Par Maxime Chaix
Le 14 août dernier, nous avons appris que l’Allemagne avait émis un mandat d’arrêt européen contre un ressortissant ukrainien accusé d’avoir fait partie d’un commando qui aurait exécuté, en septembre 2022, le sabotage de trois des quatre gazoducs Nord Stream. Le même jour, le Wall Street Journal publiait un article affirmant qu’il s’agissait d’une « opération ukrainienne [ayant] coûté environ 300 000 dollars, selon des personnes qui y ont participé. Elle impliquait [l’Andromeda,] un petit yacht loué par un équipage de six membres, dont des plongeurs civils formés [au sabotage sous-marin]. L’un d’eux était une femme, dont la présence a contribué à créer l’illusion qu’ils étaient un groupe d’amis en croisière de plaisance. “J’éclate de rire à chaque fois que je lis des spéculations dans les médias sur une énorme opération impliquant des services secrets, des sous-marins, des drones et des satellites”, a déclaré un officier qui a participé à ce plan. “Toute cette affaire est née d’une nuit bien arrosée et de la détermination inébranlable de quelques personnes qui avaient le courage de risquer leur vie pour leur pays.” »
Toujours d’après le Wall Street Journal, « Volodymyr Zelensky avait initialement approuvé ce plan, selon un officier impliqué dans cette mission et trois personnes proches du dossier. Mais plus tard, lorsque la CIA en a pris connaissance et a demandé au Président ukrainien de stopper l’opération, il a ordonné d’y mettre fin, d’après ces sources. Cependant, le commandant en chef de Zelensky, Valeriy Zaloujny, qui dirigeait cet effort, a malgré tout décidé de le concrétiser. » Outre le fait improbable de confier une telle opération à une équipe partiellement composée de plongeurs civils, qui auraient navigué en mer Baltique avec le drapeau ukrainien accroché sur le mât de l’Andromeda, qui étaient mal équipés et qui n’auraient pas nettoyé ce bateau après y avoir transporté des explosifs, il est à noter que cet article disculpe opportunément la CIA autant que le Président Zelensky. En d’autres termes, son ex-chef d’état-major des armées Valeriy Zaloujny est présenté comme le seul responsable de ce sabotage, ce qui permet subtilement ne pas faire porter la responsabilité de cet acte de guerre sur les autorités présidentielles ukrainiennes, ni sur l’administration Biden.
Or, de solides indices jamais relayés par les médias grand public occidentaux viennent renforcer le retentissant article de Seymour Hersh publié en février 2023, et accusant le gouvernement des États-Unis d’avoir clandestinement détruit trois des quatre gazoducs Nord Stream. Ces indices suggèrent également que ce sabotage fût potentiellement planifié avec l’aide de l’OTAN et des services spéciaux norvégiens, mais exécuté uniquement par des spécialistes états-uniens, et non grâce à un Poseidon P8-A de la Marine norvégienne, tel que Seymour Hersh l’avait affirmé. Après avoir exposé ce faisceau d’indices, nous expliquerons pourquoi cet acte de sabotage industriel sans précédent favorisera de manière durable et décisive 1) les exportations de gaz naturel de la Norvège vers l’Europe via le Baltic Pipe, un gazoduc construit par le Danemark et la Pologne, et inauguré le lendemain des attaques contre Nord Stream, et 2) les importations de gaz naturel liquéfié des États-Unis par les pays d’Europe centrale et orientale via l’architecture de l’Initiative des Trois Mers, un projet soutenu par Washington et élaboré par l’Atlantic Council à partir de 2014, lancé par la Pologne et la Croatie l’année suivante, et grâce auquel le Baltic Pipe livre du gaz norvégien via le territoire polonais depuis début octobre 2022.
