Myriam Benraad est professeure en relations internationales et études diplomatiques à l’Université internationale Schiller à Paris, institution américaine privée d’enseignement supérieur qui dispose de quatre campus à travers le monde. Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, elle revient sur l’affaire des couveuses du Koweït de 1990, dans le contexte de la première guerre du Golfe et de l’intervention occidentale contre le régime de Saddam Hussein. Pour elle, cette affaire aurait beaucoup à nous apprendre sur les temps présents et la disparition de plus en plus patente et brutale de toute manifestation de la vérité dans la couverture informationnelle qui est faite des crises et des guerres au Moyen-Orient.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Pouvez-vous, dans un premier temps, revenir sur les principaux éléments et les grandes lignes de cette affaire pour notre lectorat ?
Cette affaire est loin d’être méconnue du grand public, quoiqu’elle soit aujourd’hui moins évoquée car déjà « vieille » de presque 35 ans, à une époque également où seul l’événement brut et immédiat semble primer. Tout débute le 14 octobre 1990, soit plus de deux mois après l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, lorsqu’une jeune Koweïtienne, que les médias désigneront communément comme « l’infirmière Nayyira », témoigne en larmes devant une commission du Congrès américain. Elle affirme qu’elle se trouvait au mois d’août au Koweït pour y passer des vacances avec ses proches et qu’engagée comme volontaire à l’hôpital d’Al-Addan, où sont soignés de nombreux prématurés, elle aurait vu des soldats irakiens pénétrer dans l’enceinte hospitalière pour y commettre le pire. « Ils ont tiré les bébés des couveuses, ils ont pris les couveuses et ont laissé mourir les bébés sur le sol froid », déclare-t-elle avec émotion devant un parterre de représentants américains, se référant à d’autres atrocités supposément commises par les forces irakiennes. Quelque temps après, l’opinion publique qui avait été choquée par cette affaire, apprendra qu’il s’agissait en réalité d’un tissu de mensonges, que Nayyira a tout inventé et qu’elle n’est pas « infirmière » mais la fille de l’ambassadeur du Koweït exilé à Washington, Saoud bin Nasir al-Sabah.
Pourquoi vous intéresser à cette affaire plus de trois décennies après les faits, alors que si peu de médias et d’observateurs mainstream l’évoquent ?
L’intérêt est immense car au moment où le mot « complotisme » s’est transformé en une accusation fourre-tout bien commode, surtout destinée à faire taire toute voix discordante, l’affaire des couveuses du Koweït démontre avec puissance la réalité des machinations informationnelles à l’œuvre, susceptibles d’être orchestrées par un large faisceau d’acteurs concernant les conflits et les guerres et qui font rage au Moyen-Orient. L’affaire est certes extrême mais elle mérite d’être rappelée car il est devenu quasi-impossible de nos jours d’enquêter sur un certain nombre de crises sans finir noyé sous un flot de désinformation, de fake news, sans être ciblé voire harcelé car bien des groupes partisans n’ont aucun intérêt à voir un semblant de vérité émerger. Aujourd’hui, nous savons que le « témoignage » de Nayyira al-Sabah n’était rien d’autre qu’une vulgaire « commande » passée par l’agence de communication Rendon Group liée au Pentagone et à la CIA, que la jeune femme avait par ailleurs été téléguidée par l’ancien conseiller et chef de cabinet de Ronald Reagan Michael Deaver, et que le gouvernement koweïtien avait lui-même soutenu financièrement cette campagne de propagande sophistiquée. Une certaine Lauri Fitz-Pegado, lobbyiste spécialisée en diplomatie culturelle et ancienne employée de l’Agence d’information des États-Unis, avait en outre convaincu le Congrès américain que Nayyira ne pouvait témoigner sous sa vraie identité au risque de représailles la visant ainsi que sa famille.
In fine, cette affaire des couveuses a-t-elle produit les effets escomptés ? Ou s’est-elle au contraire révélée contre-productive ?
En large part, oui, l’affaire a produit ses effets car elle permit de présenter la guerre du Golfe et l’intervention militaire occidentale contre le régime de Saddam Hussein sous un jour des plus favorables. Que les États-Unis et la communauté internationale aient alors souhaité contrecarrer les ambitions du raïs irakien était une chose. Mais que craignait exactement l’administration américaine pour se sentir obligée de recourir à un tel mensonge en vue de légitimer sa riposte ? Que s’était-il véritablement passé en amont de l’entrée en guerre des Occidentaux contre Saddam Hussein ? Ce dernier avait-il lui-même reçu un aval américain avant de précipiter ses troupes au Koweït, comme il ne cessera ensuite de le clamer ? Concevoir un mensonge d’une telle gravité, qui ne pouvait causer qu’un choc moral de grande ampleur parmi l’opinion publique internationale, répondait-il déjà au souci d’occulter une partie des objectifs de la guerre au Moyen-Orient ? Précisons qu’il était question d’un regime change à Bagdad au sein d’une partie de l’establishment politico-sécuritaire américain avant la guerre de 1990, notamment parmi une mouvance néoconservatrice qui, sentant la fin de la guerre froide proche, voyait en Saddam Hussein un parfait adversaire. L’affaire des couveuses du Koweït continue donc de soulever de nombreuses questions auxquelles il est impossible de répondre de manière définitive, tant l’épaisseur du mensonge et ses couches superposées l’empêchent, mais il importe de pouvoir poser ces questions. Cela ne revient aucunement à prendre le parti de l’ancien dictateur irakien – accusation facile, s’il en faut – mais à tenter de rétablir les faits historiques.
