Debaltseve, février 2015 : le premier tournant dans la guerre en Ukraine

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L'accord de Minsk II
Tireur de haute précision (THP, sniper) Russe à l’entraînement. Photo Kony Xyzx http://pexels.com/

Par Sylvain Ferreira

Alors que la guerre en Ukraine se poursuit et que les Russes sont à la manœuvre sur l’ensemble du front en menant notamment des opérations d’encerclement des forces ukrainiennes, il est bon de rappeler que cette approche tactique s’inscrit dans l’histoire déjà longue du conflit.

Debaltseve : un carrefour stratégique

Début 2015, au cours de la bataille de Debaltseve, les forces séparatistes des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk appuyées par la Russie vont réussir à s’emparer de Debaltseve. La ville se trouve dans l’oblast de Donetsk, à environ 70 kilomètres au nord-est de Donetsk et 80 kilomètres à l’ouest de Louhansk. Elle est située au carrefour de deux axes routiers et de voies ferrées majeures entre Donetsk et Louhansk. Le nœud ferroviaire de la ville relie des voies vitales pour l’approvisionnement et le transport à travers l’Ukraine orientale, ce qui en fait un centre logistique et de communication clé pour les deux camps. Contrôler Debaltseve permettrait aux séparatistes de relier leurs bastions à Donetsk et Louhansk, facilitant leur coordination et le transport de leurs ressources. Pour l’Ukraine, maintenir le contrôle de Debaltseve s’avère essentiel pour empêcher les séparatistes de créer un territoire continu entre les deux républiques, car la ville se situe dans un saillant qui s’étend profondément dans les zones tenues par les séparatistes. Néanmoins, ce saillant fait peser la menace d’un encerclement sur les forces ukrainienne chargées de le défendre. Fin 2014, les forces ukrainiennes peinent déjà à tenir Debaltseve, alors que les forces séparatistes lancent des assauts de plus en plus agressifs pour s’emparer de la ville.

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Un modèle de Kesselschlacht[1]

La phase principale de la bataille de Debaltseve commence véritablement fin janvier 2015. Les forces ukrainiennes stationnées dans la ville, environ 8 000 à 9 000 soldats, se retrouvent de plus en plus isolées alors que les forces séparatistes concentrent leurs moyens pour encercler le saillant. Les séparatistes emploient une approche combinée, utilisant l’artillerie lourde, les chars et les assauts d’infanterie, ainsi que des unités de petite taille soutenues par des conseillers militaires russes. Début février, la situation pour les forces ukrainiennes devient précaire. Les séparatistes ont resserré leur étau sur trois côtés de la ville, coupant les principales routes d’approvisionnement et soumettant les positions ukrainiennes à des tirs incessants d’artillerie et de mortiers. La ville de Vuhlehirsk, à l’ouest de Debaltseve, est capturée par les forces séparatistes le 30 janvier, coupant ainsi l’une des dernières grandes routes menant à la ville. Malgré les efforts des Ukrainiens pour renforcer leurs positions et repousser les avancées séparatistes, l’encerclement se resserre au fur et à mesure que les séparatistes se rapprochent par le nord et le sud.

Alors que les combats s’intensifient, Debaltseve et ses environs subissent de graves destructions. La population civile, déjà touchée par le conflit, se retrouve prise entre deux feux. De nombreux habitants se réfugient dans des caves et des abris alors que les frappes d’artillerie et aériennes ravagent les maisons et les infrastructures. Le gouvernement ukrainien organise quelques évacuations de civils, mais ces opérations sont entravées par la dégradation de la situation sécuritaire. Les deux camps s’accusent mutuellement de viser sans discernement les zones civiles, aggravant ainsi la crise humanitaire. Le 1er février, les forces séparatistes commencent à pénétrer dans les faubourgs de Debaltseve. Les positions ukrainiennes sont désormais menacées d’un encerclement total. Le gouvernement ukrainien affirme que la ville reste sous son contrôle, mais les rapports provenant du champ de bataille dressent un tableau plus sombre. Les soldats ukrainiens décrivent des scènes chaotiques de bombardements lourds qui provoquent notamment une entrave pour la logistique de la garnison et l’acheminement des renforts. Des rapports provenant de soldats ukrainiens et d’observateurs internationaux indiquent que l’artillerie et les unités blindées russes jouent un rôle majeur dans les combats, bien que Moscou continue de nier toute implication directe. Sur le plan militaire, on retrouve donc les mêmes éléments et les mêmes approches que ceux présents aujourd’hui, à l’exception de l’emploi encore limité des drones.

