Le grand entretien du Diplomate avec Marc Fromager

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Situation Chretiens d orient
Montage Le Diplomate

Né à Nouméa en 1968, Marc Fromager est père de six enfants. Il a une forte expérience à l’international, ayant passé vingt ans à l’étranger, parcouru 180 pays et ayant travaillé près de 33 ans dans l’humanitaire. Homme de terrain, Marc Fromager a notamment parcouru la planète lorsqu’il dirigeait l’AED (Aide à l’Église en détresse) ou comme directeur de l’Information pour SOS Chrétiens d’Orient. Homme de terrain, il est par ailleurs un chroniqueur régulier pour Le Diplomate et l’auteur du livre Guerres, pétrole et radicalisme, les chrétiens d’Orient pris en étau, Éditions Salvator, 2015, Prix “La Plume et l’Épée” en 2016. 

Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, il nous présente son nouvel ouvrage, Ukraine, Gaza et autres tracas, Les chrétiens d’Orient dans le nouveau grand jeu, Éditions Salvator, 2024.

Propos recueillis par Angélique Bouchard 

Le Diplomate : Dans votre dernier livre “Ukraine, Gaza et autres tracas”, vous mentionnez le “nouveau Grand Jeu”. Pouvez-vous expliquer ce concept et comment il influence la situation des chrétiens d’Orient ?

Marc Fromager : Certains concepts géopolitiques sont en effet nécessaires, me semble-t-il, pour comprendre les grandes mutations que le monde est en train de vivre. Les deux concepts principaux exposés dans cet ouvrage ont été définis par les Britanniques au XIXème siècle et retravaillés par les Américains au XXème, dont celui de Heartland / Rimland et celui en effet du Grand Jeu. 

Initialement consacré à l’affrontement essentiellement indirect que se livraient les empires russe et britannique en Asie centrale avec la création de l’Afghanistan comme zone tampon, le Grand jeu a été remis au goût du jour par deux nouveaux « joueurs » : les Russes sont toujours là mais les Américains ont remplacé les Britanniques et maintenant, les Chinois sont rentrés dans la danse. 

On retrouve donc l’ours russe, l’aigle américain et le dragon chinois qui s’observent et se jaugent, sans pour autant s’empêcher d’intervenir, mais le plus souvent en essayant de demeurer sous les radars. La Géorgie par exemple illustre très bien ce jeu avec l’aigle qui essaie de s’emparer de la proie – de faire basculer ce pays du Caucase dans le camp occidental – pendant que l’ours veille au grain.

Si l’on observe une bonne part des conflits sur le contient eurasiatique aujourd’hui, la plupart se situent justement dans le Rimland, cette marge qui entoure la Russie et l’Asie centrale et qui va de l’Europe orientale au Moyen-Orient en passant par le Caucase puis de l’Inde à la Chine. L’implication considérable des États-Unis dans cette zone, notamment dirigée contre les intérêts russes, se double d’une pénétration économique et diplomatique chinoise, avec ses routes terrestres et maritimes. 

Avec ces clés, on s’aperçoit aisément de l’importance de certaines zones d’affrontement, notamment de l’Iran qui se retrouve à la croisée des axes de développement nord – sud (Russie – Inde) et est-ouest (Chine – Europe). On comprend aussi tout de suite la position incontournable de l’Ukraine dans la nouvelle guerre russo-américaine qui nous occupe depuis février 2022.

Au-delà des apparences immédiates – ce sont bien les Russes qui déclenchent l’opération militaire spéciale – il s’agit selon moi d’une guerre américaine contre la Russie et contre l’Europe, première victime des sanctions contre la Russie. En réalité, tout le monde se moque de l’Ukraine et Biden ira jusqu’à dire « qu’on se battra jusqu’au dernier Ukrainien », ce qui constituerait un bon mot si ce n’était pour l’ampleur des dégâts et du nombre de victimes.

LD : Vous avez choisi de structurer votre livre sous forme de douze lettres. Pourquoi ce format et qu’espérez-vous accomplir avec cette approche ?

MF : Le livre procède donc d’une analyse géopolitique mais il faut bien trouver un angle pour approcher la complexité de ce retour vers un monde multipolaire qui semble inévitable malgré toute l’opposition de l’Occident qui freine des quatre fers. Connaissant bien ces pays et en particulier leurs communautés chrétiennes, je me suis appuyé sur leurs témoignages et analyses. Souvent très critiques au sujet des interventions occidentales de ces dernières années qui ont de fait apporté le chaos, elles ont souvent une appréciation très fine des tenants et aboutissants de ces crises.

Par ailleurs, en les faisant s’exprimer à travers ces douze lettres qui concernent douze pays de la Russie à l’Éthiopie et de l’Égypte à l’Inde, j’inverse en quelque sorte la perspective. Au lieu de nous apitoyer sur leur sort, ce sont ici les chrétiens d’Orient qui s’adressent à nous. Ils ne comprennent pas ce que nous devenons et l’effondrement de l’Occident les inquiète réellement. Leur sort n’est pas enviable mais au moins savent-ils encore qui ils sont et en qui ils ont mis leur confiance.

