Les violentes émeutes qui touchent la Nouvelle-Calédonie depuis plus d’une semaine ont été principalement déclenchées par des tensions politiques liées à la réforme du corps électoral. La loi, votée le 15 mai dernier, visant à élargir le corps électoral pour les élections locales, a suscité de vives réactions, notamment parmi les indépendantistes kanaks (le peuple autochtone) qui voient cela comme une menace pour leur influence politique et leur droit à l’autodétermination
En dépit du couvre-feu instauré par le haut-commissaire pour tenter de contenir les violences, les incidents ont conduit à une centaine de blessés parmi les forces de l’ordre et six morts sont à déplorer.
Les appels à manifester initiaux des indépendantistes ont ainsi très vite dégénéré après le vote de la loi élargissant le corps électoral.
Les émeutes ont également bloqué la vie quotidienne, avec des vols annulés et des établissements scolaires fermés pour des raisons de sécurité, des millions d’euros de dégâts matériels et un lourd préjudice économique pour les sociétés locales. Des casernes de gendarmes et des civils ont été attaquées dans de véritables « chasses aux blancs », faisant, on l’a dit, 6 morts (dont 2 gendarmes). De véritables milices d’autodéfense se sont alors constituées. Ces événements reflètent les profondes divisions au sein de la société calédonienne, entre ceux qui souhaitent une plus grande autonomie voire l’indépendance, et ceux qui préfèrent maintenir des liens étroits avec la France.
Face à une situation jugée « insurrectionnelle » par le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, voire de véritable « guerre civile » par certains responsables politiques locaux, l’état d’urgence a été décrété, mercredi soir, pour une durée initiale de douze jours. Il permet notamment de restreindre les libertés de circulation et de réunion et certains moyens de communication, comme le réseau social TikTok.
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Un vote qui a mis le feu aux poudres
Depuis l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, seules les personnes possédant la citoyenneté calédonienne, selon des critères spécifiques, peuvent voter aux élections provinciales et aux référendums. Il est par exemple nécessaire d’avoir vécu en Nouvelle-Calédonie entre 1988 et 1998 ou d’être né d’un parent remplissant cette condition pour entrer dans le corps électoral.
Ces règles doivent garantir une représentation adéquate des Kanaks, le peuple autochtone, qui représente 41% de la population calédonienne, selon l’Institut de la statistique de Nouvelle-Calédonie. En conséquence, environ un citoyen sur cinq est aujourd’hui exclu du processus électoral. Une part passée de 7,46% de la population en 1999 à 19,28 % en 2023, souligne le Sénat. Et une situation “contraire aux principes démocratiques et aux valeurs de la République”, selon le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.
La réforme constitutionnelle votée par l’Assemblée nationale le 15 mai dernier prévoit donc de lever cette restriction en ouvrant le droit de vote aux résidents présents dans l’archipel depuis au moins dix ans. Selon un rapport du Sénat, cette révision augmenterait la composition du corps électoral de 14,5%, en y ajoutant 12 441 natifs de Nouvelle-Calédonie et 13 400 citoyens français.
Les indépendantistes craignent que cette révision affaiblisse en termes d’influence et de représentativité le peuple kanak.
Les Accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) ont été des tentatives majeures pour apaiser les vieilles tensions. Ces accords prévoyaient une autonomie accrue pour la Nouvelle-Calédonie et un processus progressif de décolonisation, avec des référendums sur l’indépendance.
Trois référendums sur l’indépendance ont donc eu lieu en 2018, 2020, et 2021. Lors de chaque vote, la majorité des électeurs a choisi de rester au sein de la République française, bien que les résultats montrent une division notable entre les communautés. Ces votes ont souvent été suivis de tensions et de manifestations, notamment de la part des partisans de l’indépendance. Les résultats du dernier référendum de 2021, où 96,5 % ont voté pour rester français (dans un contexte de boycott par les indépendantistes), ont exacerbé les frustrations des Kanaks et des autres partisans de l’indépendance, qui estiment que le processus électoral n’était pas équitable.
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Une longue histoire de violences
L’histoire de la Nouvelle-Calédonie a toujours été marquée par les révoltes anticoloniales. Quand la France prend possession de ce territoire habité par les Kanaks en 1853, elle le transforme en une colonie de peuplement, sur le modèle de l’Algérie. Elle y construit des bagnes et y envoie des opposants politiques, comme des communards dont la célèbre Louise Michel ou des Kabyles opposés à la présence française en Algérie. Des réserves sont créées pour les « indigènes » kanaks, dépossédés de leurs terres et soumis au travail obligatoire.
En 1878, une grande révolte kanake éclate contre la spoliation des terres par les Européens. Quelques 600 insurgés et 200 Européens sont alors tués, des tribus décimées et 1 500 Kanaks contraints à l’exil.
Plus près de nous, dans les années 1980, ce territoire, administré sous le statut de collectivité sui generis française, a été marqué par de nouvelles violences entre Kanaks et Caldoches (les Européens installés en Calédonie), qui culminent avec la prise d’otage de gendarmes et l’assaut de la grotte d’Ouvéa en mai 1988, au cours desquels 19 militants kanaks et deux militaires français avaient été tués. En juin de la même année, la signature des accords de Matignon scelle une première étape dans la réconciliation et conduit à une période d’accalmie.
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Un « Caillou » très convoité…
Le « Caillou » (surnom de ce territoire) est éminemment stratégique. D’abord par sa position géographique. Située à environ 1 200 kilomètres à l’est de l’Australie et au nord de la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie est placée au cœur de l’Océan Pacifique. Cette position centrale en fait un point d’ancrage majeur entre les Amériques, l’Asie, et l’Océanie.