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[1]Bataille d’encerclement prisée par la pensée militaire germano-prussienne.

L’accord de Minsk II et ses conséquences

Alors que les combats font rage autour de Debaltseve, des efforts diplomatiques pour résoudre le conflit aboutissent à l’accord de Minsk II, signé le 12 février 2015, par des représentants de l’Ukraine, de la Russie, des deux républiques séparatistes et de l’OSCE. L’accord prévoit un cessez-le-feu immédiat, le retrait des armes lourdes des lignes de front et la libération des prisonniers de guerre, entre autres dispositions. Cependant, le cessez-le-feu ne doit entrer en vigueur que le 15 février, laissant ainsi aux deux camps le temps de consolider leurs positions sur le champ de bataille. Pour les forces ukrainiennes à Debaltseve, la date retenue pour l’entrée en vigueur du cessez-le-feu se révèle désastreuse. En effet, au 15 février, les forces séparatistes ont déjà réalisé des gains significatifs autour de la ville, renforçant leur emprise sur les positions tenues par les Ukrainiens. Le cessez-le-feu échoue largement à se matérialiser à Debaltseve, où les combats continuent après le 15 février. De son côté, l’armée ukrainienne mènent une série d’attaque pour ouvrir des corridors dans les lignes séparatistes afin de secourir leurs troupes piégées dans la ville.

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La chute de Debaltseve

Mi-février, il devient clair que les forces ukrainiennes à Debaltseve sont sur le point de céder. Les séparatistes ont refermé l’étau, coupant les dernières routes qui relient la ville au monde extérieur. Les soldats ukrainiens, sous un bombardement constant et avec des ressources de plus en plus limitées, font face à la perspective d’être submergés. Le 17 février, après des semaines de combats intenses, le gouvernement ukrainien prend la difficile décision de retirer ses forces de Debaltseve. Aux premières heures du 18 février, les troupes ukrainiennes entament une retraite sous des tirs nourris. Le repli se déroule dans le chaos et au prix de lourdes pertes. De nombreux soldats ukrainiens sont tués ou capturés par les forces séparatistes durant la retraite, et l’armée ukrainienne laisse derrière elle de grandes quantités d’équipement et de matériels. À la fin de la journée, Debaltseve tombe aux mains des séparatistes, marquant une victoire décisive pour les forces combinées des deux républiques. Les pertes ukrainiennes s’élèvent à plus de 179 tués, des centaines de blessés et un nombre important de soldats capturés ou portés disparus. Les séparatistes, bien qu’ayant subi de lourdes pertes, ont capturé l’une des villes les plus stratégiques d’Ukraine orientale en employant les méthodes qu’ils utilisent encore aujourd’hui pour conquérir les dernières places fortes ukrainiennes du Donbass.

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Une victoire complète


La chute de Debaltseve constitue un coup majeur pour l’Ukraine. La capture de la ville permet aux séparatistes d’établir un corridor terrestre entre Donetsk et Lougansk, renforçant leur contrôle territorial et consolidant leur emprise sur la région du Donbass. La bataille met en évidence le rôle croissant du soutien militaire russe dans le conflit, les responsables ukrainiens et occidentaux soulignent que l’armement sophistiqué et la coordination des forces séparatistes prouvent l’implication directe de la Russie. Politiquement, la défaite à Debaltseve affaiblit la position du gouvernement ukrainien dans les négociations de paix en cours. L’accord de Minsk II, bien qu’en vigueur sur le papier, n’arrête guère les combats à long terme, les deux camps continuant à violer le cessez-le-feu dans les mois suivants. Pour les séparatistes, cette victoire représente un énorme coup de pouce pour le moral et une validation de leurs capacités militaires. La capture de la ville marque un tournant dans la guerre, car elle montre que les séparatistes, avec l’appui russe, peuvent non seulement tenir leurs positions, mais aussi lancer des opérations offensives réussies contre les forces ukrainiennes. Depuis le 24 février 2022, les forces séparatistes représentent toujours le gros du contingent qui combat dans le Donbass. Grâce à l’appui officiel de la Russie puis l’intégration de ces forces dans l’armée russe fin 2022, elles peuvent s’enorgueillir de plusieurs victoires majeures contre d’autres centres urbains stratégiques comme Marioupol ou Avdiivka. Soulignons enfin que cette bataille et notamment la manœuvre des séparatistes a été enseignée à l’Ecole d’Application de l’Arme Blindée Cavalerie de Saumur tant elle représente un modèle du genre[1].

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[1]https://www.rfi.fr/fr/emission/20170702-bataille-debaltseve-etudiee-ecole-cavalerie


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