L’Entretien du Diplomate – Régis Le Sommier : « Avec leurs guerres, leur idéologie LGBT et la censure qui va avec, les démocrates ont été largués en rase campagne »

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Nominations de Donald Trump pour son cabinet
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Régis Le Sommier est grand reporter, ancien directeur adjoint de Paris Match, et directeur de la rédaction d’Omerta

Il analyse ici les premières nominations au postes régaliens par Donald Trump pour son retour à la Maison Blanche et les perspectives sa politique étrangère pour le monde ainsi que la montée des tensions en Ukraine…  Entretien exclusif pour Le Diplomate

Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Dans votre dernier reportage pour Omerta à Koursk et la contre-offensive russe, vous décrivez une réalité du terrain souvent bien différente de la narration médiatique occidentale. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce décalage ? Comment votre immersion et vos témoignages directs contribuent-ils à mieux comprendre les dynamiques réelles de ce conflit ?

Régis Le Sommier : Je n’ai pas la prétention de tout savoir en ayant passé onze jours sur le front de Koursk avec une unité de dronistes russes. En revanche, je crois sincèrement qu’en allant sur place, et cela est valable pour n’importe quel conflit, on en sait un tout petit peu plus qu’en y allant pas. Malheureusement, le traitement de la guerre en Ukraine sur les plateaux télé en France manque cruellement de ressenti du terrain. Prenez LCI par exemple, qui s’est fait une spécialité avec la guerre en Ukraine, il arrive souvent qu’il y ait quatre invités réunis pour débattre dont aucun n’a jamais mis les pieds en Ukraine, encore moins au cours du conflit actuel. Cela ne les empêche nullement d’exposer leur point de vue. Ce qui fait qu’au bout de trois ans de guerre, ces journalistes et ceux qui les interviewent comme Darius Rochebin ou David Pujadas vivent dans un monde parallèle où l’approche du conflit ressemble davantage à un match de foot. Pour résumer, le souhait affiché par la plupart des médias français d’accompagner une narration basée sur la victoire certaine de l’Ukraine aura biaisé totalement l’analyse du conflit. On se rend compte que dès le départ, la question de la taille des deux belligérants et de celle de leur population faisait que la Russie ne pouvait pas perdre et que l’Ukraine ne pouvait pas gagner. C’est une affaire de masse critique. Aujourd’hui, après trois ans de résistance acharnée, l’Ukraine n’a plus les ressources humaines nécessaires pour garnir les fronts et de ce fait, la Russie progresse à une cadence chaque jour plus rapide, risquant de faire craquer le front. Tout cela était prévisible dès le début mais on préférait l’ignorer car cela ne collait pas avec l’intention rédactionnelle.

LD : Comment analysez-vous la dernière décision de Joe Biden d’autoriser l’Ukraine à frapper le sol russe en profondeur juste avant la prise de fonction effective de Donald Trump en janvier prochain et la mise en pratique des Ukrainiens dès le lendemain ? Quelles peuvent être les conséquences et doit-on prendre au sérieux les nouvelles menaces nucléaires ?

RLS : Je pense qu’il s’agit de la fuite en avant d’un président américain qui a échoué à tous les niveaux pendant son mandat, jusqu’à se faire « remplacer » comme candidat par ses propres pairs. Joe Biden a perdu son pari face à Vladimir Poutine d’affaiblir la Russie. Il a perdu les élections, ou plutôt Kamala Harris les a perdues à sa place. Face à Benjamin Netanyahou, il a été incapable de faire entendre la voix de l’Amérique et d’engager un processus de paix à Gaza. Il entend laisser le plus de chaos possible à son successeur, voilà tout. Ce dernier en revanche a promis d’arrêter les guerres et pourrait très bien y arriver. Sur la menace nucléaire, elle est évidemment une source de vive inquiétude mais je ne pense pas qu’elle va se matérialiser. Ce qui est troublant en revanche, c’est de se rendre compte qu’en matière de missiles balistiques et hypersoniques, la Russie semble avoir une nette longueur d’avance sur les Américains et nous.