Cette approche permet à mon sens de revenir au réel du terrain. Depuis Paris, on peut estimer par exemple que la guerre en Syrie fut une guerre civile pour déloger le président, dépeint tardivement comme un dictateur criminel. Sur le terrain, on s’aperçoit que ce fut une guerre internationale impliquant des puissances locales – le Qatar, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie – mais aussi des puissances occidentales – les États-Unis, la France et la Grande Bretagne – ainsi que, déjà, la Russie. Sur place, qu’ils soient chrétiens, sunnites, chiites ou alaouites, les Syriens avaient une compréhension assez fine de ce qui se jouait entre intérêts économiques, politiques et religieux.

LD : Comment percevez-vous l’avenir des chrétiens d’Orient face aux conflits en Ukraine et Gaza ? Quels sont les principaux défis qu’ils rencontrent ?

MF : Les deux conflits se déroulent en même temps et se situent tous les deux dans ce fameux Rimland déjà évoqué, avec des objectifs indirects, le premier pour défaire la Russie, le second pour défaire l’Iran, même si d’autres intérêts viennent se greffer dont l’exploitation des ressources naturelles (minerais rares et agriculture pour l’Ukraine, gaz au large de Gaza). En ce qui concerne les chrétiens sur place, les deux conflits n’ont rien à avoir.

À Gaza, il doit aujourd’hui rester moins de mille chrétiens. Si on élargit à la Cisjordanie, le souci des chrétiens est qu’ils se retrouvent pris en étau entre les juifs qui les traient comme des Palestiniens, ce qu’ils sont, et les musulmans qui leur reprochent de ne pas être des leurs. Que ce soit en Israël ou en Cisjordanie, ils ne représentent guère plus de 2%, ce qui illustre, à l’instar de la plupart des pays de la zone, leur effacement progressif de la région qui les as vus naître.

En ce qui concerne l’Ukraine, il ne s’agit pas d’une guerre religieuse puisque la majorité de la population des deux pays est orthodoxe. On pourrait toujours évoquer les luttes d’influences entre patriarcats (Moscou, Kiev, Constantinople) mais il ne s’agit pas du ressort principal de cette guerre. Si on veut absolument déceler une opposition religieuse, elle serait à situer entre l’Occident et la Russie qui, quoiqu’on en pense, réfute les nouvelles tendances sociétales occidentales qu’elle considère comme décadentes – wokisme, transgendérisme et autres innovations anthropologiques.

LD : Selon vous, quel rôle devraient jouer les chrétiens d’Occident pour soutenir leurs frères d’Orient dans ce contexte géopolitique complexe ?

MF : Les musulmans et les juifs ne se gênent pas pour soutenir leurs communautés respectives mais on a toujours l’impression que pour les chrétiens, cela ne se fait pas, ce serait considéré comme discriminatoire, ce ne serait pas gentil … Dans la mentalité orientale, c’est le contraire qui est vrai : que les chrétiens d’Occident ne viennent pas en aide à leurs frères d’Orient apparaît comme une trahison ou à tout le moins une lâcheté. 

L’argent ne peut pas tout résoudre mais un soutien financier de ces communautés est devenu vital pour elles et on ne voit pas trop sous quel prétexte on devrait les laisser disparaître. Ensuite, cela peut être fait intelligemment. Il faut en effet éviter de faire apparaître les chrétiens d’Orient comme une espèce de cinquième colonne occidentale mais à ce stade, le risque est substantiellement nul, sauf mauvaise foi évidente.

En revanche, si l’Occident pouvait cesser de semer le chaos dans la zone, ce serait vraiment rendre service aux chrétiens d’Orient ainsi qu’à tous leurs voisins ! Pour répondre à votre question, il faudrait que les chrétiens d’Occident s’informent sur ce qu’il se passe chez leurs frères orientaux et exercent une pression politique en Occident pour limiter les ingérences génératrices de chaos dans la région.

LD : Vous avez une expérience significative avec l’Aide à l’Église en Détresse et SOS Chrétiens d’Orient. Comment ces expériences ont-elles influencé votre analyse et vos écrits dans ce livre ?

MF : Les deux organisations n’ont pas d’agenda politique. Elles œuvrent à soutenir les communautés chrétiennes en sachant que bien souvent, les chrétiens sur place sont également au service de toute la population, que ce soit à travers leurs écoles ou hôpitaux par exemple. 

Pour ma part, j’ai eu la chance de parcourir ces contrées de long en large et d’y rencontrer leurs habitants depuis un certain temps déjà. Ils sont attachants et dans ce livre, je leur donne en fait la parole. Écoutons ce qu’ils ont à nous dire. 


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