Entretien avec Yannis Kadari, historien et fondateur/dirigeant du groupe de presse Caraktère
Le Dialogue : Vous êtes éditeur de presse spécialisée, pouvez-vous vous présenter ?
Yannis Kadari : Je suis historien, conférencier, auteur et éditeur. J’ai fondé ma société Caraktère en juin 2003. En 20 ans, j’ai créé sept magazines spécialisés, dont cinq sont toujours en activité, pour un total d’environ 500 numéros publiés et 240 hors-séries, auxquels s’ajoutent 70 livres. Au cours des dix dernières années, notre chiffre d’affaires a varié de 2,2 à 2,8 millions d’euros.
En parallèle, de 2010 à 2016, j’ai créé et codirigé une collection de biographies consacrée aux grands chefs politiques et militaires de la Seconde Guerre mondiale aux éditions Perrin, l’une des plus anciennes et prestigieuses maisons d’édition de France. J’y ai notamment commis un ouvrage consacré au général Patton. Enfin, j’administre aussi des entreprises en lien avec la presse et l’édition au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Espagne.
LD : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans ce milieu ?
YK : La passion : j’ai commencé à m’intéresser aux grands conflits du XXe siècle dès l’âge de neuf ans ; j’en ai aujourd’hui 52 ! Ma formation universitaire me destinait à une carrière bien différente, mais au seuil de la trentaine, quelques rencontres ont changé la trajectoire de ma vie professionnelle, et c’est armé de mon enthousiasme, et non sans une certaine candeur, que je suis devenu éditeur de presse en 2003 ; ou comment passer de la lecture à l’écriture ! J’ai alors découvert un monde très particulier, avec son jargon, ses rapports de force, un rythme de travail soutenu – le fameux stress des bouclages – et l’omniprésence d’un État français très interventionniste et pas toujours pour le mieux.
LD : Est-ce qu’aujourd’hui vous recommenceriez une telle « aventure » ?
YK : S’il m’était possible de revenir jusqu’à l’orée de l’été 2003, en sachant ce que je sais aujourd’hui, ma réponse serait oui, mais en m’y prenant différemment. En revanche, si votre question consiste à ma demander si aujourd’hui, dans les circonstances du moment, l’aventure de la presse me tenterait encore, la réponse serait non, car les conditions pour pouvoir se lancer avec de bonnes chances de réussite ne sont plus réunies selon moi.
LD : Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionne la presse écrite ?
YK : Schématiquement, journaux et magazines sont livrés à des messageries de presse ; il en existe deux en France, organisées sous forme de coopératives. Mandatée par l’éditeur pour organiser la distribution de ses publications, la messagerie va répartir les parutions vers des grossistes qui vont les déployer auprès des points de vente. Elle est aussi chargée du flux retour, c’est-à-dire de relever et de comptabiliser les invendus, puis de les pilonner. Elle gère les flux financiers, et se rémunère en prélevant un pourcentage (grosso modo 55 %) sur les ventes de l’éditeur. Tout ceci représente un gigantesque défi logistique : les Messageries Lyonnaises de Presse (MLP) gèrent par exemple 80 000 tonnes de papier par an, soit 400 millions d’exemplaires pour 3 800 magazines environ.
Les messageries sont donc les partenaires incontournables des éditeurs. Mais elles ne sont pas les seules, car la presse est un écosystème économique complexe animé par 4 200 maisons d’édition et 55 000 journalistes. À cela il faut ajouter les infographistes, les iconographes, les relecteurs-correcteurs, les pigistes, les imprimeurs, etc. On parle de centaines de milliers d’emplois directs et indirects, notamment en prenant en compte les 49 800 salariés œuvrant dans les 6 900 entreprises spécialisées dans le commerce de détail de journaux.
LD : Quel regard portez-vous sur l’évolution de la presse en France depuis la création de votre entreprise en 2003 ?
YK : Nous tombons de Charybde et Scylla. Au cours de la dernière décennie, la valeur ajoutée de la presse écrite a reculé de 29 %, passant de 6,2 milliards d’euros en 2010 à 4,4 milliards en 2020.
