Entretien – Eber Haddad : « La victoire de Trump était prévisible sauf si on ne voulait pas la voir »

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Victoire de Trump en 2024
“Donald J. Trump Portrait” est une œuvre d’art numérique de Carlos Diaz, retouchée et adaptée pour l’occasion par LeLab Diplo. Photo (c) Carlos Diaz et Fine Art

Eber Haddad est un analyste politique vivant aux Etats-Unis. Pour Le Diplomate, il répond à nos questions afin d’analyser la victoire de Trump et ses enjeux pour les Etats-Unis et le monde…

Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Vous êtes un des rares observateurs à avoir annoncé une éventuelle victoire de Trump. Celle-ci a d’ailleurs été, contre toute attente, triomphale et un véritable raz-de-marée. Comment l’analysez-vous et d’après vous qu’est-ce que cela va changer pour les États-Unis ? Et y aura-t-il des répercussions en Europe sur le plan strictement politique (pour les populistes, le progressisme, le wokisme etc…) ?

Eber Haddad : La victoire de Trump était prévisible sauf si on ne voulait pas la voir, comme de nombreux médias l’ont fait aussi bien en France qu’aux États-Unis. Beaucoup ont pris leur désir de victoire de Kamala Harris, dont la plupart ne connaissait rien d’elle, pour la réalité et se sont lamentablement « plantés ». On savait, dans les sondages fiables et honnêtes, que ça n’a jamais été au coude à coude et Trump était donné gagnant. Ce qui était plutôt inattendu c’est l’ampleur de la victoire et la composition de l’électorat de Trump qui a ratissé large : des gains substantiels chez les Afro-Américains, un électeur sur trois, chez les Américains d’origine asiatique et surtout chez les Hispaniques où il a capté 55% des électeurs. La grande surprise pour certains observateurs vient du haut pourcentage d’électeurs de moins de 30 ans, la « génération Z », 56% chez les hommes et 40% chez les femmes, alors qu’elles n’étaient que 32% à voter pour lui en 2020. Trump a réussi à changer les parti Républicain de l’intérieur et les caciques de ce parti, les Bush, Cheney, McConnell, Romney, etc… sont relégués à l’arrière-plan et en voie de disparition. Ça lui a permis d’obtenir une nette majorité au Sénat et la majorité à la Chambre des Représentants qui pourrait encore s’élargir car il y a trois résultats qui ne sont toujours pas connus mais favorables, semble-t-il, aux Républicains. Trump à dépassé son adversaire de 3 millions de votes populaires qui ne comptent pas pour l’élection elle-même mais sont une indication de sa popularité. Ce sont, bien sûr, les grands électeurs qui décident, Trump en a obtenu 312 et Kamala Harris seulement 226. Pour résumer c’est une véritable révolution qui a eu lieu lors de ces élections et le parti Démocrate en sort amoindri sinon marginalisé pour un bon moment, n’ayant aucun leader digne de ce nom à l’horizon et, surtout, n’ayant pas encore tiré les leçons de sa défaite, ce qui prendra probablement beaucoup de temps. L’ère Obama est bien finie même si sa capacité de nuisance subsiste encore, en politique on ne peut jamais tirer de conclusions formelles, mais on peut considérer que le 44ème président est politiquement terminé ce qui aurait déjà dû être le cas depuis 2016. Il ne bénéficie plus de la côte d’amour qui l’avait propulsé en 2008 et, un peu moins, en 2012.

C’est très vraisemblablement aussi la fin du « wokisme » et un retour aux valeurs traditionnelles, particulièrement la méritocratie. Alors que Trump ne sera pas président avant le 20 janvier 2025 on ressent déjà les effets de sa victoire et pas seulement dans l’apaisement à l’intérieur du pays que celle-ci semble avoir provoqué.

Comme, souvent en Europe on retrouve les thèmes américains quelques années, parfois même quelques mois plus tard, il est probable que la victoire de Trump y fasse des émules d’autant plus que la classe politique au pouvoir dans l’Union Européenne n’a aucun résultat spectaculaire à montrer sur les vingt dernières années, particulièrement en France mais également en Allemagne où il semble y avoir un mélange de crise économique, politique et sociale. En outre avec une guerre en Europe, Ukraine-Russie, qui a déjà dépassé les 1000 jours de durée, l’influence américaine sera très certainement plus forte que dans un passé récent notamment lors du premier mandat de Trump. L’Europe avait choisi de favoriser « le beurre plutôt que les canons » en ne tenant pas compte des risques géopolitiques qu’encourrait le continent et n’est plus en mesure d’assurer sa propre défense sans une alliance plus forte avec les États-Unis.

