Par Lionel Lacour
En 2019, Joker de Todd Phillips remporte le Lion d’or à Venise et une standing ovation. Comment un film sur un personnage des DC Comics a-t-il pu obtenir un des prix les plus prestigieux du cinéma ? Peut-être parce que derrière le personnage du Joker s’expriment les frustrations d’une société occidentale dont la réalité sociale est bien plus cruelle que celle véhiculée par les images hollywoodiennes habituelles. Joker s’inscrit alors dans la continuité du regard des cinéastes sur les conditions des classes populaires poussées régulièrement à la révolte et en reprend bien des codes ou des idées au travers du parcours d’un leader malgré lui.
Arthur Fleck, alias le Joker, vit dans un quartier sordide de Gotham loin de son lieu de travail. Comme pour les ouvriers de Metropolis de Fritz Lang en 1927, son travail est répétitif et comme eux, il est remplaçable. Comme eux, il a un uniforme, ici celui de clown. Il part le matin, rentre le soir, lui comme tous les autres qui lui ressemblent. Aussi tristes que lui. Au point de confier à sa psychiatre qu’il se demande même s’il existe. Car la vie d’Arthur est faite de violences. Violence physique quand il se fait régulièrement agresser parce qu’il est risible, parce qu’il ne peut s’empêcher de rire. Dans la rue ou dans le métro. Violence sociale aussi car il vit dans la misère et sa maigreur est insoutenable. Violence familiale enfin quand il découvre ses origines tardivement l’ayant conduit à refouler les terribles sévices qu’il a vécus enfant.
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Ainsi, pour Arthur comme pour ceux ayant le même parcours, l’existence n’a pas de sens. Alors pour s’extraire de son milieu, lui le clown anonyme que personne ne reconnait, il veut devenir artiste de stand up pour qu’enfin on l’identifie. Or Arthur ne maîtrise pas le langage ni les codes de l’humour. Il est saisi d’effroi quand il doit se montrer sans son maquillage protecteur. Quant à ceux qui ont les codes comme Murray Franklin, l’animateur vedette d’une émission télévisée humoristique, ils n’éprouvent à son égard aucune empathie mais l’assignent à l’anonymat perpétuel. Or cette assignation faite à ceux du peuple à rester parmi les siens est une constante des films relatant une révolte populaire. C’est vrai pour le film communiste de Vlesovod Poudovkine de 1927, La fin de St Petersbourg relatant la révolution bolchévique menée par le peuple contre les bourgeois, profiteurs de la première guerre mondiale. Aux USA, le film « rooseveltien » Les aventures de Robin des bois de Michael Curtiz en 1938 magnifie la révolte menée par un noble saxon pour le peuple contre l’oppression des nobles normands, tuant tout ceux se permettant de chasser sur leurs terres. Dans ces deux cas, dans le film de Lang ou d’autres encore, la révolte résulte d’une accumulation de frustrations se transformant en colère puis en violence.
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Cette violence ne se manifeste pourtant jamais subitement. Comme il est d’usage de le dire aujourd’hui, des signaux faibles expriment cette défiance envers le système. Dans Joker, ce sont les grèves des éboueurs, annoncées dès le début du film. Mais la réponse politique est absente ou ne vient que de celui voulant devenir le nouveau maire de Gotham, Thomas Wayne, prônant plus d’autorité, y compris par la force. Les revendications sociales de Joker ne sont pas si éloignées de celles des Temps modernes de Charlie Chaplin en 1937, ingénieusement cité par Todd Phillips dans son film, dont le héros devient leader malgré lui d’une grève des ouvriers matée férocement par les forces de police.
Quelle ironie alors que d’entendre rire aux éclats des bourgeois de Gotham devant le film de Chaplin, comme une provocation à l’égard des grévistes de leur propre ville. Si les riches s’amusent du vagabond des Temps modernes, le rire d’Arthur les dérange car il témoigne non de son bonheur mais de son exclusion de la société. Il menace même ceux de sa classe sociale qui se refusent encore à être dans cette marge qu’il conviendrait d’éliminer. D’ailleurs le processus est en marche quand la psychiatre suivant Arthur depuis des mois lui annonce que les crédits de la ville sont désormais coupés et qu’elle ne pourra plus le soigner, lui le marginal. Soleil vert de Richard Fleisher en 1973 évoque ce même mépris pour le peuple. En 2022, les autorités politiques ne peuvent plus approvisionner les 40 millions d’habitants de New-York, provoquant des émeutes de la faim. Les forces de police y répondent par la violence en évacuant les manifestants les plus irascibles avec des « dégageuses », quitte à ce qu’il y ait des morts parmi eux. Une fois le calme retrouvé, les dirigeants restent en place, jusqu’à l’émeute suivante.