Commençons par les « journaux », les quotidiens d’Information Générale et Politique (presse IGP) nationaux et régionaux : le pays en comptait 203 au lendemain de la Libération, aujourd’hui, il y en a moins de 70, y compris les « gratuits » créés au tournant des années 2000. Bien qu’appartenant à de puissants groupes industriels ou financiers, ces survivants sont tous massivement subventionnés[1] par l’État, tandis que leurs tirages sont en chute libre : au cours de la dernière décennie, ceux-ci ont été divisés par trois, avec 640 000 exemplaires imprimés en moyenne.
Pour la presse magazine indépendante la situation n’est guère meilleure, à la différence près qu’elle n’est pas subventionnée[2] : les ventes et les abonnements sont en baisse, tandis que les recettes publicitaires ont chuté de 53 % entre 2011 et 2021. À cela, il faut ajouter l’effondrement du réseau de distribution traditionnel (kiosques, maison de la presse, bars-tabacs et librairies-papeteries) qui a perdu plus de 30 % de ses points de vente dans les dix dernières années. Et ce processus de désertification des « marchands de journaux » de se poursuivre implacablement : Ainsi, il n’est pas rare de voir des communes de 15 ou 20 000 habitants sans aucun point de vente, à l’exception du rayon presse du supermarché local.
Tout ceci s’est évidemment traduit par des désastres économiques qui ont eu un impact massif sur le secteur : rappelons par exemple la faillite de la messagerie Presstalis, ex-NMPP, en mai 2020, qui distribuait alors 75 % de la presse française et qui était financièrement soutenue par l’État depuis de nombreuses années. Une catastrophe financière sur fond de mensonges et de dissimulations qui a trouvé sa conclusion après des années durant lesquelles les éditeurs indépendants ont littéralement été pris en otage. Une affaire où l’incompétence et l’opacité le disputent à la négligence et à l’indolence des pouvoirs publics.
Rappelons les faits : en 2013, alors que la presse est déjà en crise, la direction de Presstalis établit un plan stratégique de développement totalement chimérique. Le coût en est exorbitant : 50 millions d’euros. Les effets escomptés ne sont évidemment pas atteints et les dettes s’accumulent. On les camoufle. Pour survivre, Presstalis emprunte discrètement des fonds garantis par le « ducroire », c’est-à-dire l’argent provenant des points de vente, avant qu’il ne soit versé aux éditeurs. Dans le même temps, la direction de l’entreprise, a priori satisfaite de ses performances, se verse des salaires si confortables qu’ils en sont gardés confidentiels ! Les notes de frais dispendieuses se multiplient, et on observe des cas de favoritisme, les plus gros éditeurs bénéficiant de remises illicites estimées à 10 millions d’euros, tandis que les maisons modestes, comme la mienne, sont confrontées à des hausses régulières des barèmes de distribution, et à une nette dégradation de la qualité des prestations facturées.
En 2017, les pertes et les dettes abyssales de la messagerie ne pouvant plus être passées sous silence, une nouvelle direction prend les commandes de Presstalis, et des millions d’euros d’argent public sont mobilisés pour mettre en place un plan social. Mais rien n’y fait, et en décembre 2017, Presstalis est en cessation de paiement, avec 350 millions d’euros de fonds propres négatifs et une perte de 58,7 millions. Coup de tonnerre ! La société qui a un gigantesque besoin en trésorerie annonce par un coup de fil à ses clients éditeurs qu’elle va retenir 25 % des sommes qu’elle leur doit en décembre 2017 et en janvier 2018 !
Mis devant le fait accompli et menacés par cette mesure, plusieurs éditeurs manifestent la volonté de mettre un terme au contrat les liant à Presstalis. En réponse, le gouvernement français annonce vouloir assurer la pérennité de Presstalis, et il fait prononcer à l’ARCEP[3] un moratoire gelant les départs des éditeurs qui sont contraints de rester à bord du navire qui sombre. Au début de l’été 2018, les fonds bloqués sont finalement rendus par Presstalis à ses clients, à la condition sine qua non que ceux-ci acceptent de lui verser une contribution de 2,25 % de leur chiffre d’affaires pendant cinq ans ! Un véritable racket établi avec la bénédiction de l’État, qui vient s’ajouter à des barèmes de distribution déjà très lourds. Dans le même temps, les éditeurs ayant manifesté la volonté de quitter la messagerie ne sont toujours pas autorisés à le faire.