Le progressisme en Europe montre des signes d’essoufflement mais est toujours présent. Est-ce qu’il sera un obstacle au resserrement des liens entre l’Union Européenne et les États-Unis ? Seul l’avenir nous le dira. Quant aux relations économiques cela dépendra de la bonne volonté des uns et des autres, tout en se rappelant que Trump est pour une authentique réciprocité dans ce domaine. Contrairement aux idées reçues et largement diffusées, les États-Unis ne sont pas un pays protectionniste, il n’y a qu’à voir le pourcentage d’automobiles importées par rapport à celle produites domestiquement. En revanche les automobiles produites aux États-Unis payent largement plus en droits de douane quand elles sont importées en Europe que celles produites en Europe et importées aux États-Unis. Mais il y a beaucoup d’autres exemples où les négociations seront âpres et difficiles. Une étroite coopération économique entre ces deux entités va s’avérer nécessaire d’autant plus qu’il y a à présent concurrence avec d’autres blocs. On est obligé de parler d’économie puisque dans la doctrine Trump l’économie et le politique sont liés.

LD : A propos de la future politique étrangère de Trump. Que vous inspirent les nominations de Pete Hegseth au Pentagone, Marco Rubio au secrétariat d’État et Tulsi Gabbard à la tête des services secrets signalent-elles une continuité ou une rupture dans la doctrine de politique étrangère des États-Unis sous Donald Trump ?

EH : Ces nominations signalent plutôt une rupture qu’une continuité tant les positions des deux administrations sont antinomiques. Les méthodes seront certainement très différentes que ce soit au sujet de l’Iran, d’Israël ou de l’Ukraine, des changements seront tangibles probablement avant même que Trump ne soit intronisé le 20 janvier 2025. Le principal outil de Trump est la négociation, « the art of the deal », comme l’a montré son premier mandat notamment avec les Accords d’Abraham. Trump n’est pas un va-t-en-guerre et choisira toujours la diplomatie en premier même si elle est « musclée ». Il se servira de la puissance militaire des États-Unis comme moyen de pression ou d’intimidation mais ne l’utilisera qu’en cas d’échec sans appel de la diplomatie. Il avait promis de dissuader et au besoin d’empêcher l’Iran d’obtenir l’arme nucléaire, il devra tenir cette promesse car sa crédibilité est en jeu. Il ne cèdera pas aux mollahs comme l’a fait Biden en levant les sanctions sans conditions et en envoyant des dizaines de milliards de dollars qui leur ont permis d’étendre leur influence sur tout le Moyen-Orient, d’armer et d’équiper des groupes terroristes comme le Hamas et le Hezbollah, mais pourrait, même si ça tient du miracle, arriver à des résultats avec l’Iran, ce pays sachant pertinemment que Trump mettra toujours ses menaces à exécution. Il continuera à soutenir avec vigueur Israël mais pourrait demander certaines concessions pour obtenir une normalisation des rapports diplomatiques entre ce pays et l’Arabie saoudite. Il est, en revanche peu probable, que les États-Unis soient aussi généreux que l’a été Biden avec l’Ukraine mais il est impensable qu’il abandonne ce pays aux visées expansionnistes de la Russie. Là aussi, il s’agit de la crédibilité des États-Unis qui est en jeu. Ça sera très certainement une série de négociations ardues et frustrantes mais il est hors de question de laisser cette guerre s’éterniser.

LD : Compte tenu du rôle de Marco Rubio, connu pour ses positions fermes contre la Russie, et de l’héritage trumpien qui a souvent minimisé l’engagement américain en Ukraine, quelle pourrait être la posture des États-Unis dans ce conflit ? Doit-on s’attendre à une intensification de l’aide militaire ou à une réorientation des objectifs stratégiques ?

EH : On ne peut rien affirmer formellement mais il faut s’attendre à un peu des deux : un changement d’attitude envers la Russie, et il est probable que Poutine saisisse la balle au bond, tout en soutenant militairement l’Ukraine mais dans un but défensif. Il est difficile de savoir quelle sera la position de Trump pour une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Je pense qu’il travaillera avec l’Europe pour obtenir un consensus à ce sujet. Il reste presque deux mois avant que Trump ne devienne président et la situation semble se dégrader beaucoup plus vite. Est-ce pour mettre des bâtons dans les roues à Trump ou pour créer des faits accomplis afin de contraindre le nouveau président à une politique de continuité ? Il est difficile d’y répondre car il y a un manque de visibilité évident créé par l’accélération des évènements depuis le résultat des élections.

LD : Sous la précédente administration Trump, les États-Unis ont consolidé leur soutien à Israël avec des initiatives comme les Accords d’Abraham. Avec Hegseth et Rubio, peut-on envisager une accentuation de ce soutien, et quelle pourrait être l’approche américaine vis-à-vis de la normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite ?