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L’émeute et le chaos sont donc bien des sujets dont les cinéastes se sont emparés pour dénoncer des injustices faites au peuple. Fritz Lang l’a montré dans une séquence célèbre de Metropolis. Mais John Sturges ne raconte pas bien autre chose dans le western Les sept mercenaires quand des villageois se mobilisent contre l’oppression que leur fait subir le bandit Calvera. Ils ont besoin de leaders ? Ils vont en chercher. Dans Excalibur de John Boorman en 1981, c’est Lancelot qui mène la révolte contre le roi Arthur, coupable d’avoir cherché le Graal en abandonnant son peuple à la misère. Plus récemment encore, le film d’anticipation Time out d’Andrew Niccol en 2011 met en scène une insurrection des plus pauvres contre les élites qui volent du temps de vie au sens propre mais dont le spectateur comprend bien évidemment le sens symbolique ! Dans Joker, le discours est plus radical encore et le conflit social se traduit par le mot d’ordre « Faut-il tuer les riches ? »
Le renoncement de l’État à s’occuper de ses habitants pour le confort des puissants aboutit aussi au renoncement de maintenir l’ordre dans certains quartiers jusqu’à les abandonner. Dans Retour vers le futur 2 de Robert Zemeckis en 1989, la ville est aux mains d’un homme puissant et riche, vivant dans l’opulence qui impose ses règles aux autorités corrompues. La population est condamnée à vivre dans le chaos et la peur des gangs, quand l’ordre ne profite qu’au maître de la ville. Dans Joker, les maîtres comme Wayne vivent dans des domaines protégés derrière des grilles. New-York 1997 de John Carpenter pousse la logique jusqu’au bout. Parce que l’île de Manhattan est gangrénée par le crime, elle devient une prison géante encerclée par des enceintes infranchissables et dont les habitants sont des condamnés à perpétuité. Le film de Carpenter date de 1981. Il ne montre rien d’autre qu’un État légal défaillant abandonnant Manhattan à un État de substitution, s’organisant comme une monarchie sanglante dont le chef se fait appeler « Duke », avec droit de vie ou de mort sur chaque résident, à la fois tous différents mais tous semblables quand ils agissent en meute. Or l’action dans Joker se passe justement dans cette période des débuts des années 80 où New-York est fortement touchée par une violence extrême et dont certains quartiers sont devenus des coupe-gorges, comme le Bronx dont s’est inspiré Phillips pour représenter le quartier où vit Arthur. Car c’est bien là où aboutit Joker. Arthur devient un criminel parce qu’il a été méprisé, roué de coups, insulté et ridiculisé trop longtemps alors qu’il lui était demandé de toujours sourire, de toujours être heureux, jusqu’à sa mère qui le surnomme « Happy ». Soudain, sa révolte individuelle en tenue de travail, en clown, prend un sens politique. « Nous sommes tous des clowns » devient un slogan contre le système écrasant le peuple dont les revendications ne sont pas entendues. Les esclaves insurgés qui se levaient en disant « Je suis Spartacus » dans le film de Stanley Kubrick en 1961 en faisaient tout autant.
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Cette histoire personnelle d’Arthur, victime d’un beau-père violent, d’une société qui ne veut plus le prendre en charge, devient une histoire collective où tous se rallient en portant le masque ou le maquillage de clown. L’uniformité physique transforme un désespoir unique en une revendication globale que les autorités n’arrivent pas à contrôler, notamment les forces de police. Qu’est-ce qui ressemble plus à un clown à interpeller qu’un autre clown. Arthur/Joker devient alors malgré lui ce porte-parole d’un mouvement uniforme en façade mais dont chacun voit aussi son intérêt personnel, y compris les plus vils, les plus répréhensibles. Certains profitent de cette révolte pour piller des magasins, d’autres pour tuer et voler des riches, d’autres encore pour détruire. Joker est à la fois seul et tous à la fois. Il est Robin des bois mais il est aussi le Duke. Il est le peuple qui se révolte légitimement mais il est aussi celui qui a perdu tout sens de la vie en communauté en tuant, que le réalisateur nous montre le meurtre en direct à la télévision ou bien qu’il nous le suggère.
Comme tous les autres films qui l’ont précédé, Joker ne fait pas l’apologie ni de la violence, ni des émeutes ou du chaos mais il met en place les notions de responsabilités individuelles et de la société. Son personnage principal incarne une société occidentale malade de ne pas savoir protéger les plus faibles. Arthur ne veut rien d’autre qu’exister aux yeux de tous. Paradoxalement, c’est en agissant en clown indifférencié qu’il devient quelqu’un face à ce qu’il appelle « le système » qui soumet les individus en les réduisant à l’uniformité avec l’injonction d’être heureux malgré tout. Les mouvements sociaux de ces derniers mois, légitimes ou non, témoignent de cette envie de reconnaissance et des aspirations de chacun pour s’exprimer. Pour mieux contester, il faut être semblables et indissociables, derrières des leaders charismatiques qui ne sont pas tous aussi nobles que Spartacus, Lancelot ou Robin des bois. Si Arthur est une victime, tous les « jokers » ne le sont pas, et Joker est un criminel dans une société devenue impuissante. En ce sens, Joker n’est pas un film politiquement correct.
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