
Par Alain Rodier
La coopération dans le domaine nucléaire militaire entre la France et la Grande-Bretagne n’est pas chose nouvelle. Alors que les Britanniques ont testé leur première bombe A le 3 octobre 1952 suivie le 15 mai 1957 par l’expérimentation de leur première bombe H, la France était un peu à la traine pour des raisons de politique intérieure. En effet, si le lancement du programme nucléaire français a débuté en 1954 sous l’impulsion de Pierre Mendès France et Guy Mollet, c’est le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 qui a donné l’ordre de développer une force de frappe : réaliser une bombe atomique et son vecteur, le Mirage IV. La première bombe A a été testée avec succès le 13 février 1960 à Reggane dans le Sahara. Mais les chercheurs français de la Direction des Application Miliaire du Commissariat à l’Energie Atomique (DAM/CEA) ont rencontré des difficultés à réaliser la bombe H ce qui a provoqué la colère du général d’autant que la Chine qui avait expérimenté sa première bombe A le 16 octobre 1964 a fait de même avec une H le 17 juin 1967, soit moins de trois ans après.
À noter qu’une bombe H est beaucoup plus puissante qu’une bombe A pour un volume réduit. En fait, une bombe A est utilisée comme détonateur pour déclencher une bombe H. La plus puissante, la « tsar bomba » russe, était 3000 fois plus puissante que la bombe d’Hiroshima.
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Les Américains qui ne voulaient surtout pas que la France développe un armement nucléaire indépendant n’ont pas donné le moindre coup de pouce technique alors qu’ils étaient associés au programme britannique…
Les Britanniques – qui avaient quelques comptes à régler avec Washington – ont, l’air de rien (so british…), laissé entendre aux Français quelle était la solution scientifique (sur les trois envisagées) qui allait dans la « bonne direction. »
Résultat : le 24 août 1968, la première bombe H française explosait au dessus de Mururoa.
Le 30 octobre 1995, lors du sommet de Chequers, le président Jacques Chirac et John Major, Premier ministre du Royaume Uni, affirmèrent que « les intérêts vitaux de l’un ne pouvaient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre ne fussent aussi en danger. »
La notion d’« intérêts vitaux » suggérait que leurs forces nucléaires respectives pourraient éventuellement être sollicitées.
Puis, président Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique David Cameron ont conclu le 2 novembre 2010 les « accords de défense de Lancaster House ». Ils signèrent le traité « Teutatès » en vue d’établir une coopération en matière de recherche dans le domaine du nucléaire militaire dans le cadre du programme « Epure », que la France avait lancé quelques années plus tôt.
Il s’agissait alors de permettre aux Britanniques d’avoir accès à l’installation de Valduc, utilisée par la DAM/CEA pour la fiabilisation des armes nucléaires grâce à des moyens de « radiographie éclair ».
La coopération a ainsi permis la construction puis l’exploitation commune :
– de l’installation d’expérimentations hydrodynamiques franco-britannique, EPURE, sur le site de Valduc en France ;
– du centre de recherche technologique TDC (Technology Development Centre), sur le site de l’Atomic Weapons Establishment (AWE) à Aldermaston au Royaume-Uni exploité entre 2015 et 2022.
En février 2023, M.Vincenzo Salvetti alors directeur de la DAM/CEA, a expliqué : « l’installation est désormais exploitée conjointement par les deux nations : environ quarante des cent employés qui y travaillent sont britanniques. […] Si l’exploitation de l’installation est commune, chaque pays reste souverain sur les expériences qu’il réalise… »
Lors de la visite officielle du président Macron au début juillet en Grande-Bretagne, le Royaume-Uni et la France ont décidé de coordonner leur dissuasion nucléaire afin de renforcer la défense de l’Europe face à des menaces jugées « extrêmes », notamment en provenance de la Russie.
Dans une déclaration conjointe signée par le Premier ministre britannique Keir Starmer et le président Macron, les deux dirigeants affirment leur volonté de travailler « plus étroitement que jamais » dans le domaine nucléaire, tout en maintenant l’indépendance de leurs arsenaux respectifs.
Le texte stipule qu’« aucune menace extrême à l’encontre de l’Europe ne resterait sans réponse des deux nations » préfigurant une coordination stratégique inédite des arsenaux nucléaires des deux pays.
Alors que les inquiétudes concernant un désengagement potentiel des États-Unis d’Europe vont bon train, le chancelier allemand Friedrich Merz, avait auparavant exhorté Paris et Londres à renforcer leur rôle de « garants » de la sécurité européenne.
Ce rapprochement va bien plus loin que le principe en vigueur depuis la déclaration conjointe de « Chequers » de 1995 cité plus avant.
Le ministre britannique de la Défense, John Healey, a salué une « réponse claire à nos adversaires : nous sommes plus forts ensemble. » L’accord prévoit également un approfondissement de la coopération industrielle, notamment dans la recherche nucléaire et le développement de missiles.
Un « groupe de supervision nucléaire » sera créé, coprésidé par l’Élysée et le Cabinet Office britannique.
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Les armements nucléaires respectifs
Bien que les chiffres relèvent du secret défense, la Grande Bretagne aurait un peu moins de 200 ogives nucléaires. Mais la revue stratégique en matière sécurité, de défense et de politique étrangère publiée en 2021 évoque la possibilité d’augmenter ce chiffre à 260.
Elle repose entièrement sur quatre sous-marins à propulsion nucléaires lanceurs d’engins de classe Vanguard.