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Le conspirationnisme antirusse et la « zone d’exclusion intellectuelle » qu’est l’affaire Nord Stream
Avant d’expliquer et de documenter ces arguments clés, il convient de rappeler que, immédiatement après les attaques contre Nord Stream, une cohorte d’experts, de politiciens et de journalistes occidentaux ont accusé sans preuve Vladimir Poutine d’être l’instigateur de ce sabotage. Fondées sur de simples raisonnements sophistiques, ces allégations auraient dû être rejetées comme des théories du complot par des autorités et des médias occidentaux pourtant obsédés par la vérification des faits et la lutte contre les fausses informations. Cependant, et sans surprise, la presse dominante en Occident a largement diffusé ces analyses biaisées sans aucune conséquence en termes de réputation pour les auteurs de ces accusations, même après qu’elles furent discréditées au profit de l’hypothèse tout aussi douteuse du voilier Andromeda loué par une équipe de plongeurs ukrainiens. Comme l’a observé FAIR.org en octobre 2022, après les attaques contre l’infrastructure Nord Stream, « une grande partie de la presse a docilement répété la ligne officielle occidentale. Le Washington Post a rapidement publié un article titré “Les dirigeants européens accusent la Russie de sabotage après les explosions de Nord Stream”, ne citant que des responsables de l’UE qui affirmaient que, bien qu’ils n’avaient aucune preuve de l’implication russe, “seule le Kremlin avait la motivation, les équipements sous-marins et la capacité” [de planifier et d’exécuter cette attaque – une évaluation totalement inexacte, tel que nous le démontrerons]. Une grande partie des médias ont dirigé leurs soupçons vers la Russie, y compris Bloomberg, Vox, l’Associated Press et la plupart des chaînes d’information. À de rares exceptions près, toute spéculation sur l’implication [éventuelle] des États-Unis fut manifestement considérée comme une “zone d’exclusion intellectuelle”. »
Comme l’on pouvait s’y attendre, les médias occidentaux ont été appuyés dans cette offensive de désinformation par plusieurs think tanks militaristes et antirusses. Par exemple, seulement deux jours après cet événement, le chercheur Daniel Kochis écrivait sur le site de la Heritage Foundation – un cercle de réflexion notoirement belliciste –, que « l’arsenal de guerre de la Russie [semblait alors] inclure le sabotage de pipelines sous-marins (…) [, ce qui] devrait être clairement interprété comme un autre exemple frappant de la manière dont la Russie continu[ait] à utiliser tous les outils à sa disposition pour faire pression sur l’Occident et le déstabiliser. Poutine considère sa guerre en Ukraine et ses attaques plus larges contre le monde occidental comme un conflit à long terme qui ne sera pas résolu de sitôt, et c’est pourquoi il est prêt à littéralement couper les liens avec l’Europe en sabotant les mêmes gazoducs Nord Stream dans lesquels il a investi tant d’argent (y compris en achetant de l’influence) et de capital politique et diplomatique il n’y a pas si longtemps. » Alors que l’hypothèse d’une responsabilité russe dans ce sabotage est désormais écartée en privé comme en public par la plupart des autorités occidentales, cet article n’a pas été modifié ni retiré jusqu’à présent.
Au lendemain de cette attaque, Elisabeth Braw, une chercheuse du tout aussi belliciste think tank American Enterprise Institute, écrivait que « le coupable semble être le gouvernement russe. Avec les pays européens réduisant leurs importations de gaz en provenance de Russie, les pipelines n’étaient de toute façon pas pleinement utilisés, d’autant plus que l’Allemagne a refusé d’homologuer Nord Stream 2 [deux jours avant l’invasion russe du 24 février 2022 en Ukraine]. Par ailleurs, Moscou tente désespérément de faire peur à l’Occident. À plusieurs reprises (…), des responsables russes – y compris Vladimir Poutine –, ont brandi la menace nucléaire dans le but d’effrayer les gouvernements occidentaux pour qu’ils stoppent leur soutien militaire à l’Ukraine. Mais cela n’a pas fonctionné. Désormais, la Russie semble tester une nouvelle stratégie : causer discrètement des dommages à la mer Baltique, un petit océan déjà extrêmement pollué. » Cependant, nous allons constater que des indices disponibles en source ouverte suggèrent non pas un complot russe – un scénario désormais écarté par des responsables de la diplomatie et des services de renseignement occidentaux –, mais une potentielle opération clandestine des États-Unis et de la Norvège, tel que nous le résumerons à travers cette analyse.