LD : Par ailleurs, que vous inspirent alors les nominations de Pete Hegseth au Pentagone, Marco Rubio au secrétariat d’État et Tulsi Gabbard à la tête des services secrets. Signalent-elles une continuité ou une rupture dans la doctrine de politique étrangère des États-Unis sous Trump 2 ? Et au prisme de son précédent mandant ?

RLS : Il y a des deux, Rubio est une concession aux néo-conservateurs qui n’ont pas encore décroché, Gabbard à leurs adversaires. Globalement, je trouve qu’il s’agit d’une administration de bosseurs et qui l’ont déjà prouvé dans leur vie. Les présences de Robert Kennedy Jr et d’Elon Musk prouvent qu’on est sur un véritable projet, un nouveau « new deal » avec l’Amérique qui, avec Musk en particulier, recommence à rêver en regardant les étoiles. C’est « objectif Mars » avec l’idée sous-jacente de la nouvelle frontière. Avec leurs guerres, leur idéologie LGBT et la censure qui va avec, les démocrates ont été largués en rase campagne.

LD : Ces nominations pourraient-elles altérer ou redéfinir les relations avec des partenaires historiques comme l’OTAN, ou encore recentrer l’attention sur des alliances bilatérales spécifiques ? Les alliés européens doivent-ils se préparer à une nouvelle ère de défiance ou de coopération opportuniste ?

RLS : Trump avait donné le « la » avec l’OTAN. Il faut que les partenaires payent, sinon les USA s’en vont. Sera-t-il dans le même état d’esprit, maintenant qu’il y a eu la guerre en Ukraine, que l’alliance s’est renforcée et qu’elle compte désormais deux nouveaux membres, la Suède et la Finlande ? Trump est un pragmatique qui, à la différence de son premier mandat, s’inscrit aujourd’hui pleinement en opposition aux rêves messianiques ruineux des néo-conservateurs. JD Vance l’épaule intellectuellement. Il appartient à une tradition de droite populaire ancrée dans la réalité américaine et redoute, par-dessus tout, les aventures au-delà des mers avec le bruit des bottes. Cela ne veut pas dire que l’Amérique sera totalement isolée. Elle interviendra c’est certain, mais certainement plus en investissant massivement dans des conflits.

LD : Compte tenu du rôle de Marco Rubio, connu pour ses positions fermes contre la Russie, et de l’héritage trumpien qui a souvent minimisé l’engagement américain en Ukraine, quelle pourrait être la posture des États-Unis dans ce conflit ? Doit-on s’attendre à une intensification de l’aide militaire ou à une réorientation des objectifs stratégiques ?

RLS : L’Amérique ne va pas abandonner l’Ukraine. On parle de geler le front, de faire faire à Poutine des concessions en échange d’un allègement des sanctions. Trump et Poutine ont fait chacun de leur côté des déclarations bienveillantes. Trump s’est avancé en promettant qu’il arrêtera la guerre en Ukraine en 24 heures chrono. C’est ambitieux, mais cela ne dit pas ce qu’il compte faire de l’Ukraine. En tout cas, c’est un des rares dirigeants dont l’objectif est la paix dans le monde. Saluons-le juste pour ça et souhaitons-lui d’y arriver.

LD : Sous la précédente administration Trump, les États-Unis ont consolidé leur soutien à Israël avec des initiatives comme les Accords d’Abraham. Avec Hegseth et Rubio, peut-on envisager une accentuation de ce soutien avec le conflit actuel entre l’État hébreu, le Hamas et le Hezbollah ? Quelle pourrait être la nouvelle approche de Trump vis-à-vis de la normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite et une relance des Accords d’Abraham voire la paix avec les Palestiniens ?

