Ombres chinoises sur Taïwan (1/2)

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Conflit Chine-Taïwan

Tribune de Julien Aubert

Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. Alors que l’horloger du système international – les Etats-Unis d’Amérique – est paralysé par la campagne interne des présidentielles, le reste du monde s’en donne à cœur joie pour avancer ses pions. C’est bien entendu le cas d’Israël qui se dépêche de liquider ses opposants, mais c’est aussi le cas de la Chine qui a profité de l’interlude Trump/Harris pour organiser un exercice géant d’encerclement de Taïwan appelé Joint Sword-2024B. Taiwan est sans doute le point le plus chaud de la planète, peut-être même avant le Proche-Orient. Qu’une île de 24 millions d’habitants – 36 000 km2 au statut juridique incertain – soit l’enjeu d’un bras de fer entre l’Amérique, le pays le plus puissant de la planète, et la Chine, le pays le plus peuplé, oblige à comprendre les tenants et aboutissements d’une situation qui perdure depuis plusieurs décennies. 

Comme pour Israël, rappelons que le conflit sino-taïwanais a changé de nature depuis sa source, en 1949. Au Proche-Orient, on est passé d’un conflit sur la terre à un conflit sur le ciel (introduction des paramètres religieux dans une affaire strictement laïque au départ). Côté chinois, on a évolué d’un problème militaire à un sujet de survie : l’île est en effet au centre d’une querelle identitaire, ethnique, culturelle essentielle pour le nationalisme chinois (la Grande Chine, après la récupération de Macao et de Hong-Kong) mais qui représente un intérêt stratégique pour plusieurs puissances présentes en Asie : les Etats-Unis, le Japon et toute l’Asie du Nord-Est. 

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Historiquement, l’autonomie de Taïwan procède de la défaite des nationalistes du Kouo-Min-Tang (KMT: le parti politique créé par Chiang Kai-Sek) face aux troupes communistes de Mao, dans la guerre civile chinoise, qui a entraîné une immigration de plus de deux millions de Chinois vers Taiwan. L’île est située à 100 miles des côtes du sud-est de la Chine. Lorsque le 8 décembre 1949, le gouvernement nationaliste de la Chine, amené par le général Jiang Jieshi, s’est officiellement établi à Taipei, il s’agissait d’un repli tactique et l’objectif était de réinstaurer à court-terme le gouvernement légitime à Pékin. Pour cette raison, les élites de Taïwan n’envisageaient nullement de se différencier. Jian continua par exemple d’imposer l’usage exclusif du mandarin. La plupart des nouveaux immigrants chinois provenaient des provinces chinoises méridionales du Guangdong et du Fujian (face à l’île), mais les nouvelles élites au pouvoir étaient généralement originaires de la Chine centrale ou de Pékin. Les Taiwanais de souche furent écrasés par une nouvelle dictature, anticommuniste, qui fit presque regretter la colonisation japonaise, laquelle avait duré un demi-siècle depuis le traité sino-japonais de Shimonoseki de 1895.  La population taiwanaise dut subir une violente répression contre toute forme contestataire assimilée à la propagande communiste. Jusqu’à la libéralisation du régime, Taiwan a été gouvernée par le Kouo-Min-Tang. Grâce à l’aide américaine, Taïwan réussit progressivement à se développer, avec une réforme agraire réussie suivie d’un véritable décollage industriel dans les années 1960.

Pékin a d’abord lutté pour imposer sa légitimité au plan international, puis une fois cette victoire acquise, a cherché à délégitimer l’existence même du régime Taïwanais, qui est une double menace. Tout d’abord, la naissance d’un nationalisme taiwanais à 160 kilomètres au sud-ouest de la Chine continentale, est inacceptable. En effet, les taiwanais sont ethniquement et culturellement des Chinois. Or, le nationalisme chinois défend la conception d’un territoire et d’un peuple un et indivisible. Pour les dirigeants chinois ne pas perdre Taiwan est une question de survie : si l’île à majorité chinoise franchit le pas de l’indépendance, le gouvernement communiste craint un éclatement de l’Empire : Tibet, Xinjiang (ethnies non chinoises). La Chine est en effet le produit de multiples campagnes guerrières. Jusqu’à la dynastie Tang, le centre politique et économique de la Chine se situait au Nord, et la diffusion de la civilisation chinoise a été le fait de l’expansion des habitants du cours supérieur du fleuve jaune Mais, par la suite, le centre s’est déplacé vers le sud, avec un rôle de plus en plus prépondérant des régions regorgeant de riz du cours inférieur du Yangtsé. Il y a des différences de dialecte entre les régions chinoises. Toutes ces provinces pourraient devenir des États indépendants, mais elles restent soudées autour de leur histoire chinoise. 