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Les révélations sous-médiatisées et malhonnêtement discréditées de Seymour Hersh
Le 8 février 2023, le célèbre journaliste d’investigation Seymour Hersh rapporta que la CIA, avec l’aide de l’OTAN, de la Marine états-unienne et des services spéciaux norvégiens, aurait planifié et exécuté une opération clandestine pour détruire les gazoducs Nord Stream. Sans surprise, l’article de Hersh a été soit largement ignoré aux États-Unis, soit rejeté avec des arguments discutables et des tentatives malhonnêtes de discréditer son auteur. Comme il l’a affirmé dans son article, « des plongeurs de la marine [états-unienne], opérant sous la couverture d’un exercice estival de l’OTAN largement médiatisé, et connu sous le nom de BALTOPS 22, ont mis en place les charges explosives déclenchées à distance qui, trois mois plus tard, ont détruit trois des quatre gazoducs Nord Stream, selon une source ayant une connaissance directe de cette planification opérationnelle. (…) La Norvège était l’endroit idéal pour baser la mission. Ces dernières années, au cœur de la crise Est-Ouest, l’armée états-unienne a considérablement renforcé sa présence sur le territoire norvégien, dont la frontière occidentale s’étend sur 2 250 kilomètres le long de l’océan Atlantique Nord et fusionne au-dessus du cercle polaire avec la Russie. Le Pentagone a créé des emplois bien rémunérés et signé divers contrats, malgré quelques controverses locales, en investissant des centaines de millions de dollars pour étendre et moderniser les installations navales et aériennes états-uniennes en Norvège. »
Dans cet article, Hersh écrivit que les services spéciaux norvégiens auraient participé à la planification de ce sabotage, et qu’ils « avaient trouvé une solution à la question cruciale de savoir quand [cette] opération devait avoir lieu. Chaque mois de juin, depuis 21 ans, la Sixième Flotte états-unienne, dont le navire amiral est basé dans la ville italienne de Gaeta, au sud de Rome, parraine un exercice majeur de l’OTAN en mer Baltique impliquant des dizaines de navires alliés de toute la région. Organisé en juin, il serait nommé Baltic Operations 22, ou BALTOPS 22. Les Norvégiens ont suggéré que cet exercice constituerait la couverture idéale pour poser les mines. (…) Leurs partenaires états-uniens ont fourni un élément crucial : ils ont convaincu les planificateurs de la Sixième Flotte d’ajouter au programme un exercice de recherche et de développement. L’exercice, tel que rendu public par l’U.S. Navy, impliquait la Sixième Flotte en collaboration avec les “centres de recherche et de guerre” de la Marine. L’événement en mer se tiendrait au large de l’île de Bornholm [– dans la même zone où les pipelines Nord Stream ont été détruits –,] et impliquerait des équipes de plongeurs de l’OTAN déployant des mines, avec des unités concurrentes utilisant les dernières technologies sous-marines pour les localiser et les détruire », tel qu’annoncé par l’U.S. Navy elle-même.
Toujours selon Hersh, alors que les explosifs devaient initialement se déclencher 48 heures après BALTOPS 22, l’administration Biden aurait décidé de reporter le sabotage en déclenchant ces bombes à distance via « une bouée sonar larguée par un avion à la dernière minute », affirmant que ce système aurait été activé trois mois plus tard, « le 26 septembre 2022, [après] qu’un avion de surveillance [Boeing P-8A Poseidon] de la marine norvégienne [et de fabrication états-unienne] ait effectué un vol de routine et largué une bouée sonar. Le signal s’est propagé sous l’eau, d’abord vers Nord Stream 2, puis vers Nord Stream 1. Quelques heures plus tard, les explosifs C4 à forte puissance ont été déclenchés et trois des quatre gazoducs ont été mis hors service. » Produite par le chercheur suédois Ola Tunander, une importante enquête en deux volets confirme la plausibilité des principaux arguments de Hersh, bien que ce spécialiste ait une autre hypothèse sur les auteurs du déclenchement des explosifs ayant détruit ces gazoducs.