EH : Au risque de me répéter Trump fera tout pour obtenir un accord entre l’Arabie saoudite et Israël mais la situation a énormément changé et ce sera beaucoup plus difficile que lors du précédent round à cause de l’attaque d’Israël par le Hamas du 7 octobre 2023. Il lui faudra être plus habile qu’auparavant et ce sera un exercice d’équilibre plus laborieux qu’en 2020 car il y a à présent bien plus d’écueils et Mohamed Ben Salmane, le prince héritier et premier ministre d’Arabie saoudite, aura plus de mal à vendre cet accord à son peuple même si en échange il obtient, comme c’est prévu, un pacte de défense américano-saoudien qui protègera son pays contre l’Iran particulièrement. La question palestinienne étant revenue au premier plan elle risque d’être le nœud gordien de toutes les négociations dans cette région.

LD : Avec Tulsi Gabbard, connue pour son scepticisme envers les interventions militaires, à la tête des services secrets, et une administration Trump réorientée, comment les États-Unis pourraient-ils aborder le dossier iranien ? Assisterons-nous à une stratégie hybride mêlant pressions économiques et dialogues sélectifs, ou à une escalade des tensions ?

EH : J’aurais la même réponse mitigée sur le dossier iranien. Ce sera probablement une stratégie hybride et peut-être que les Mollahs sauront saisir l’opportunité et en profiter pour normaliser leurs relations avec les États-Unis en échange de garanties. La carotte et le bâton en quelque sorte… mais ce n’est pas gagné. Le vice-président J. D. Vance est plutôt opposé à toute guerre avec l’Iran de même que Tulsi Gabbard mais d’autres membres aussi éminents de cette Administration que Rubio et bien d’autres sont pour une pression maximum pour empêcher l’Iran d’obtenir l’arme nucléaire qui provoquerait une « réaction en chaine » dans la région où de nombreux pays, Arabie Saoudite, Turquie, etc… chercheront à s’en doter eux-aussi. Une arme aussi dévastatrice dans une région aussi instable serait un cocktail explosif que tout le monde cherche à éviter, y compris l’Europe, la Chine, l’Inde, Israël, désignée comme cible principale de cette arme, et bien d’autres.

LD : Quel positionnement face à la Chine ? À l’heure où Pékin accentue sa présence économique et militaire à l’international, que peut-on attendre des nominations de Hegseth et Rubio, tous deux associés à des positions antichinoises ? La politique envers la Chine sera-t-elle dominée par la confrontation économique, une stratégie militaire renforcée ou une approche plus nuancée ?

EH : Les deux plus grandes puissances économiques de la planète sont condamnées à s’entendre même si, là aussi, il faudra être très adroit pour ne pas envenimer la situation. Il y a des contentieux commerciaux, le déséquilibre des échanges, l’espionnage industriel, Taiwan, la course aux armements et la domination de la Mer de Chine méridionale en plus du fait que la République Populaire essaye de s’établir en Amérique du Sud, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, zone d’influence des États-Unis. En outre Trump soulèvera certainement le problème d’acquisition de terres agricoles aux États-Unis par la Chine d’autant que plusieurs d’entre elles sont situées dans le voisinage de silos à missiles balistiques intercontinentaux.

LD : Quid des conséquences pour les alliances internationales. Les nominations évoquées plus haut, pourraient-elles altérer ou redéfinir les relations avec des partenaires historiques comme l’OTAN, ou encore recentrer l’attention sur des alliances bilatérales spécifiques ? Les alliés européens doivent-ils se préparer à une nouvelle ère de défiance ou de coopération opportuniste ?

EH : Lors de son premier mandat Trump avait brandi la menace de se retirer de l’OTAN si la participation financière européenne n’augmentait pas. Au début cela avait été mal accueilli en Europe mais l’Union Européenne et les ministres de la Défense des pays de l’OTAN étaient convenus que les alliés consacreraient 2 % au moins de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense afin que la disponibilité opérationnelle reste assurée à l’échelle de l’Alliance et que les États-Unis n’assument plus seuls la majorité des coûts. Ça n’a pas été le cas jusqu’à présent même si des progrès ont été constatés et que les autres partenaires de l’OTAN se montrent plus flexibles notamment à cause de la guerre Russie-Ukraine prouvant, s’il était nécessaire, que les vieux démons de la guerre sont toujours présents sur le continent européen comme ils le sont ailleurs. Angela Merkel, dans sa tournée actuelle de promotion de son livre, parle des relations stressantes qu’elle a eues avec Donald Trump mais le contexte, la situation et les dirigeants ne sont plus les mêmes et je pencherai davantage pour une coopération opportuniste que pour une nouvelle ère de défiance.

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