De même, notamment pour la France, la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’une vaste ZEE, s’étendant sur environ 1,4 million de kilomètres carrés. Cette zone offre des opportunités pour la pêche, l’exploration et l’exploitation des ressources marines, et permet un contrôle sur des routes maritimes stratégiques. C’est pour cela que Paris y maintient une présence militaire significative, ce qui lui permet de projeter son influence dans le Pacifique Sud, en assurant la surveillance des routes maritimes et aériennes principales. Le « Caillou » sert également de point d’appui pour la France et l’UE dans leurs relations avec les pays du Pacifique et les alliances comme avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.
Enfin, l’archipel possède des réserves importantes de nickel (entre 20% et 30% des ressources mondiales), un métal blanc argenté, hautement stratégique, utilisé dans de nombreuses industries, y compris l’acier inoxydable et les batteries des voitures électriques.
Une richesse considérée comme cruciale pour la souveraineté de l’industrie automobile française. Or le secteur du nickel, premier employeur du territoire, connaît une grave crise mondiale liée à la baisse des prix…
Il n’en reste pas moins que cette richesse en ressources naturelles et la position géostratégique de l’archipel attirent l’intérêt des grandes puissances économiques et particulièrement dans le contexte des rivalités croissantes dans le Pacifique entre ces grandes puissances comme en premier lieu la Chine et les États-Unis …
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Guerre hybride et main de l’étranger ?
Au-delà d’écorner pour une énième fois l’image de la France à l’international, les évènements en cours en Nouvelle-Calédonie (ils sont très couverts à l’étranger et les scènes d’insurrection sont diffusées de manière virale, surtout dans la zone Asie-Pacifique) ne font qu’attiser les convoitises, on l’a dit, d’États hostiles à Paris.
Bien sûr, dès les premiers jours des émeutes, nos chers « experts/charlatans » des plateaux TV, fidèles à leur hystérie anti-russe qui frôle de plus en plus le ridicule, ont évoqué la main de Moscou ! Certes. Il est vrai que la propagande du Kremlin s’en donne à cœur joie pour discréditer une nouvelle fois la France. Et effectivement, avec les dernières positions folles et inconsidérées du président français sur la guerre en Ukraine, on n’en attendait pas moins des Russes. Emmanuel Macron et ses équipes, ignares en géopolitique, ont oublié que celle-ci « sert d’abord à faire la guerre » mais aussi à faire ou préserver la paix, et surtout, à ne pas se créer de nouvel ennemi inutilement…
Plus sérieusement, certains ont également évoqué un éventuel soutien de l’Azerbaïdjan aux émeutiers, à l’instar du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, lui-même, comme le rappelle notre chroniqueur Olivier d’Auzon dans son article publié hier sur Le Dialogue.
N’oublions pas aussi de regarder « les mains de l’étranger » du côté de nos soi-disant alliés… Car n’oublions pas qu’en politique étrangère, « il n’y a pas d’amis, il n’y a que des intérêts » !
Les Australiens et surtout les Américains (adeptes du « coup de poignard » dans le dos de leurs alliés) n’essuieraient aucune larme si la France devait abandonner la Nouvelle-Calédonie. Bien au contraire, ils s’empresseraient d’essayer de prendre sa place !
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L’ombre de la Chine…
Quoi qu’il en soit, la puissance qui a le plus intérêt à déstabiliser la France en Nouvelle-Calédonie reste sans commune mesure la Chine. Nous avons déjà traité de l’ombre de l’Empire du milieu dans cette zone, contre les intérêts français dans nos colonnes, avec un article de Julien Aubert en mai 2023 et celui de votre serviteur en février 2024.
En effet, la Chine a accru ses investissements en Nouvelle-Calédonie, particulièrement dans le secteur minier. Le nickel, utilisé dans la fabrication des batteries lithium-ion, est une ressource de grande valeur pour les Chinois, qui cherchent par ailleurs à sécuriser leurs approvisionnements pour soutenir leur industrie technologique et énergétique.
Ils utilisent leur diplomatie économique pour renforcer leur influence dans le Pacifique, en investissant dans des infrastructures et des projets de développement, afin de gagner du soutien parmi les populations locales et les élites politiques. Cette stratégie vise à affaiblir l’influence traditionnelle des puissances occidentales, notamment la France.
De même, l’ingérence chinoise est de notoriété publique et Pékin financerait les groupes indépendantistes kanaks qui voient dans les Chinois des partenaires potentiels pour assurer une indépendance économique vis-à-vis de la France. La Chine pourrait offrir un soutien financier et technique en échange d’un accès privilégié aux ressources naturelles et les ports de l’île, voire créer des bases… Car le « Caillou » serait un porte-avions insubmersible idéal face à l’Australie et les bases américaines de la zone et lui permettrait de briser l’encerclement dont elle fait l’objet de la part du Japon, de Taïwan et des Philippines, tout en renforçant sa présence dans l’arrière-cour du Down Under.
En attendant, nul ne sait encore comment Emmanuel Macron et son gouvernement, habitués à être forts avec les faibles et faibles avec les forts, résoudront cette nouvelle crise. Ce qui est certain c’est que le « en même temps », si cher à la macronnie, n’apportera pas de solution pérenne et définitive. C’est assez inquiétant. Car au vu de l’aveuglement géopolitique déconcertant de nos responsables actuels en Afrique ou sur la guerre en Ukraine, ce qui se joue en Nouvelle-Calédonie, mais également dans nos autres territoires ultra-marins, c’est la défense même de la France et sa future place dans ce nouveau Grand Jeu international et le basculement historique en cours du centre de gravité de la géopolitique mondiale…
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Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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