Il faudra attendre mai 2020, et la faillite de Presstalis pour que les éditeurs ayant survécu puissent enfin être libres de passer à la concurrence. Quant à l’État, il aura injecté 68 millions d’euros supplémentaires en pure perte et fragiliser une filière entière pour maintenir à flot une messagerie mal gérée depuis des décennies et vouée à s’écrouler ! L’histoire de Presstalis illustre la situation de la presse française, et les effets pervers induits par l’omniprésence d’une puissance publique décidée à en faire un marché administré (et dépendant), en favorisant certains acteurs au détriment d’autres.
LD : Quelles sont, selon vous, les perspectives pour la presse indépendante en France ?
YK : Elles sont mauvaises. Les premiers chiffres sont tombés pour l’année 2023, et à périmètre constant, la diffusion de la presse est en recul de 4,6 % par rapport à 2022. Un résultat qui s’inscrit dans la continuité des années précédentes.
Et puisque le réseau de points de vente ne cesse de rétrécir comme peau de chagrin, les pouvoirs publics ont classiquement choisi de gérer la pénurie, en régulant la distribution de la presse via la mise en œuvre de mesures d’assortiment et de plafonnement que les Soviets eux-mêmes n’auraient pas renié (loi n° 2019-1063). Concrètement, cela signifie qu’il est désormais impossible pour les éditeurs indépendants d’accéder aux points de vente de leur choix ; de la même manière, les quantités livrées sont soumises à un plafonnement strict imposé par le réseau, et comme ces quantités ont tendance à baisser de numéro en numéro, il est certain que de plus en plus de titres vont disparaître des linéaires. Autrement dit, l’éditeur a totalement perdu la main sur son outil de distribution : il ne décide plus de ses tirages, ni de ses zones de chalandise. Comment peut-on imaginer qu’une mesure aussi inique et rigide pourrait sauver ce qu’il reste de la presse indépendante française ? Pour 2023, il se chuchote déjà que les quantités livrées ont chuté de 10 % et les ventes de 8 %. La diversité et la pluralité des titres ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir.
Inutiles de préciser que ces mesures ne concernent pas la presse IGP : déjà massivement subventionnée, elle jouit en prime d’un droit absolu à la distribution, les points de vente ne pouvant s’opposer à la diffusion de ces titres. L’État a choisi le « deux poids deux mesures », et la presse indépendante sera sacrifiée.
LD : A l’heure où tout le monde parle de digitalisation des contenus, que pensez-vous de la numérisation de vos contenus pour les distribuer ? Quelle part représente ce support dans vos ventes globales ?
YK : Il est indéniable que l’écran est devenu prépondérant, mais pas comme nous pourrions l’entendre à prime abord, je m’explique. Nous avons lancé les versions digitales de nos magazines en 2015 sur les principales plateformes numériques, et comme pour l’immense majorité de nos confrères de la presse magazine spécialisée et indépendante, ça n’a guère été un succès. À dire vrai, la rentabilité peine à être attente, et l’équilibre demeure fragile.
Les lecteurs n’ont pas adhéré au concept du magazine en ligne, auquel ils ont préféré les blogs, qui ont eux-mêmes été supplantés récemment par les podcasts et les vidéos. Rappelons que sur un total de 23 milliards de visites sur les sites et applications de la presse française, 20 milliards ont été réalisées depuis des téléphones portables ; or lire un article de plusieurs pages sur un petit écran, même avec un format adapté, est une vraie gageure. En quelque sorte, l’oral est en train de reprendre la main, on en revient au crieur public d’antan version 2.0. Le problème, c’est qu’en la matière, le pire côtoie le meilleur et que si le tri est aisé pour des auditeurs avertis, il est quasiment impossible pour un béotien. Il est donc très probable qu’on finisse par y perdre sur le plan qualitatif. C’est le prix à payer pour la gratuité de ces contenus.
[1] Ces aides sont exclusivement réservées aux titres de la presse IGP, ce qui exclut de facto l’immense majorité des magazines indépendants. À titre d’exemple, « Aujourd’hui en France/Le Parisien » est le titre le plus aidé avec 13,5 millions d’euros de subventions en 2021.
[2] Au titre de la péréquation, elle est même contrainte de payer une partie des coûts de la distribution des journaux quotidiens.
[3] Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). Il s’agit d’une autorité administrative indépendante dirigée par un collège dont les membres sont nommés par le Président de la république, le Premier ministre, le Sénat et l’Assemblée nationale.
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.