La conception de l’armement nucléaire britannique est réalisée en association avec les USA mais le Royaume-Uni affirme qu’il a la pleine souveraineté de son dispositif de dissuasion nucléaire. Son utilisation peut donc être décidée par le Premier Ministre.
La classe Vanguard est une nouvelle génération de sous-marins de la Royal Navy commissionnés de 1994 à 1999. Ils sont armés de seize 16 missiles à têtes multiples Trident D5.
La Grande Bretagne n’a plus de composante aéroportée stratégique mais cela pourrait évoluer dans un proche avenir avec l’arrivée de 12 F-35A qui peuvent dans un premier temps mettre en œuvre les bombes américaines B61.
De son côté, la Force océanique stratégique française (FOST) et les Forces aérienne stratégiques (FAS) disposeraient d’un stock opérationnel de 300 têtes nucléaires.
Les quatre SNLE peuvent emporter 16 missiles à têtes multiples M51.
La composante aéroportée comprend les Forces aériennes stratégiques (FAS) de l’Armée de l’Air et la Force aéronavale nucléaire (FANu) opérée par la Marine nationale.
Les Rafale-B et Rafale-M (Marine)[1] peuvent mettre en œuvre l’ASMP A (Air-Sol Moyenne Portée Amélioré) qui sont capables d’atteindre à Mach 3 une cible située à 600 km. Il est armé d’une tête unique de 300 kt. Il devrait être remplacé à l’horizon 2030 par le missile ASN4G. Il s’agit d’un missile hypersonique capable de dépasser Mach 7 et d’une portée de plus de 1.000 km.
Sachant que les deux pays ont en permanence un SNLE à la mer mais qu’en cas de période d’extrême tension, ils pourraient en déployer temporairement deux autres – soit un total de six -, il y aurait alors un problème de coordination voire de confusion et, au pire, de collision.
La première des mesures serait donc de se partager les zones de patrouille sachant que lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre une « deuxième frappe » en réponse à une attaque stratégique ennemie, les SNLE ne sont pas obligatoirement à portée de leurs objectifs désignés. Ils peuvent très bien déclencher des tirs de riposte des jours, voire de semaines après…
Un problème plus délicat reste – comme du temps où le Pacte de Varsovie exerçait une menace sur l’Europe -, comment répondre à une offensive généralisée dans la mesure où, pour les Français comme pour les Britanniques, l’arme nucléaire tactique employée sur le champ de bataille n’existe plus.
Paris a encore à sa disposition la composante aérienne mais qui n’est destinée qu’à effectuer des frappes de « dernier avertissement » sans lien tactique avec ce qui se passe au sol…
Plus globalement, le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des Armées, a livré le 11 juillet son analyse : « Moscou a identifié la France comme étant ‘son principal adversaire’ en Europe’. C’est Poutine qui a dit. Cela ne veut pas dire qu’il ne s’occupe pas des autres pays. »
Pour lui, la France, puissance nucléaire protégée par sa dissuasion, n’est pas menacée de « se faire attaquer directement et lourdement sur le territoire national », mais la Russie a « beaucoup d’autres options » via des actions hybrides, incluant désinformation, cyberattaques ou espionnage.
Il précise que la Russie « puissance de nuisance est partie prenante de toutes les menaces », que ce soit les sabotages d’infrastructures sous-marines, les campagnes de désinformation en France ou en Afrique, des actes d’espionnage, ou encore dans l’espace, avec « les manœuvres de satellites russes soit pour gêner nos trajectoires de satellites, soit pour s’approcher pour les brouiller, soit pour s’approcher pour les espionner. »
S’agissant des espaces maritimes, le CEMA a évoqué « les sous-marins nucléaires d’attaque russes qui régulièrement pénètrent en Atlantique Nord et ensuite descendent quelquefois en Méditerranée et qui cherchent évidemment à surveiller les zones qui sont importantes pour nous mais également chez les Britanniques. »
« Dans les airs, les frictions, les interactions sont fréquentes en mer Noire, « au-dessus de la Syrie », en Méditerranée, « quelquefois assez loin en Atlantique Nord. »
La coopération militaire franco-britannique est ancienne et trouve ses racines dans les deux guerres mondiales (certes avec quelques accrocs.)
Mais depuis les années 1960, Paris a toujours refusé de mutualiser sa force nucléaire conservant une posture totalement indépendante contrairement au Royaume-Uni dont la dissuasion s’inscrit dans le cadre de l’OTAN.
Il n’en reste pas moins que cette déclaration franco-britannique est un message adressé à Moscou alors que plusieurs pays est-européens craignent de possibles menaces russes.
Il convient de rappeler que selon les données de la Federation of American Scientists (FAS), la Russie détiendrait près de 5.580 ogives nucléaires, ce qui représente 47 % des stocks mondiaux.
Mais la « stratégie du faible au fort » a toujours été celle de la France qui est capable d’infliger des dommages « inacceptables » à un adversaire beaucoup plus puissant. Même si ce dernier peut vitrifier l’hexagone plusieurs fois (on ne meurt qu’une fois), il ne pourrait tirer de bénéfices de cette apocalypse et serait lui-même lourdement diminué et vulnérable.
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[1] La FANu est opérationnelle depuis 1978. Il est légitime de se poser la question de sa réelle utilité en dehors d’une « projection de puissance » qui malheureusement pourrait être rapidement neutralisée. Il serait peut-être utile d’envisager le remplaçant du Charles de Gaulle sans cette capacité qui, en dehors d’augmenter son coûts, complique la conception même du bâtiment.
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