Le 8 mai de cette année, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a rejeté l’action de Gulbakhor Ismailova dans l’affaire (T-234/22) qui l’oppose au Conseil de l’Union européenne. Mme Ismailova est la sœur du milliardaire russe d’origine ouzbèke Aliсher Ousmanov (figurant sur la liste des sanctions européennes). En avril 2022 le Conseil de l’UE a imposé des sanctions contre elle puisqu’il considérait qu’« Ousmanov avait indirectement transféré des actifs à sa sœur » en l’appointant en tant que bénéficiaire des compagnies de trust. D’après le Conseil, Mme Ismailova « s’appuyait sur un réseau des sociétés écrans pour dissimuler la richesse de son frère ».
Dans son action elle demandait de lever des mesures restrictives qui avaient été imposées après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La Cour de justice de l’UE a statué qu’elle avait perdu son affaire relative à la levée des sanctions et qu’elle devrait payer les frais de justice liés au procès.
L’affaire est suivie de près par les experts et les praticiens du droit car elle soulève la question concernant l’attitude des tribunaux européens et des autorités de l’UE vis-à-vis des trusts en tant que construction de la Common law largement utilisée, notamment, dans le cadre de la planification successorale, y compris par des hommes d’affaires et politiques européens[1].
Dans ce contexte, la logique de la CJUE et ses conclusions inclues dans ledit arrêt soulèvent quelques remarques de nature juridique.
La Cour a substitué la motivation des sanctions (qui relèvent des compétences du Conseil)
A la lecture de l’arrêt de la CJUE, il semble qu’elle ait négligé des erreurs apparentes dans la motivation des sanctions, approuvée par les représentants des États membres de l’UE, et qu’au lieu de constater ce fait la CJUE ait substitué la motivation des mesures restrictives par la sienne.
Le Conseil de l’UE avait imposé des mesures restrictives à l’encontre de Mme Ismailova au motif qu’elle serait la « propriétaire bénéficiaire » de certains actifs inclus dans les trusts en question, tels que le célèbre yacht « Dilbar » mesurant 156 mètres. Malgré l’apparente simplicité et l’univocité de cette formule, la CJUE a rejeté le moyen de Mme Ismailova relatif à l’invalidité des sanctions prises à son encontre, dans le contexte duquel elle faisait valoir qu’elle n’était que bénéficiaire du trust et qu’elle ne possédait pas, directement ou indirectement, les biens du trust[2].
Selon la CJUE, bien que les arguments de Mme Ismailova ne soient pas dénués de fondement, le fait qu’elle en effet ne possède pas les biens du trust ne rend pas les sanctions illégales, puisque son statut de bénéficiaire suffit pour justifier les mesures restrictives prises à son encontre.
Cependant, la CJUE a qualifié l’indication explicite dans les actes du Conseil de l’UE que les sanctions contre Mme Ismailova avaient été imposées en raison de son rôle de « propriétaire bénéficiaire » des actifs du trust et non de son rôle de « bénéficiaire » d’une « imprécision terminologique ».
Même si, à première vue, une telle distinction entre une « bénéficiaire du trust » et une « propriétaire bénéficiaire des actifs du trust » peut paraître insignifiante aux spécialistes des systèmes juridiques continentaux, elle est cruciale du point de vue de la Common law, car la propriété et le droit de recevoir des avantages potentiels futurs (attachés au statut de bénéficiaire dans une fiducie) impliquent, en vertu de la Common law applicable, deux types de relations patrimoniales différents.
Il y a donc lieu de constater que la compréhension initiale du rôle de Mme Ismailova par le Conseil, telle qu’elle a été exposée dans la motivation [des sanctions] à son encontre, était erronée et n’était pas étayée par un examen congruent des pouvoirs et des droits effectifs de Mme Ismailova. Cependant, au lieu de corriger cette erreur et d’annuler les mesures restrictives, la CJUE a substitué la motivation du Conseil de l’UE par la sienne et a fait la sourde oreille à la notion juridique de trust dans le contexte de la Common law.
