Par Lionel Lacour – Son site : http://cinesium.fr et son blog : https://cinesium.blogspot.com
En 1967, Robert Enrico réalisait Les aventuriers. Il retrouvait José Giovanni dont il avait adapté le livre pour son film Les grandes gueules (1965) et dans lequel jouait déjà Lino Ventura. Avec Classe tous risques (1960), Avec la peau des autres et Le deuxième souffle (1966) et donc Les grandes gueules, Les aventuriers est la 6ème collaboration entre Ventura et Giovanni. Quant à Alain Delon, c’est la première collaboration avec Giovanni (et pas la dernière) ainsi qu’avec Ventura, avec qui il se lia d’amitié et tourna plus tard, en 1969, Le clan des Siciliens.
Ces présentations rapides servent d’abord à montrer que Les aventuriers constitue un film d’amitié virile forte, de fidélité dans le travail voire dans la vie. Et cela va se ressentir à l’écran. Mais ces liens d’affection ne sont pas factices et le film va au-delà. Au lieu de les montrer, il établit ce qui peut unir des personnages comme Manu (Alain Delon) et Roland (Lino Ventura) : leur goût pour le dépassement!
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Une France contrainte, un monde clos, des nouveaux horizons à découvrir
Ce qui anime Manu et Roland, c’est le risque. Le risque est pour eux un carburant qui vient stimuler leur passion. Roland aime le dragster. Pas pour le seul plaisir de rouler vite. Pour celui de trouver comment rouler le plus vite, plus vite que ses adversaires. Il cherche, il bricole, il essaie, au risque de se brûler, d’abîmer ou de détruire son bolide. Ce qui importe semble autant le but à atteindre que l’énergie déployée pour y accéder.
Pour Manu, la passion est également dévorante. Voler est sa vie. Au-delà du danger que représente le fait de piloter un avion, ce qui excite Manu est de pouvoir réaliser ce qui n’a pas été fait. Aussi ne résiste-t-il pas au plaisir qui lui est proposé de voler sur l’avenue des Champs-Elysées à Paris, au mépris même de la législation et sans réaliser que son commanditaire n’a que très peu à perdre, en tout cas pas sa licence de pilote!
Les héros du film repoussent leurs limites dans un monde contraint, contraint par la législation, par les règles ou parfois, seulement par les réalités techniques. Peu importe. Pour eux, ce qui compte, c’est d’explorer ces nouveaux horizons. Et loin d’être victimes, Manu ne peut plus piloter, Roland n’a plus de dragster, ils vivent en s’inventant de nouveaux défis. Quand on leur signale l’existence d’un trésor échoué dans la carcasse d’un avion englouti au large des côtes africaines, ils ne se posent pas de question et préparent aussitôt leur départ pour une nouvelle aventure.
Le monde est clos, la législation est contraignante. Qu’à cela ne tienne, ils exploreront ce qu’ils peuvent, en transgressant les lois parfois, en repoussant les limites souvent. Celles de la technique, celle de leurs connaissances, celles de leur environnement culturel. La rencontre avec l’artiste plasticienne Laetitia (Joanna Shimkus) en est une illustration géniale. Au lieu de la moquer, Manu et Roland essayent de comprendre son art fait de soudure de tôles et d’autres objets métalliques. Ils l’accueillent dans leur hangar pour qu’elle exerce son art si éloigné de leur univers propre.
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Une France de l’Histoire et de l’avenir
Derrière cette histoire d’amitié(s), il y a une certaine idée que tout est finalement possible. Le film évoque plus cet enthousiasme que connaissent les Français d’une croissance sans fin permettant de prospérer pourvu qu’on s’en donne les moyens que l’expression “impossible, pas français” attribuée à Napoléon et que Robert Lamoureux prendra pour titre dans un de ses films en 1974!
La volonté de repousser les limites dans tous les domaines correspond bien à cette période gaullienne de la grandeur de la France. Du paquebot France au Concorde en passant par d’autres réalisations industrielles censées marquer à la fois le génie français et l’indépendance du pays d’une quelconque superpuissance tutélaire, la France du Général est présente dans ce film par cette foi que les Français n’ont pas à se mettre dans le sillage des USA (et encore moins de l’URSS!). Roland et Manu veulent être les premiers, les meilleurs dans leur domaine, ou dans celui dans lequel ils investissent leur énergie.