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Les indices d’une opération états-unienne « pas si secrète », et la douteuse piste de l’Andromeda
Tel que documenté par Ola Tunander, chaque nuit entre le 22 et le 25 septembre 2022, un « P-8A [Poseidon] immatriculé aux États-Unis, mais avec une “identité masquée”, (…) a quitté la base navale de Cuxhaven/Nordholz, dans le nord de l’Allemagne » et a survolé deux fois la zone du sabotage, tandis qu’un hélicoptère militaire états-unien, un « Sikorsky MH-60R Seahawk (…) survolait pendant des heures le sud-est de la mer Baltique. Il aurait été en mesure de capter tout signal émis par une bouée sonar larguée par un P-8A Poseidon. » Cette même mission a été répétée durant la nuit des 23/24 septembre et celle des 24/25 septembre. Comme il l’a expliqué dans un autre article, « nous savons qu’un avion Poseidon états-unien a quitté la base aérienne navale de Keflavik pour la mer Baltique [environ] deux heures avant que la première explosion n’ait lieu à 02h03 CEST (heure d’été d’Europe centrale) le 26 septembre 2022, et que cet avion devait couvrir la zone à l’est de Bornholm pendant plusieurs heures dans la nuit et la matinée du 26 septembre, avant la première explosion. Nous le savons car un avion ravitailleur états-unien a été envoyé d’Allemagne pour ravitailler le Poseidon au-dessus de la Pologne exactement à la même minute que la première explosion sur le Nord Stream 2, ce qui supposait que le Poseidon devait être utilisé pour une période prolongée. » Comme l’a observé en février 2024 le spécialiste des questions militaires Laurent Lagneau, « le fait qu’un avion de patrouille maritime P-8A Poseidon [états-unien] volait au-dessus de la Baltique peu avant les explosions pouvait (…) susciter des interrogations… d’autant plus qu’il avait coupé son transpondeur », un fait également détecté par Tunander.
Confirmant l’argument de Hersh selon lequel ce sabotage a été préparé et exécuté par des acteurs étatiques – une évaluation partagée par les enquêteurs officiels suédois et danois –, Ola Tunander a conclu à l’issue de ses recherches approfondies que « toute cette opération a été planifiée à l’avance [par les services spéciaux états-uniens]. Cela n’indique pas seulement [leur] connaissance préalable de l’explosion, mais (…) du moment exact de la première détonation. On n’envoie pas sans raison un Poseidon depuis l’Islande vers la mer Baltique en pleine nuit [, appuyé par] un avion ravitailleur [qui décolle à la même minute que l’explosion initiale] afin d’assurer une opération de longue durée. » Tunander a pu ainsi cumuler de nombreux indices trahissant ce qu’il perçoit comme une « vaste et (…) arrogante opération états-unienne impliquant l’usage [d’équipements de] haute technologie, [mais] pas si secrète. » En effet, les missions nocturnes suspectes de l’U.S. Navy qu’il a détectées entre le 22/23 et le 24/25 septembre au-dessus de la mer Baltique – et qui impliquaient chacune deux survols de la zone de Bornholm –, étaient traçables sur FlightRadar24.com. Elles n’étaient donc pas véritablement furtives. Un tel manque de discrétion fut observable dans le périple maritime, en mer Baltique, de l’équipe d’Ukrainiens aujourd’hui accusée par l’Allemagne et les médias grand public occidentaux d’avoir saboté les gazoducs Nord Stream. Dans l’un de ses articles, Tunander estima que les « plongeurs ukrainiens à bord de l’Andromeda [, qui auraient été commandés par le chef d’état-major des armées Valeriy Zaloujny,] ont peut-être joué un rôle dans cette affaire, mais plutôt en tant que couverture pour la véritable opération. »