Quelle est la corrélation entre l’arrêt de la CJUE et la Common law applicable ?
Un autre exemple de la cour passant outre à la Common law applicable et n’analysant pas le fond de la question consiste dans l’interprétation de l’instrument d’« exclusion » utilisé par un trustée pour protéger les droits des bénéficiaires non-frappés par des sanctions et pour dûment exécuter des obligations imposées au trustée. Il convient de noter que cet instrument n’est pas mentionné dans la justification formelle des sanctions à l’encontre de Mme Ismailova, de sorte que le raisonnement de la CJUE à cet égard est également un exemple de substitution de la justification officielle publiée.
En plus, la CJUE a conclu que – dans le cas où des sanctions sont imposées à l’encontre d’un bénéficiaire – une « exclusion » automatique d’un bénéficiaire (c’est-à-dire la privation de son droit d’être pris en compte pour la réception des avantages de la fiducie) doit être qualifiée d’appropriation de biens illégale. Cette conclusion, formulée sans consultation préalable avec les spécialistes de la Common law qui pratiquent dans le domaine des trusts, semble dénuée de sens, car une personne est privée de son droit d’obtenir des avantages dès que des sanctions à son encontre entrent en vigueur.
Les mécanismes d’« exclusion » de ce type sont souvent utilisés par des trustées professionnels, qui tentent par tous les moyens de garantir l’intégrité d’une fiducie et l’exécution appropriée de ses obligations liées à sa préservation et sa gestion en conformité avec toutes les normes applicables, y compris la législation et les règlements dans le domaine des sanctions.
Même si la CJUE ne maîtrise pas pleinement ce concept juridique de fiducies qui s’avère assez complexe et issu de la Common law, force est de constater que ses conclusions sur les fiducies et le rôle de Mme Ismailova dans celles-ci ne sont pas étayées par une analyse approfondie et conduite de concert avec les spécialistes compétents dans le domaine des trusts de la Common law. Ainsi, les articles de presse restent-ils la seule justification de preuve. Cet argument paraît être en contradiction avec l’approche d’autres organismes et tribunaux internationaux aux affaires similaires très médiatisées.
D’ailleurs, La CJUE a douté qu’un mécanisme d’« exclusion » ait été mis en œuvre par des fiducies de bonne foi, en affirmant que sa vraie vocation était de dissimuler « la richesse de M. Ousmanov ». De son côté, puisque Mme Ismailova était bénéficiaire et, en vertu de ce même mécanisme, était automatiquement exclue dès que les sanctions étaient imposées à son encontre, elle aurait participé au schéma de dissimulation d’actifs susmentionné.
Il convient de noter que pour justifier les sanctions à l’encontre de Mme Ismailova les actes officiels du Conseil de l’UE font également référence à sa participation au schéma de dissimulation de « la richesse de M. Ousmanov », en précisant toutefois que cette dissimulation a été effectuée par le biais d’un réseau de sociétés offshore et non par un système d’« exclusion » des bénéficiaires, comme l’affirme la CJUE. Il s’agit là d’un autre exemple de divergence majeure entre les conclusions de la CJUE et les décisions du Conseil de l’UE contestées.
Cependant, une fois le transfert des actifs dans une fiducie est accompli, le constituant perd tout droit sur ceux-ci et, désormais, ils relèvent de la propriété et du contrôle du trustée. Ainsi, il n’y avait aucune raison de considérer les actifs du trust comme « la richesse de M. Ousmanov », qu’il cherchait à dissimuler par le biais du mécanisme d’exclusion.
La motivation par la CJUE du lien commun et des avantages
La manière dont la CJUE a motivé la conclusion concernant les avantages que Mme Ismailova aurait tirés de M. Ousmanov via les trusts attire également l’attention.