Le film mêle régulièrement l’évocation du passé et des envies de futur. Ainsi, quand Manu et Roland se retrouvent après l’épisode mouvementé de leur chasse au trésor, c’est pour réfléchir à un nouveau projet farfelu: celui de l’aménagement d’un fort construit en pleine mer, entre l’île d’Aix et l’île d’Oléron. Ce fort, construit au XIXème siècle, est alors en ruine et il ne reste plus que les traces d’armes des nazis, derniers occupants! Devant la tâche démesurée, Roland ne manque pourtant pas d’ambition ni de projet. Il propose à Manu de transformer ce fort au large de l’océan en un immense hôtel de luxe. Et d’imaginer des verrières et des aires pour accueillir les hélicoptères des fortunés touristes. Cette séquence s’inscrit donc bien dans cette France qui s’est reconstruite et développée en s’appuyant sur son patrimoine tout en rêvant de projets démesurés.
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Jamais le film ne fait mention d’empêchement administratif pour réussir – sauf dans le cas du retrait de la licence de pilote de Manu. Tout semble simple pour les protagonistes, non dans la réussite, mais dans la prise de décision car la promesse vaut les risques pris. Et surtout, le film joue sur une amitié sincère et contagieuse.
Les aventuriers : l’anti Petits mouchoirs
Manu et Roland ont une amitié indéfectible. Mais elle n’est ni exclusive ni répulsive. Quand Laetitia intègre le groupe, elle devient leur amie sans aucune arrière-pensée. Cette amitié est un sentiment dénué de jalousie, de critique de l’autre et de reproche. La force de cette amitié déborde des personnages quand ceux-ci, d’abord dénoncés par le pilote qui les a conduits à l’épave, sont de fait sauvés par lui au prix de sa propre vie.
Les aventuriers est donc loin de tous ces films français de ce XXIème siècle, comédies jouant sur les drames, jalousies, malheurs et bons moments quotidiens que peuvent vivre les hommes aujourd’hui mais sans réelle profondeur. L’amitié présente dans les films dits de “copains” se limite justement à une vie passée en commun faite d’anecdotes, d’amours déçues ou heureuses mais jamais s’appuyant sur des ambitions de projets communs ou sur la reconnaissance de l’identité de l’autre. Roland admire Manu pour ses talents de pilote et Manu aime Roland pour son obstination d’inventeur mécanicien. Ils se font confiance et aiment l’autre pour ce qu’il est, ce qui anime sa vie. On est loin du film de Guillaume Canet de 2010 dans lequel chaque prétendu ami se moque, envie, critique l’autre pour soi-disant faire finalement partie d’une bande. L’amitié du film de Canet – et de bien des films de copains actuels – est une amitié factice dont le spectateur doit admettre qu’elle existe, au nom d’un passé révolu. L’idée générale serait de rester amis parce qu’on a été amis.
Le film de Robert Enrico fait preuve de tout le contraire. L’amitié entre Manu et Roland, puis de Laetitia, provient autant des choses réalisées dans le passé que de la passion du présent pour se construire un futur en commun. Nul besoin de vivre en permanence avec l’autre, ou de se réaliser seulement avec l’autre. Après l’expédition qui les enrichit, Manu et Roland retournent à leurs activités propres. Mais quand Roland découvre son fort, il ne peut s’empêcher de présenter son projet, son ambition à Manu. Qui plonge à son tour dans le rêve de son ami.
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Les aventuriers sonnent comme un film d’une période prospère avec une équipe faite de réalisateurs voire d’acteurs de générations différentes. Robert Enrico et Alain Delon font partie d’une génération plus jeune que José Giovanni et Lino Ventura. Le film véhicule à la fois des valeurs d’une génération ayant connu la guerre, marqué par l’autorité, le respect voire la soumission à la loi mais aussi la fraternité dans l’adversité, mais aussi des valeurs nouvelles, liées à la volonté d’entreprendre, de se dépasser, de se moderniser. Le paradoxe des années de Gaulle se trouve ici. Un cadre fort, contraignant parfois mais qui permet aux individus de se dépasser pour entreprendre dans des domaines qui ne sont pas les leur, guidés par la seule envie de créer. Comparer ce film à ceux d’aujourd’hui est cruel car au-delà des qualités cinématographiques, c’est bien la société dont témoignent les œuvres d’aujourd’hui qui est le plus inquiétant. Si Les aventuriers reflétaient des amis qui se prolongeaient dans l’avenir, Les petits mouchoirs et ses avatars de films de copains sont des films qui plongent le spectateur dans une naphtaline pénible. “No future” … mais sans la révolte.
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