Cet argument est corroboré par de multiples sources officielles occidentales indiquant que la piste du voilier Andromeda n’est pas crédible, du moins pour expliquer qui étaient les planificateurs et les auteurs de cette attaque. Tel que rapporté par le New York Times en avril 2013, « après que des saboteurs ont gravement endommagé les gazoducs Nord Stream en septembre dernier, les autorités allemandes se sont concentrées sur un voilier loué [dont l’équipage] semblait avoir participé à la pose d’engins explosifs en profondeur sous la mer Baltique. Or, après des mois d’enquête, ces autorités judiciaires soupçonnent désormais que le yacht de 15 mètres, l’Andromeda, n’était probablement pas le seul navire utilisé dans cette attaque audacieuse. Ils estiment également que ce bateau pourrait avoir été un leurre, mis en mer pour détourner l’attention des véritables auteurs, qui sont toujours en fuite, selon des responsables informés d’une investigation dirigée par le Procureur général d’Allemagne. Ils se sont exprimés anonymement pour partager des détails sur l’enquête en cours, y compris des doutes sur le rôle de l’Andromeda qui n’avaient pas encore été rapportés [par d’autres médias]. (…) Des responsables états-uniens et européens ont déclaré qu’ils ne savaient toujours pas avec certitude qui était à l’origine de l’attaque sous-marine [contre l’infrastructure Nord Stream]. Mais plusieurs d’entre eux ont affirmé qu’ils partageaient le scepticisme allemand quant à l’idée qu’un équipage de six personnes à bord d’un seul voilier ait posé les centaines de kilos d’explosifs qui ont désactivé Nord Stream 1 et une partie de Nord Stream 2, un ensemble de gazoducs plus récent qui n’avait pas encore commencé à livrer du gaz aux clients. »
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Comme l’a ajouté le New York Times dans cet important article, « des experts ont noté que, bien que poser manuellement des explosifs sur les gazoducs soit théoriquement possible, même des plongeurs expérimentés auraient du mal à s’immerger à plus de 60 mètres de profondeur et à remonter lentement à la surface pour laisser le temps à leur corps de se décompresser. Une telle opération aurait nécessité plusieurs plongées, exposant l’Andromeda à une détection par des navires à proximité. La mission aurait été plus facile à dissimuler et à réaliser en utilisant des véhicules submersibles télépilotés ou de petits sous-marins, ont déclaré des experts en plongée et en récupération ayant travaillé dans la zone de l’explosion, caractérisée par des mers agitées et un trafic maritime dense. » Discréditant d’avance l’article douteux du Wall Street Journal paru l’année suivante, ces expertises tendent à conforter les révélations sous-médiatisées de Seymour Hersh, tandis que le récit du « groupe pro-ukrainien » de l’Andromeda a été largement diffusé dans les médias occidentaux un mois plus tard, malgré son manque flagrant de crédibilité. Pointant la Norvège comme un allié des États-Unis qui serait impliqué dans les préparatifs de ce sabotage, Hersh affirma que les planificateurs norvégiens auraient proposé le « vaste exercice de l’OTAN en mer Baltique (…) [nommé] BALTOPS 22 (…) [comme] la couverture idéale pour poser les mines. » Bien sûr, ces allégations doivent être prouvées par d’autres sources que Seymour Hersh, et si possible par une institution judicaire. Cependant, le comportement suspect du Premier Ministre norvégien après sa visite aux États-Unis avec son Ministre de la Défense – et ce quelques jours seulement avant ce sabotage –, ne peut que renforcer les soupçons légitimes d’une opération possiblement planifiée par les États-Unis et la Norvège contre les gazoducs Nord Stream, comme nous allons l’expliquer.
Le Premier Ministre norvégien était-il au courant de la destruction imminente de Nord Stream ?
Deux jours après le sabotage de l’infrastructure Nord Stream, James Crisp spécula dans The Telegraph, avec un argumentaire qui aurait certainement été qualifié de théorie du complot si ces accusations avaient visé Washington, que Poutine cherchait « à briser le moral [des Européens] pour que [leurs] gouvernements (…) subissent la pression des électeurs en colère, craignant une chute brutale des températures cet hiver. Le timing était parfait. Un nouveau gazoduc entre la Norvège et la Pologne [nommé le Baltic Pipe] a été inauguré le [27 septembre], tout près du gazoduc Nord Stream 2, alors que la nouvelle du sabotage présumé était annoncée. » Dans ce contexte, comme Ola Tunander l’a souligné dans sa première enquête complétant l’article de Hersh à propos de cette attaque, il est extrêmement important d’analyser le comportement de Jonas Gahr Støre, le Premier Ministre norvégien, quelques jours avant que le sabotage ne soit commis.