Il ressort de l’arrêt que l’un des principaux arguments de la CJUE était que M. Ousmanov avait utilisé les biens transférés à la fiducie en vertu des contrats de location. La logique d’une telle conclusion est discutable car les actifs indiqués dans les actes contestés sont situés dans les pays de l’Union européenne et une personne sanctionnée (en l’occurrence M. Ousmanov) n’est plus autorisée à venir dans l’UE et n’est pas en mesure de les utiliser depuis sa mise à l’index par l’administration européenne, qui s’est produite avant l’introduction des nouvelles sanctions visant Mme Ismailova.
Du point de vue juridique, il n’était pas nécessaire de sanctionner Mme Ismailova pour empêcher M. Ousmanov de se servir de ces propriétés, car au moment où Mme Ismailova a été sanctionnée, son frère n’était déjà plus autorisé à les utiliser.
Tout cela confirme l’hypothèse que M. Ousmanov n’est plus en mesure de louer les biens susmentionnés depuis plus de deux ans. Peut-être l’a-t-il fait dans le passé, mais il reste difficile à comprendre comment de telles activités antérieures peuvent être considérées comme la preuve de « bénéfice » ou de « liens communs » dans le présent.
En conclusion, Mme Ismailova avait déjà renoncé de façon permanente et irrévocable à son droit de recevoir des avantages de fiducies[3].
Selon l’arrêt de la CJUE, la raison majeure de sanctionner Mme Ismailova est son statut de bénéficiaire des fiducies, et la suspension provisoire de ce statut n’exclut pas sa reconstitution ultérieure. Or, en mars 2024, Mme Ismailova avait déjà déclaré son exclusion permanente et irrévocable desdites fiducies, ce qui l’empêcherait dès lors de bénéficier du capital ou des revenus de ces mêmes fiducies dans le futur.
On peut se demander si ce changement de circonstances impactera la décision du Conseil de l’UE relatif aux mesures restrictives à l’encontre de Mme Ismailova, étant donné que, dans le passé, des situations similaires ont déjà été utilisées pour déclarer des sanctions comme illégales.
En conclusion, il est à noter que les sanctions personnelles de l’UE et le gel des actifs des hommes d’affaires russes constituent une réponse de l’Ouest largement annoncée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. En revanche, la qualité de leur motivation formulée par le Conseil de l’UE et les formules choisies par la CJUE pour ses décisions dans un certain nombre d’affaires dans lesquelles elles ont déjà été prononcées soulèvent souvent des questions parmi les juristes. A cet égard, les institutions européennes doivent être plus prudentes dans la justification des décisions politiques à prendre et reconnaître les erreurs lorsqu’elles sont évidentes. La levée des sanctions à l’encontre de personnes innocentes ne portera pas atteinte au système de droit européen, tandis que la mésestime des normes juridiques multipliera les accusations de non-respect du principe de séparation des pouvoirs et celles de partialité.
[1] Le trust ou la fiducie (du latin fiducia, « confiance ») est un concept juridique de gestion du patrimoine privé dans le droit anglo-saxon. Il désigne une entité, n’étant pas une personne morale, par laquelle une personne appelée « constituant » confie le droit de propriété sur des actifs, des droits ou des titres existants ou futurs à un tiers appelé « trustée » ; ce dernier préserve des actifs aux intérêts d’un ou plusieurs bénéficiaires, en les leur octroyant de son propre chef avec des conditions d’usage ou de durée définies. Par exemple, un parent peut établir une fiducie et en transférer des fonds de manière à ce que le trustée octroie des fonds pour les besoins des enfants du constituant, tels que définis par les termes de la fiducie, lorsqu’ils atteindront la majorité ou un autre âge prédéfini.
Cette conception de la fiducie existe depuis au moins trois siècles dans la Common law. Elle figure dans le droit néerlandais sous le nom de bewind et est similaire à la notion de Treuhand (confiance) du droit allemand et à waqf du droit musulman.
[2] Dans le cadre d’un trust, les biens sont entièrement et totalement détenus par le trustée.
[3] https://www.intellinews.com/sanctioned-sister-of-billionaire-usmanov-waives-right-to-benefit-from-family-trusts-318830/
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