RLS : Donald Trump a fait beaucoup pour Israël. On retiendra l’ambassade transférée de Tel Aviv à Jérusalem et les accords d’Abraham. Ces derniers ont connu un certain succès. Pour la première fois, on a assisté à l’établissement de liens diplomatiques entre l’État hébreu et le Bahreïn, les Émirats ou encore le Maroc. A la veille du 7 octobre, l’Arabie Saoudite était, semble-t-il, prête, elle aussi, à franchir le pas. Il n’y avait que le volet palestinien des accords qui péchait par sa vacuité. Trump avait beau parler de « best deal », cette avancée diplomatique se faisait en excluant presque totalement les Palestiniens qui ne récupéraient que des fragments de territoires. Une des explications à l’attaque du Hamas tient d’ailleurs précisément au fait que l’établissement de liens entre Riyad et Tel Aviv aurait enterré définitivement la cause palestinienne. C’est probablement pour cela que Yahya Sinwar et ses combattants ont attaqué. Ce plan peut très bien être amendé pour tenir compte de Gaza et de Ramallah. Ce qui s’est passé depuis un an montre l’impérieuse nécessité de trouver une issue à la question palestinienne et non de tout mettre sous le tapis sous peine que des horreurs comme le 7 octobre se reproduisent.

LD : Avec Tulsi Gabbard, connue pour son scepticisme envers les interventions militaires, à la tête des services secrets, et une administration Trump réorientée, comment les États-Unis pourraient-ils aborder le dossier iranien ? Assisterons-nous à une stratégie hybride mêlant soutien massif à l’opposition iranienne, pressions économiques accrues, dialogues sélectifs et multiplications des « opé-noires » pour faire chuter un régime de plus en plus impopulaire ou à une escalade des tensions et un conflit direct ?

RLS : Je doute que Trump, rhabillé désormais en homme de paix, cherche un affrontement direct avec Téhéran. Comme vous le soulignez avec l’arrivée de Tulsi Gabbard, le temps des grandes interventions militaires est terminé. Cette nomination est en phase avec l’opinion profonde des Américains sur leur engagement dans des conflits à l’étranger. Je pense qu’on va aller vers l’établissement d’un monde multipolaire où chacun va devoir trouver sa place. Le monde ne veut plus, et l’Amérique non plus, que celle-ci soit son gendarme. Elle continuera à agir dans l’ombre, notamment à l’encontre de l’Iran mais il faut s’attendre en revanche à la fin des révolutions de couleurs et de la plupart des artifices visant à faire tomber les pays dans l’escarcelle des Etats-Unis. Autrement dit, la CIA va rentrer dans sa boîte, et c’est tant mieux.

LD : À l’heure où Pékin accentue sa présence économique et militaire à l’international, que peut-on attendre des nominations de Hegseth et Rubio, tous deux associés à des positions antichinoises ? La politique envers la Chine sera-t-elle dominée par la confrontation économique, une stratégie militaire renforcée ou une approche plus nuancée ?

RLS : Lors de sa précédente mandature, Donald Trump a été le premier à tirer la sonnette d’alarme vis-à-vis de la Chine et de ses pratiques commerciales déloyales. Il est fort à parier qu’il continuera sur la voie du protectionnisme renforcé. Les premières menaces qu’il a prononcées ont été envers le Canada et le Mexique, promettant de taxer leurs produits. La Chine sait à quoi s’attendre.

LD :  Tulsi Gabbard, qui a souvent critiqué les “guerres éternelles” et plaidé pour une diplomatie plus mesurée, est désormais en charge des services de renseignement. Comment cette vision peut-elle influencer l’efficacité et les priorités des services américains, notamment en matière de lutte contre le terrorisme et d’espionnage économique ?