Ensuite, Taïwan est devenu une démocratie à l’occidentale, une vitrine de ce que pourrait être une Chine alternative débarrassée du communisme. Ce laboratoire gigantesque, plus gros encore que celui de Hong-Kong, lui est tout aussi insupportable. 

Si l’on suit cette lecture, Taïwan est un but en tant que tel, et toute détente n’est que stratégique : il ne peut y avoir qu’un seul nationalisme pour un seul peuple, l’idéologie communiste dominante ne saurait être dépassable pour le peuple chinois. 

Entre la Chine et Taïwan, s’interpose ensuite l’ombre d’un géant : celui de Washington. Côté américain, l’intérêt pour Taïwan est militaire. Pour l’instant, grâce à ses bases militaires et à son influence politique, l’Amérique est hégémonique en Asie du Sud-Est. Mais si Washington fait preuve de la moindre faiblesse, s’il cède le pas à la Chine, autrement dit, s’il abandonne Taiwan, les pays de la région, y compris le Japon, suivront Pékin. Les principales bases américaines sont en Corée du Sud (deux), au Japon (VIe – VIIème flotte), au Mariannes, à Midway, à Guam et Hawaï (IIIème flotte). Il est aussi devenu économique, Taïwan étant une puissance reconnue au plan technologique, partenaire des industries américaines. 

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On comprend mieux que ni la Chine, ni les Etats-Unis n’aient jamais lâché l’affaire. Le premier affrontement a eu lieu cinq années après l’établissement du régime taïwanais, à une époque où l’on pouvait encore considérer qu’il s’agissait de clore définitivement la guerre civile chinoise en éliminant le Kouo-Min-Tang.  Après avoir envahi les îles Yijiangshan (minuscules îles taïwanaises proches de la côte chinoise), puis les îles Tachen, la Chine menaça en 1954 le cœur de l’archipel et bombarda l’île de Quemoy où s’étaient repliées les troupes nationalistes.

En riposte, Taiwan bombarda la Chine. Une guerre pour ces îles n’étant pas acceptable pour les Etats-Unis ; ces derniers répondirent en envoyant une grande partie de la VIIème flotte dans le détroit de Taiwan avec trois porte-avions. Le bombardement chinois et la réponse américaine suscitèrent un vif débat aux Etats-Unis sur la défense de Taiwan. Ce débat se termina avec la signature de l’accord sur la défense de Taiwan (Taiwan Defense Agreement) en décembre 1954. Bien que ce document engage les Etats-Unis à défendre Taiwan, il redéfinissait aussi les limites de « la région de défense » de Taiwan. Cette région était définie comme l’île de Taiwan et son groupe d’îles le plus proche, les îles Pescadores (ou Pehoe). Selon les conditions du traité américano-taiwanais de 1954, Quemoy et Matsu ne se trouvaient pas dans la zone que les Etats-Unis considéraient comme leur région de responsabilité pour la défense de Taiwan. Suite à la signature de ce traité, Taïwan décida, en février 1955, d’évacuer ses ressortissants du groupe d’îles autour de l’île de Quemoy (également appelé Kinmen) et de les militariser. Du 8 au 12 février, les bâtiments de la VIIème flotte couvrirent l’évacuation de plus de 40 000 ressortissants taiwanais de ces îles. Cette énorme force navale comprenait plus de 40 bâtiments de guerre, dont six porte-avions (l’USS BoxerEssexKearsargeMidwayWasp, et Yorktown). Grâce à cette présence navale américaine, les bombardements mutuels s’arrêtèrent et l’évacuation des îles fut réalisée dans le calme. 

Une seconde crise éclata quatre années plus tard, prolongement de la première. Le 23 août 1958, la République populaire de Chine (RPC) commença une attaque d’artillerie de Quemoy et établit un blocus des îles de Quemoy et de Matsu. Cette attaque menaçait d’isoler ces îles. Comme les Etats-Unis avaient aussi participé à l’évacuation de ces îles quatre ans auparavant et que les îles n’étaient pas couvertes par le traité de 1954, on comprend pourquoi la RPC supposait que cette attaque ne provoquerait pas de réponse américaine. Néanmoins, du 24 au 30 août 1954, les Etats-Unis montrèrent une présence significative dans le détroit. Dès la première semaine de septembre, le groupe de bâtiments de guerre de la VIIème flotte comprenant six porte-avions et un groupe amphibie de l’U.S. Marine Corps (Amphibious Readiness Group) fut sur zone. Le 7 septembre, les bâtiments américains commencèrent à escorter le trafic maritime taiwanais. Cette taskforce américaine aida à rompre le blocus chinois et des pourparlers eurent lieu entre Washington et Pékin. Le résultat de ces pourparlers fut l’inclusion de Quemoy et Matsu dans la zone de défense de Taiwan…

A suivre…

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