Doit-on rapprocher cette affaire de toutes celles qui, par la suite, ont marqué l’histoire récente du Moyen-Orient et notamment précédé l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003 ?
Très clairement puisqu’au sortir de la première guerre du Golfe, une partie des « faucons » de l’administration Bush père ont estimé que ce dernier n’avait pas « fini le travail » en refusant d’autoriser la progression de l’armée américaine jusqu’à Bagdad pour y mettre à bas le tyran. Cette reculade ne fut jamais pardonnée par les néoconservateurs et explique pourquoi, dans l’après-11 septembre 2001, toutes les manipulations furent permises aux yeux des partisans d’un changement de régime en Irak. Parmi les prétextes ayant permis de justifier l’invasion du printemps 2003 figurent évidemment la pièce maîtresse des supposées armes de destruction massives (ADM) développées par Saddam Hussein, une présumée « connexion » qui le liait aux terroristes d’Al-Qaïda, et bien d’autres « preuves » encore puisque des instituts indépendants ont recensé près d’un millier de mensonges dans les déclarations publiques des membres de l’administration américaine de l’époque…
Voyez-vous une répétition tragique de l’histoire au regard du contexte moyen-oriental et international présent ?
De toute évidence puisque l’affaire des couveuses s’est objectivement répétée. Là encore, il n’est pas question de remettre en cause de quelque manière que ce soit les indicibles tueries perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023, dont nous connaissons tous les lendemains dramatiques à l’échelle régionale, mais de faire la lumière sur les faits et uniquement les faits. Or, dès le 10 octobre, les comptes officiels israéliens sur les réseaux sociaux soutiennent que quarante bébés ont été décapités dans le kibboutz Kfar Aza, où une série d’exactions se sont indiscutablement déroulées. Quel était l’intention de cette rumeur devenue virale, jusqu’à être relayée par la Maison Blanche elle-même, sinon de légitimer la guerre sanglante et totalement disproportionnée qu’a ensuite livrée l’État hébreu contre la bande de Gaza et sa population ? En avril 2024, le bureau de presse du gouvernement de Benyamin Netanyahu confirmait au journal Le Monde que 38 mineurs, dont deux nourrissons, avaient été tués, mais qu’aucun n’avait été placé dans un four. Le mensonge a toutefois fonctionné, d’autant que les réseaux sociaux et la viralité des messages qui y sont publiés s’y prêtent. Israël a cherché à amplifier l’indignation de l’opinion publique mondiale pour mieux conduire cette guerre illimitée à Gaza et sur ses marges, comme au Liban, sans plus du tout tenir compte des réprobations montantes concernant ses violations du droit international au motif qu’un crime aussi impardonnable – et pourtant mensonger – lui autorisait une vengeance débridée.
Quelles sont d’après vous les conséquences tangibles de ce foisonnement de mensonges et de manipulations de l’information ?
Je pense qu’il est grand temps d’admettre, du côté de celles et de ceux qui restent attachés à la valeur de la vérité, qu’il n’y a plus rien à attendre des plateformes numériques. Elles furent sans doute, pour les plus idéalistes, une promesse de liberté et de progrès démocratique lors de leur apparition, mais l’utopie s’est évanouie dans un flot incessant de fabrications et de mensonges qui ne fait plus aucun sens aujourd’hui. La « post-vérité » renvoie à l’entreprise de falsification de l’histoire et de son déroulement. Mais dès lors qu’il devient impossible de trier parmi des faits, au risque de se mettre en danger face aux pressions, intimidations et menaces, n’est-ce pas de la mort pure et simple de toute vérité dont il est question à vrai dire ? Les interactions néfastes entre grands médias et agendas politiques, sans compter la montée en force irréversible d’Internet, se sont traduites par la généralisation et l’imposition d’éléments de langage sans aucun fond, qui ne reflètent plus aucune réalité. Cette situation est dramatique pour de nombreux universitaires et chercheurs qui ne sont plus en mesure de mener leurs travaux. Il faudra nécessairement un changement de paradigme car la configuration actuelle est intenable.
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Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.