Législatives : Le spectre du nazisme et le jour du castor

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Election Legislative

Nous sommes 80 ans ou presque après la fin de la seconde guerre mondiale, et pourtant la France semble bloquée dans un piège temporel. Comme le démontre la campagne actuelle des élections législatives en France, tout tourne autour du rabâchage ou ressassage hystérisé des « pages les plus sombres de notre Histoire », c’est à dire la France de Vichy, de la collaboration et plus largement des années de guerre. La plupart des acteurs qui parlent de cette période avec assurance sont nés bien après et ne l’ont pas connue. Voilà qui semble donner raison à Marx qui disait que l’Histoire se répète toujours deux fois, d’abord comme une tragédie, puis comme une farce. 

Pourtant cela fait bien longtemps que la boucle temporelle s’étire. Dans les années 80, le péril du « retour de la Bête immonde » a nourri l’imaginaire d’une « gauche antifasciste » résolue à faire barrière au FN. À cette époque, les calembours antisémites de Jean-Marie Le Pen et les pères fondateurs du FN (Pierre Bousquet, un ancien nazi ; Léon Gaultier, ancien waffen SS) fournissaient une base légitime à ces craintes. Le FN des années 80-90 assume la violence, verbale ou physique, qui le distingue de la droite modérée. Il multiplie les polémiques pour exister médiatiquement. Le 11 avril 2002, avec l’éviction de Lionel Jospin au profit de Jean-Marie Le Pen, a ensuite marqué comme un début de panique pour cette Gauche morale trahie par le peuple. 

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Quarante ans après, alors que le RN a rompu avec son père fondateur, qu’il a changé de nom et de programme, et lissé totalement sa communication, le bon sens implique cependant d’abord de se demander pourquoi la France continue à revenir sans cesse, tel Phil Connors dans « un Jour sans Fin », sur ces quatre années de son Histoire. Dans le film éponyme, le personnage incarné par Bill Murray, revit « le Jour de la Marmotte ». Ici, ce serait plutôt le jour du castor, cet animal spécialiste en digues et barrages. 

Accessoirement, il serait aussi utile de s’interroger sur la légitimité de cette politique d’excommunication, à l’égard d’un parti qui réunit un tiers des suffrages. D’autant que Jordan Bardella est lui-même né en 1995, sept ans après les derniers calembours de Jean-Marie Le Pen (« le détail » en 1987, « Durafour crématoire » en 1988). Il avait 1 an ou 2 lorsque le leader du FN évoquait l’inégalité des races ou encore agresse physiquement une candidate socialiste à Mantes-la-Jolie.

Néanmoins, la possibilité d’une accession de Jordan Bardella à Matignon est tranquillement comparée à … l’accession d’Adolphe Hitler au pouvoir en 1933. Ainsi une tribune de sportifs contre l’extrême-droite publiée récemment affirme-t-elle : « L’extrême droite est en opposition profonde avec la construction d’une société démocratique, tolérante et digne : l’Histoire le prouve. N’oublions jamais les leçons du passé : le nazisme et l’antisémitisme ont conduit à des atrocités inimaginables, y compris des génocides. Le Rassemblement National puise ses racines dans ces idéologies et continue aujourd’hui de se nourrir de racisme et de xénophobie. Ils exploitent nos souffrances et détournent nos espoirs. »

Le parallèle historique est assez bancal.

Rattacher le RN au nazisme a peu de sens, parce que le nazisme est une idéologie allemande. Au plan historique, la France n’a jamais connu d’extrême-droite nazie, c’est à dire conceptualisant une hiérarchie raciale et promouvant l’élimination des juifs. La France de Vichy était plutôt un nationalisme corporatisme défensif et contre-révolutionnaire. Le FN avait pour axes essentiels : l’identité nationale, la justification de la violence et la mémoire de la seconde guerre mondiale. Le RN, qui ne veut pas tuer la démocratie mais l’utiliser pour parvenir au pouvoir, représente une forme de populisme qui reste malgré tout placée sous une juridiction du politique beaucoup plus solide que dans le noir passé du XXe siècle.

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Il y a donc un paradoxe à craindre la résurgence en France … d’une chose qui n’a jamais eu lieu. Hitler était à Berlin, pas à Paris. Les Allemands, qui ont une AFD à 16% des voix alors que la tête de liste, Maximilian Krah, en pleine campagne des européennes, a osé dire que tous les SS n’étaient pas des criminels, devraient logiquement plus s’inquiéter. 