En effet, ce dernier était inexplicablement absent de l’inauguration du Baltic Pipe le 27 septembre 2022, soit le lendemain de l’attaque contre Nord Stream, bien qu’il s’agissait d’une cérémonie de la plus haute importance, décrite par Tunander comme « un évènement norvégo-polono-danois des plus médiatisés, probablement l’inauguration la plus capitale pour la Norvège ces dernières années. Jonas Gahr Støre aurait dû y être présent, mais il ne l’était pas. » Ayant initialement annoncé sa participation à cette cérémonie le 20 septembre, l’annulation soudaine et inexpliquée de Støre le 22 septembre, juste avant son départ des États-Unis, soulève de sérieuses questions jusqu’à présent irrésolues. L’agenda officiel de Støre avant cet événement détaillait ses rencontres aux États-Unis – avec son Ministre de la Défense –, jusqu’au 23 septembre, suivies d’activités non spécifiées en Norvège jusqu’au lendemain du sabotage de Nord Stream. Par conséquent, l’annulation discrète de sa participation prévue à l’inauguration du Baltic Pipe à la fin de son voyage aux États-Unis est indéniablement suspecte.
Comme l’a observé Tunander, « le 20 septembre, le Bureau du Premier Ministre norvégien avait annoncé que le Premier Ministre Støre se rendrait en Pologne, à Szczecin, le 27 septembre pour l’inauguration du Baltic Pipe, le gazoduc [norvégo-polono-danois]. (…) Cependant, le Bureau du Premier Ministre a modifié cette annonce le 22 septembre, en déclarant que le Ministre du Pétrole et de l’Énergie, [Terje] Aasland, remplacerait le Premier Ministre Støre. Cet avis n’a pas été publié dans le calendrier gouvernemental habituel. L’annonce initiale du voyage de Støre à Szczecin a été retirée de son agenda. Où se trouvait le Premier Ministre Støre durant cette période ? Le dimanche 18 septembre, Støre et son Ministre de la Défense, Bjørn Arild Gram, se sont rendus aux États-Unis. Le lendemain, ils ont visité le porte-avions états-unien USS Gerald R. Ford et le Commandement des Forces Conjointes de l’OTAN à Norfolk, près de Washington DC. Ils ont été guidés par Carlos Del Toro, le Secrétaire de la Marine états-unienne, [c’est-à-dire de l’U.S. Navy accusée par Hersh et Tunander d’être impliquée dans le sabotage de Nord Stream]. Ils ont visité le quartier général de la Deuxième Flotte des États-Unis et du Commandement de l’OTAN, où ils ont également rencontré des officiers norvégiens. Le soir, le Premier Ministre Støre a rendu visite à Nancy Pelosi et à Mitch McConnell au Congrès. Le 20 septembre, Støre a assisté à l’ouverture de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York et il a eu une réunion avec le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Støre a prononcé le discours de la Norvège devant l’Assemblée générale le 22 septembre, ainsi qu’au Conseil de Sécurité le même jour. Le soir, il a participé à une réunion transatlantique des Ministres des Affaires étrangères dirigée par [le Secrétaire d’État] Antony Blinken, avant de rentrer en Norvège. » Décidée à la fin de sa visite aux États-Unis, après sa rencontre avec le Secrétaire de l’U.S. Navy Del Toro, puis avec le principal architecte de la guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine Antony Blinken, son absence inexpliquée à l’inauguration du Baltic Pipe ne prouve pas, mais suggère fortement – à la lumière des éléments précités –, sa possible pré-connaissance d’un sabotage imminent de l’infrastructure Nord Stream.
