Par Lionel Lacour – Son site : http://cinesium.fr et son blog : https://cinesium.blogspot.com
Alina Gurdiel, co-directrice de la collection « Ma nuit au musée » lui recommanda « Soyez personnel. Il faudra éviter l’autopromotion du musée ! » Ce à quoi il répondit « J’y veille, j’y veille. ». Ce 11 septembre 2024, Thierry Frémaux vient en effet compléter la collection en choisissant de raconter une nuit passée à l’Institut Lumière consacré aux inventeurs du cinématographe. Oui mais voilà, Thierry Frémaux en est aussi le directeur ! Comment bien respecter la gageure de parler de sa nuit dans « son » musée en invitant ses lecteurs à découvrir les méandres et l’originalité de l’Institut Lumière tout en racontant ce que cette nuit singulière lui inspirait ?
Thierry Frémaux confirme bien son statut d’écrivain au style identifiable. Pour les lecteurs de ses précédents livres, Rue du Premier Film aurait pu marquer une rupture avec les trois ouvrages autobiographiques précédents. Pourtant, rapidement, c’est bien le sentiment de la poursuite d’un récit qui se dégage, entamé par Sélection officielle, poursuivi avec Judoka et conclu par Si nous avions su que nous l’aimions tant, nous l’aurions aimé davantage. Car Rue du Premier Film est un prolongement à la fois narratif et stylistique, de son histoire avec le festival de Cannes à son amitié avec le cinéaste Bertrand Tavernier en passant par sa passion pour le judo.
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Thierry Frémaux aime fragmenter ses récits. Ici, l’histoire de la famille Lumière n’est pas assénée dans plusieurs chapitres successifs mais divulguée au gré d’une conversation littéraire. Comme pour chacun de ses livres, un sentiment de digression permanente se manifeste sans jamais perdre pour autant l’objectif initial. Par ce procédé, le musée Lumière se découvre autant que l’auteur lui-même. Ainsi, Rue du Premier Film jongle avec les anecdotes historiques des prémisses du cinématographe, avec les détails sur les lieux qui ont constitué l’aventure Lumière, de l’appartement rue des Marronniers au chemin Saint Victor – aujourd’hui Rue du Premier-Film – où fut posée la caméra pour le tournage de la première « vue » du cinématographe. Puis, survient le portrait de Bernard Chardère, fondateur de l’Institut Lumière, avec qui l’auteur noua une amitié longue et solide. Raconter Bernard fut autant l’occasion de parler de celui qui créa à Lyon la revue Positif que d’égrainer les souvenirs de leur rencontre à l’Institut en 1982 ou des conversations sur l’organisation de cette « nuit au musée » avec les membres de l’équipe que Thierry Frémaux dirige.
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En réalité, les thèmes développés dans les autres livres sont présents sous forme de trace. Le judo est régulièrement mentionné mais jamais développé, Cannes est seulement évoqué et la figure tutélaire du cinéaste Bertrand Tavernier surgit de manière fugace pour rappeler sa fonction de président de l’Institut. Mais pour ce livre, l’Institut qui servait de figurant dans les récits précédents est désormais objet central du récit et la nouvelle clé qui révèle encore un peu plus Thierry Frémaux, à la fois érudit, cosmopolite et populaire. Celui qui raconte l’histoire de L’arroseur arrosé ou de la collection d’appareils cinématographiques du docteur Génard cite un poème de Neruda en espagnol dans le texte. Celui qui rappelle la mission de de conservation des films en pellicule 35 mm de l’Institut se délecte de la présence d’une copie d’Il était une fois… Hollywood de l’iconique Tarantino. Celui qui évoque la nuit de L’or des fous de Bernard Lavilliers se fait passeur de cinéma à l’Institut en se remémorant une présentation nocturne d’un film du japonais Ozu.
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Mais revenons au musée et à la nuit racontée par l’auteur. Sa connaissance du site lui permet de montrer toute sa spécificité. Non pas seulement celle d’un bâtiment mais celle d’un quartier, d’une histoire familiale, industrielle, sociale et sociétale, d’un art multiple. Ici, le style de Thierry Frémaux sied parfaitement à la singularité de l’Institut Lumière. Mais plus encore, ce style au service du récit de sa nuit dans « son » musée témoigne de l’ambivalence du cinéma qui correspond si bien à l’auteur. Ses références internationales, ses activités le conduisant à voyager partout dans le monde auraient pu faire de lui l’incarnation de ce que le sociologue David Goodhart appelle les anywhere, « Ceux de partout ». Pourtant, Rue du Premier Film fait surtout l’éloge des somewhere, « Ceux de quelque part ». Thierry Frémaux insiste sur l’importance de conserver la maison d’Antoine Lumière et sur celle de préserver ce qui restait de l’usine, premier décor du cinéma. Pas n’importe où. À Lyon. De même, il rappelle que les films, gardiens d’un passé parfois effacé, témoignent simplement des sociétés qu’ils ont représentées. Et dans sa déambulation nocturne, Thierry Frémaux racontant les plaques des cinéastes apposées sur le mur leur étant dédié va plus loin que la seule litanie des noms présents. Il apporte son soutien à ceux qui sont aujourd’hui conspués. « Doit-on accepter les appels à la censure, qui est la contradiction de l’acte même de montrer des films dans une cinémathèque dont le devoir consiste à mettre les œuvres en perspective ? Argumenter au risque de donner des leçons ? » Et de rajouter « Ils sont là, tous ces noms, des plus incontestables, mais nul ne sait s’ils le resteront, et des plus illustres aux plus méconnus, sauf de nous […] »
Dans cette nuit au musée, Thierry Frémaux réussit alors une synthèse en faisant du cinéma une trajectoire autant scientifique – la description de l’allée des inventeurs dans le jardin en est l’illustration – qu’artistique ou encore économique, comme en témoigne sa comparaison entre les modèles choisis par Lumière et Edison pour exploiter leur invention respective. Mais loin d’être passéiste, l’auteur n’oublie jamais de penser le cinéma dans sa modernité, notamment numérique qui permet par exemple la restauration des films – comme celle dont a bénéficié La chevauchée des bannis qu’il a regardé pendant sa nuit – ou une exploitation de films frais sur des plateformes de streaming.
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Thierry Frémaux a donc bien veillé à ce que sa nuit ne serve pas de promotion à son musée. Elle ressemble en revanche à un double puzzle. Le premier, interne au livre, retrace l’historique de la création de cet Institut Lumière sur le lieu même de la naissance du cinéma, en dispersant les pièces du génie technique des frères Lumière, de l’imagination du père et des cinéastes qui ont sublimé ce nouvel art, de la passion des cinéphiles lyonnais. Le second dévoile moins un musée que l’auteur dont le récit à la première personne livre des nouveaux segments de sa vie avec ceux éparpillés dans les ouvrages précédents. Il ne reste plus alors aux lecteurs qu’à rassembler les pièces de ce double puzzle. Ils sauront au point final de Rue du Premier Film que ce nouvel opus est le chaînon manquant d’une autobiographie de l’auteur en quatre volumes…
Jusqu’à son prochain livre ?
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