Rappelons que l’extrême-droite française, influencée par Charles Maurras, n’avait pas les mêmes caractéristiques intellectuelles que le paganisme nazi. Baignée d’esprit monarchiste et de néo-catholicisme, elle n’appréciait guère la radicalité païenne et sociale (nazi veut dire national-socialiste) car ses mythes fondateurs étaient teintés d’Ancien Régime. Certains militants d’extrême-droite refusèrent ainsi la collaboration. Le commandant Georges Loustaunau-Lacau et Marie-Madeleine Fourcade, future dirigeante du réseau de résistance Alliance, restèrent à Vichy tout en conspirant contre l’occupant. Le monarchiste Gilbert Renault, un patriote nourri de l’Action française de Maurras, intégra, comme beaucoup de ses congénères, les services secrets gaullistes – résistants juifs, militants de gauche et nationalistes de droite tous réunis sous la bannière de la France libre.

Si on était taquin, mais ces sujets sont douloureux, on pourrait inversement rappeler que certains radicaux socialistes (René Bousquet), socialistes (Marcel Déat, Marc Augier, Jean ­Luchaire) ou communistes (Jacques Doriot) collaborèrent activement avec les nazis et que c’est la chambre du Front populaire qui vota les pleins pouvoirs à Pétain. 

Bref, l’Histoire est toujours plus complexe que les caricatures, et le choix de résister ou de collaborer fut aussi affaire de choix personnel et individuel. 

Cela ne signifie pas que l’extrême-droite française, par son ancrage anti-républicain, ne soit pas tout aussi dangereuse pour la démocratie, mais on ne peut à mon sens mettre un signe égal avec l’allemande. 

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Ce qui les réunit cependant, me rétorquera-t-on, c’est la haine du juif. C’est exact. En réalité, il faudrait cependant revenir au fond des choses. Le nazisme a accouché d’une essentialisation des individus et l’élimination au nom de la race, les juifs étant ciblés comme un groupe ethnique condamné à disparaître. 

Le fascisme (en Italie, en Espagne) a promu un État illibéral mais au départ le fascisme italien était philosémite, avant d’effectuer une volte-face en 1938. Le racisme italien, culturel et anthropologique, était très différent du racisme allemand, biologique et cherchant à préserver la pureté de la race aryenne. Mussolini voulait créer une nouvelle race en éliminant la race contentieuse des serviteurs et de la bourgeoisie égoïste, qu’il souhaitait remplacer par une société homogène faite de citoyens-soldats impériaux. En Espagne, l’antisémitisme était balancé par un philoséfaradisme. Nul camp de concentration ne fut jamais bâti et aucune loi de discrimination raciale dirigée expressément contre les Juifs.

L’extrême-droite française, quant à elle, s’est nourrie de l’antisémitisme latent de la société française (y compris à gauche) pour se renforcer, sans pour autant accoucher d’une idéologie raciale. Vichy a collaboré avec le Reich en livrant les juifs étrangers, c’est à dire en faisant primer la préférence nationale, non sans avoir préalablement déchu environ 6 000 juifs de leur nationalité. 

Si on se réfère à ce marqueur qu’est l’antisémitisme, il faudrait pointer que le RN d’aujourd’hui est beaucoup plus philosémite que LFI. Pourtant, cette analyse ne fait pas consensus et on a vu apparaître dans la campagne une position rhétorique assez innovante, visant à différencier l’antisémitisme de la LFI de celui du RN. Je fais référence à une autre tribune publiée dans le Monde, écrite par l’avocat Arié Halimi et l’historien Vincent Lemire : « Non, il n’y a pas d’équivalence entre l’antisémitisme contextuel, populiste et électoraliste instrumentalisé par certains membres de La France insoumise, et l’antisémitisme fondateur, historique et ontologique du Rassemblement national, qui défend la préférence nationale, dénonce les ressortissants binationaux et attaque l’« anti-France » depuis toujours et avec constance. Le premier, nous devons le combattre pied à pied, programme à l’appui, sans baisser les yeux, en prenant les électeurs à témoin pour démontrer que l’antisémitisme est la négation même de nos valeurs communes. Le second, nous devons le battre, dans les urnes et dans l’urgence, pour éviter que la France ne renie son identité républicaine en renouant avec les pires pages de son histoire. »

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C’est intéressant, car c’est avec ce genre d’arguments que les intellectuels d’après-guerre n’ont jamais mis sur le même pied le nazisme (7 millions de victimes civiles dont 6 millions de juifs) et le communisme (15 à 20 millions de personnes éliminées sous le seul Staline dont 6 à 8 d’ukrainiens affamés délibérément). Sartre a ainsi pu comparer en 1946 De Gaulle à Hitler, osant dire qu’ils avaient la moustache en commun, mais n’alla pas jusqu’à inclure Staline dans son analogie. En 1952, un an avant la mort de Staline, le même Sartre embrassa le communisme et se fâcha avec Camus. Raymond Aron révélera que cette querelle reproduisait presque celle qui avait déjà eu lieu entre Sartre et lui : « Sartre ne nie pas les camps de concentration. […] Pourtant il ne condamne pas l’Union soviétique. »

Enfin, en 1956, trois ans après la mort de Staline, Sartre condamna la faute incroyable du Kremlin en Hongrie (intervention militaire) mais … lui trouva sans cesse des circonstances atténuantes. C’était un « crime », mais…. Mais « la réapparition des partis conservateurs avait rendu en Hongrie la présence (et non l’intervention brutale) russe à peu près nécessaire ».