RLS : « Nous avons dépensé neuf trillions de dollars à bombarder comme des malades le Moyen-Orient. Nous y avons semé la mort, y compris celle des nôtres. Et qu’est-ce que cela nous a rapporté ? Rien. » Ce n’est pas Tulsi Gabbard qui a prononcé cette phrase mais bien Donald Trump lors d’un entretien avec Tucker Carlson le 1er novembre dernier à Glendale en Arizona. Les guerres éternelles n’ont jamais provoqué un recul du terrorisme. Prenez Daech qui est autant l’expression de la revanche de Saddam Hussein que celle de la communauté arabe sunnite ostracisée par l’arrivée au pouvoir des chiites en Irak à cause des Américains. La guerre contre la terreur de Georges Bush déclenchée aux lendemains du 11 septembre était censée débarrasser le monde d’un fléau. Elle n’a fait que le renforcer. Ce qui est nouveau, c’est le retour de la guerre de haute intensité en Ukraine qui a provoqué un repositionnement du monde où la donne djihadiste n’est plus l’ennemi central mais un pion qu’on déplace et qu’on utilise. Voyez ce qui se passe en ce moment à Alep en Syrie par exemple ou les groupes armés terroristes en Afrique qui auront servi à déstabiliser des pays alliés de la France jusqu’à ce que cela se retourne contre elle et qu’elle soit chassée du continent.

LD : Et enfin, concernant la Syrie que vous connaissez bien également, comment analysez-vous la percée des jihadistes à Alep, et qu’est-ce que cela révèle sur les faiblesses des défenses syriennes dans cette région mais aussi peut-on appréhender cet évènement au prisme du contexte international et régional ?

RLS : Première raison, l’arrêt des combats en 2016 ne s’est jamais accompagné d’une reprise de l’économie, et ce partout en Syrie, et particulièrement à Alep dont le commerce est la raison d’être. Les sanctions ont continué à maintenir le pays dans un étau destiné à faire tomber le régime mais qui, dans les faits, ont transformé le pays en un océan de misère. Les Etats-Unis ensuite, via leurs proxys kurdes utilisés autrefois dans la lutte contre Daech, en ont profité pour mettre la main sur le pétrole syrien, privant le pays de ses ressources énergétiques. Il s’agissait de punir Assad de s’être maintenu au pouvoir contre la volonté des Occidentaux. S’en est suivie une corruption endémique qui existait depuis longtemps, mais que l’absence d’aide à la reconstruction a rendu encore plus importante. Enfin, le 7 octobre et la guerre entre le Hezbollah et Israël ont eu pour conséquence qu’une partie des infrastructures de l’Armée syrienne ont été détruites par l’aviation israélienne. Tel Aviv a en effet souvent ciblé les intérêts du Hezbollah et de l’Iran en Syrie et de facto affaibli l’armée de Bachar. Il est à noter que l’offensive des « rebelles » d’Idlib a démarré le jour du cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah au Liban. Ce dernier, bien que n’étant pas vaincu, loin de là, se trouve, en raison de l’élimination d’un nombre important de ses cadres, dans l’incapacité de venir en aide à l’Armée syrienne. En 2016, c’était pourtant le même Hezbollah qui menait les combats. Le Hezbollah a bien conservé certaines unités à la périphérie d’Alep mais elles ne sont plus aussi nombreuses et efficaces qu’avant. L’allié russe n’a pas non plus répondu tout de suite présent, se contentant d’exiger que Damas rétablisse l’ordre. La chasse russe pilonne intensément la ville d’Idlib et les convois de ravitaillement des rebelles, mais ces derniers pérorent dans le centre-ville et les habitants fuient par dizaines de milliers. Pour Bachar el-Assad, il va falloir maintenant les en déloger, au risque d’une contamination dans d’autres villes du pays, en particulier à Deraa dans le Sud, où le pouvoir de Damas est de plus en plus contesté. Comme entre 2011 et 2016, la Syrie pourrait à nouveau plonger dans la guerre civile avec des pans entiers du pays seraient contrôlés par des groupes djihadistes avec comme corollaire un avenir sombre pour les minorités, en particulier les Chrétiens. Reste à voir comment va réagir l’Iran et si, comme autrefois, en coordination avec la Russie, Téhéran repartira à la reconquête d’Alep. D’ici là, les rebelles djihadistes d’Idlib que personne n’attendait auront profité d’un changement dans l’équilibre des pouvoirs dans la région et dans le contexte international avec l’affaiblissement des Palestiniens, du Hezbollah, de l’Iran, et des Russes qui ont déjà fort à faire en Ukraine.

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