Tel qu’analysé par Tunander, « le problème de Støre était qu’une attaque contre (…) [ces] gazoducs le 26 septembre rendrait impossible sa participation à la cérémonie d’inauguration [du Baltic Pipe] en Pologne [le lendemain]. Sa participation à l’évènement de Szczecin risquait d’être perçue comme une célébration norvégienne de la destruction de Nord Stream, (…) comme si la Norvège fêtait l’élimination de la Russie en tant que principal concurrent gazier de la Norvège, et comme si l’Europe entrait désormais dans une nouvelle ère avec le gaz russe remplacé par du gaz occidental [, y compris grâce au Baltic Pipe]. Nous savons que les dirigeants polonais étaient plus qu’heureux de célébrer la destruction de Nord Stream. Le député européen polonais et président de sa délégation auprès des États-Unis, l’ancien Ministre de la Défense et des Affaires étrangères Radosław Sikorski, a écrit sur Twitter le 27 septembre, juste après l’attaque contre les gazoducs : “Merci, les USA”. Peu de temps après, le Premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki l’a critiqué pour ce tweet, le qualifiant d’irresponsable, mais si un ministre ou un politicien norvégien avait exprimé un tel sentiment, cela aurait provoqué un tollé majeur. (…) La présence de Støre à Szczecin aurait été tout aussi scandaleuse, attirant l’attention sur les bénéfices accrus de la Norvège après la destruction des gazoducs germano-russes. »
Sur le long terme, la Norvège et les États-Unis bénéficieront de la destruction de Nord Stream
À la suite de l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie en février 2022, « la Norvège a continuellement renforcé sa position en tant que principal fournisseur [gazier du continent] européen. Le pays a augmenté ses exportations vers l’Allemagne à des niveaux sans précédent, représentant 48 % des importations de gaz au cours des neuf premiers mois de 2023, contre moins de 20 % il y a moins de deux ans », selon HighNorthNews.com. Comme l’a observé le New York Times en avril 2023, « alors que la Russie réduisait ses exportations de gaz naturel l’année dernière, la Norvège les augmentait, devenant désormais le principal fournisseur de ce combustible en Europe. La Norvège fournit également de plus grandes quantités de pétrole à ses voisins, remplaçant le carburant russe sous embargo. “La guerre et la situation énergétique actuelle ont montré que l’énergie norvégienne est extrêmement importante pour l’Europe”, a déclaré Kristin Fejerskov Kragseth, directrice générale de Petoro, une entreprise publique qui gère les actifs pétroliers norvégiens. “Nous avons toujours été importants”, a-t-elle ajouté, “mais peut-être que nous ne le réalisions pas”. »
Il faut souligner que la hausse de la demande européenne en gaz norvégien ne résulte pas du sabotage des gazoducs, sachant que le gouvernement allemand avait refusé d’homologuer Nord Stream 2 juste avant l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, en septembre 2022, « la Russie avait réduit ses approvisionnements en gaz via Nord Stream 1 pendant plusieurs mois. En juin [de la même année], elle avait diminué les livraisons par ce gazoduc de 75 % – passant de 170 millions de mètres cubes de gaz par jour à environ 40 millions. En juillet [2022], la Russie l’a fermé pendant 10 jours, invoquant la nécessité de travaux de maintenance. Lors de sa réouverture, le flux avait été réduit de moitié à 20 millions de mètres cubes par jour. Fin août [2022], elle a complètement arrêté Nord Stream 1, prétextant des problèmes d’équipement. Le gazoduc n’avait pas été rouvert depuis », si bien que le gaz qu’il contenait ne circulait plus vers l’Allemagne et l’Europe lorsqu’il a été détruit. Cependant, cette attaque sans précédent contre l’infrastructure énergétique européenne a probablement éliminé toute possibilité d’exportations massives de gaz russe vers l’UE à l’avenir, tout en privant le Kremlin d’un levier d’influence majeur sur l’Europe. Ce fait diminue davantage la plausibilité d’une implication russe dans cette attaque. En effet, ce sabotage a consolidé de manière décisive la position de la Norvège en tant que principal fournisseur de gaz à l’Europe sur le long terme, tandis que le GNL exporté par les États-Unis est devenu une nouvelle source majeure de substitution au gaz russe. Il est également à noter que la Commission européenne prévoit d’arrêter toutes les importations de gaz russe à l’horizon 2027.