Ces parallèles montrent qu’à soixante-dix ans d’intervalle, on retrouve des similitudes dans la structuration du débat public. D’ailleurs, cette similitude n’existe pas que dans le champ idéologique mais aussi politique. La France de 2024 ressemble politiquement à celle des années 50 avec un pays coupé en trois. 

Lorsque les macronistes parlent d’arc républicain allant du PS aux LR, ils ne font que recycler « la Troisième Force » née en 1947. Cette coalition gouvernementale qui allait de la SFIO à la droite républicaine modérée visait à mettre en échec les communistes et les gaullistes. 

Plus précisément, les macroniens ont copié le modèle né en 1956 pour faire obstacle à Poujade sous le nom de « Front Républicain », avec une partie des gaullistes (l’actuel LR). Pour se faire, une loi dite « des apparentements » permettait dans un scrutin à la proportionnel de bidouiller pour rafler tous les sièges en additionnant les choux socialistes et les carottes de droite afin d’arriver à 50% des voix. 

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Le poujadisme a sans doute beaucoup plus de liens idéologiques avec le RN en ce sens qu’il était avant tout une révolte des classes moyennes, fragilisées par les évolutions économiques favorables alors aux grandes surfaces. Aujourd’hui, c’est la mondialisation, la concurrence des pays pauvres et l’uberisation qui nourrissent ce sentiment de déclassement. 

Le RN dépasse cependant dans son ampleur le poujadisme car il se nourrit d’un problème structurel : l’immigration de masse et son corollaire, le basculement communautariste et religieux avec la peur de l’immigration. Éric Zemmour a tenté d’idéologiser cet état avec la notion de Grand Remplacement. Ce faisant, il a attiré à lui ceux qui au RN étaient insatisfaits d’une lecture purement matérialiste de la gestion de l’immigration, en renouant avec une dimension identitaire. 

Zemmour relativise la révolution française en utilisant une approche historique, ce qui le rattache à une tradition intellectuelle contre-révolutionnaire. Il dit que l’histoire de la France ne commence pas avec la révolution mais remonte plus loin à Clovis et à Charles Martel. Cette façon de minimiser le poids de la révolution française reflète une hostilité aux principes d’égalité, de fraternité et d’universalisme ainsi qu’aux principes des droits humains inaliénables de la révolution. Sa manière à lui de le faire est de conclure ses discours en disant « Vive la République et surtout vive la France ». 

Il est utile de rappeler le raisonnement de Maurras qui écrivait en 1905 ceci : « On peut être sûr de ceci : quoi qu’il advienne et quelque paix qui nous soit promise, ni le drapeau jaune du pape ni les étendards verts de Mahomet ou d’Auguste Comte ne triompheront sans de rudes combats et « jamais, jamais en France », jamais ne régnera sérieusement le principe métaphysique de la Liberté ou de l’Égalité des droits de toutes les doctrines. Cela serait contraire à tous les précédents, qui ne trompent jamais en chœur. (…)  L’union purement politique, purement nationale, (…) aura nécessairement un air de croisade contre tout ce qu’elle rencontrera de non-français à l’intérieur. C’est du reste sur ce terrain qu’ont été engagées nos plus récentes querelles. (…) l’antisémitisme n’existe que parce que les Français sont réduits à se demander s’ils restent les maîtres chez eux. ». Maurras désigne parmi les quatre dangers pour l’unité de la France, aux côtés de la nation juive ou la franc-maçonnerie, les protestants, « les étrangers fraîchement naturalisés ».

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Sa conclusion est un réquisitoire contre la liberté, concept théorique qui affaiblit la Nation et l’unité. Sur les huguenots, il écrit ainsi : « Il en résulte de plus en plus une secrète guerre, non de race, non plus de religion, mais, en quelque sorte, de civilisation, de pensée et de goût ». Zemmour n’est pas allé jusqu’à s’attaquer à la question de la liberté, mais est resté dans un paradoxe, en pointant que la religion musulmane est par essence incompatible avec la France mais qu’il ne propose pas la fermeture des mosquées. 

En comparant les années 50 et ce qui se joue depuis les années 80, on comprend que ce qui a servi de parenthèse entre les deux ce sont les années d’envol du gaullisme en France. C’est l’époque où le gouvernement de la France refuse de considérer que Vichy appartient à notre Histoire car lui descend du GPRF à Londres. Si aujourd’hui, la France ne parvient pas à surmonter la période de guerre, c’est parce qu’en oubliant le gaullisme, sublimation du peuple et de l’esprit national, elle se retrouve face à ses fractures, sur fond de menace existentielle pour sa survie. La méconnaissance de l’Histoire et des débats intellectuels passée, alliée à l’instrumentalisation caricaturale ont fait le reste. 


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