prodiguent. La seconde peut susciter l’anxiété car ses idées sont moins connues des Chinois. Néanmoins, son vice-président, Tim Watts, a travaillé par le passé en Chine, y a passé sa lune de miel, et connaît très bien le pays, même s’il est critique du régime.
Il faut donc voir cette manœuvre comme un message urbi et orbi, destiné à rappeler les positions de la Chine, à intimider Taïwan et à donner un avant-goût aux deux prétendants des risques que pourraient susciter des politiques trop belliqueuses.
En réalité derrière le sujet de Taïwan, c’est la question de la rivalité stratégique mondiale qui est posée. Les Etats-Unis ont réussi à abattre l’URSS en l’épuisant, après que cette dernière avait menacée en 1957 de les rattraper. Le Japon a ensuite fait les frais, dans les années 80, de cette volonté de maintenir le leadership impérial américain, en se faisant couper les ailes au plan économique. Reste donc la Chine.
Comme le disait Mao Zedong à Nixon en 1971 « Vous savez, Président Nixon, l’histoire de notre amitié avec Chiang-Kaï-shekest bien plus ancienne que l’histoire de votre amitié avec lui. Nous avons conclu une alliance avec lui dans les années 1920… Pour le moment, nous pouvons nous passer des Taïwanais. Nous rediscuterons de nos liens avec eux, disons … dans cent ans. Pourquoi nous hâter ? Taïwan est la petite question, comparée à la grande question qui est le monde. »
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Julien Aubert est ancien député de Vaucluse, vice-président des Républicains et président d’Oser la France, mouvement d’inspiration gaulliste.