Dans un tel contexte, il est difficile d’expliquer l’annulation soudaine – et non justifiée par une urgence publiquement connue –, de la participation du Premier Ministre norvégien à l’inauguration du Baltic Pipe autrement que par sa possible pré-connaissance de l’opération contre les gazoducs Nord Stream. Bien entendu, ce soupçon n’aurait pas nécessairement de pertinence si Seymour Hersh n’avait pas suggéré la complicité potentielle de la Norvège dans la préparation de ces attaques. Cependant, les services spéciaux norvégiens ont-ils participé à leur mise en œuvre ? Sur cette question cruciale, Hersh a affirmé qu’un P8-A Poseidon de la Marine norvégienne aurait été l’avion qui a largué la bouée sonar pour déclencher les explosifs. Tunander a une évaluation différente, basée sur son enquête approfondie qui révèle les sorties nocturnes hautement suspectes de plusieurs P8-A de la Marine états-unienne au-dessus de la mer Baltique entre le 8 et le 26 septembre 2022 – en particulier les nuits du 22/23 et du 24/25 septembre, tel que documenté précédemment.
Selon lui, « le fait que les pipelines aient été mis hors service la veille de l’inauguration du gazoduc [norvégo-polono-danois] (…) peut s’expliquer d’une manière ou d’une autre, et il est certain que l’on n’aurait pas pu, du point de vue norvégien, choisir un jour pire que celui-ci. (…) Peut-être que quelqu’un, (…) y compris le Premier Ministre Støre lui-même, a fait marche arrière, en estimant que la Norvège “n’était pas prête à s’en charger”, parce que les États-Unis avaient livré leurs P-8A Poseidon trop tard. Le 22 septembre, cinq jours avant la cérémonie d’inauguration du Baltic Pipe norvégo-polono-danois à Szczecin, (…) et après une journée complète de visites avec le Secrétaire de la Marine des États-Unis (…) à la base navale de Norfolk, près de Washington, puis [peu] après sa rencontre avec le Secrétaire d’État Antony Blinken, Støre a inexplicablement annulé sa participation à cet évènement. » Dès lors, il est possible que l’utilisation d’un P8-A norvégien alléguée par Hersh ait été refusée par Støre après avoir été initialement prévue pour couvrir les probables architectes états-uniens de cette opération – du moins si l’on considère avec le sérieux qu’il mérite le « Merci, les USA » tweeté par l’influent député polonais et figure néoconservatrice Radosław Sikorski à la suite du sabotage de Nord Stream.
Dans la seconde partie de cette analyse, nous replacerons cette attaque et la mise en service, dès le lendemain, du Baltic Pipe dans le plus large contexte géostratégique de la méconnue Initiative des Trois Mers (ITM), dont la Pologne est un acteur central, et qui permet à la Norvège d’amplifier ses exportations de gaz naturel vers l’Europe centrale et méridionale depuis début octobre 2022. Nous reviendrons alors sur la vieille obsession stratégique de Washington, qui est d’empêcher tout rapprochement durable entre l’Allemagne et la Russie. En substance, cet objectif clé est en train d’être parachevé grâce à la guerre en Ukraine provoquée par les néoconservateurs états-uniens – en particulier depuis le coup d’État du Maïdan de février 2014 –, au redéploiement irresponsable de l’OTAN en Europe de l’Est et dans les pays baltes à partir de 2015, et au sabotage de Nord Stream qui est opportunément attribué au général Valeriy Zaloujny par les médias occidentaux.
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Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est spécialisé dans l’étude approfondie des opérations clandestines occidentales, de la politique étrangère des États-Unis et de l’instrumentalisation étatique du terrorisme islamiste. Entre 2009 et 2015, il a traduit trois ouvrages de l’universitaire, essayiste et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. Déplorant le soutien irréfléchi de la majorité des médias français pour le militarisme de Washington et de ses principaux alliés, dont l’État français, Maxime Chaix pratique un journalisme à l’anglo-saxonne, résolument critique envers les excès militaires occidentaux et le conformisme universitaire, politique et médiatique qui les légitime.