CINÉMA/GÉOPOLITIQUE – De Condor à Spy Game : Robert Redford, miroir des illusions américaines sur le renseignement

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Robert Redford dans Les Trois Jours du Condor (1975) : un thriller culte de la guerre froide, où l’acteur incarne un analyste de la CIA traqué, symbole des désillusions américaines post-Watergate.
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par la rédaction – Le Diplomate média

Avec la disparition ces jours-ci de Robert Redford (1936-2025), figure emblématique et star du cinéma hollywoodien, c’est aussi un pan de la mythologie de l’espionnage politique qui s’éteint. Les Trois Jours du Condor (1975), réalisé par Sydney Pollack, dans lequel Redford incarne un analyste de la CIA traqué, reste une œuvre phare de la culture géopolitique populaire. Plus qu’un thriller, le film illustre le dilemme du renseignement démocratique à l’ère du Watergate. Affaire qui sera portée à l’écran une année plus tard, en 1976, dans Les Hommes du président, où Robert Redford incarnera d’ailleurs le célèbre journaliste du Washington Post, Bob Woodward, qui fut avec son collègue Carl Bernstein, l’un des enquêteurs qui révélèrent le scandale du Watergate…

Vingt-cinq ans plus tard, avec Spy Game (2001), Redford incarne cette fois un stratège cynique de la CIA, dans une Amérique déjà en proie aux défis du terrorisme global et à la montée en puissance de la Chine. À travers ces deux films, se dessine une évolution de la vision américaine : de l’innocence brisée à l’acceptation du cynisme stratégique.

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Les Trois Jours du Condor : L’Amérique désenchantée des années 1970

En pleine guerre froide, Les Trois Jours du Condor paraît dans un contexte particulièrement tendu. L’Amérique, ébranlée par le scandale du Watergate, est aussi aux prises avec les remous du Vietnam et la défiance croissante à l’égard ses institutions. La CIA, mise en cause dans plusieurs opérations clandestines, devient l’archétype de l’“État profond” opposé à la démocratie pour la raison d’État et pour préserver, à l’extérieur comme à l’intérieur, le leadership mondial des États-Unis et l’accès aux ressources vitales, souvent de manière extralégale.

Le film, à travers l’angoisse et la fuite de son héros, capte cette fracture entre théorie démocratique et les réalités de la machinerie sécuritaire secrète.

Robert Redford, par son rôle de Joe Turner, un simple analyste traqué pour avoir découvert l’ampleur réelle des opérations de son agence, incarne le citoyen embarrassé, désorienté, aspirant à la transparence – mais submergé par la puissance d’un appareil qu’il ne contrôle plus. C’est la figure du lanceur d’alerte au moment où ce concept n’était pas encore pleinement formulé.

A la fin du film, Turner (Redford) a rendez-vous avec Higgins, son supérieur hiérarchique, près de Times Square. Higgins lui explique le fonctionnement de la CIA, qui doit parfois agir de manière clandestine et surtout illégale. Il décrit alors le plan pétrolier comme un « jeu » d’urgence planifié au sein de la CIA sans l’approbation des instances supérieures gouvernementales. Il défend le projet, affirmant que, lorsque les pénuries de pétrole provoqueront des crises économiques et sociales majeures, le peuple américain exigera que sa vie confortable soit rétablie par tous les moyens possibles. Turner montre alors le bâtiment du New York Times en annonçant à Higgins qu’il a raconté tous les faits aux journalistes pour dénoncer ce scandale…

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Spy Game : Le réalisme post-guerre froide et pré-11 septembre

En 2001, Spy Game de Tony Scott marque un tournant. Redford y incarne Nathan Muir, vétéran expérimenté et désabusé des opérations spéciales de la CIA, mentor de son jeune agent Tom Bishop, joué par Brad Pitt (le film est aussi symbolique sur le passage de flambeau entre deux stars d’époques différentes entre Redford et Pitt). Ici, plus de naïveté : le spectateur est plongé dans une vision réaliste, cynique et souvent cruelle de l’espionnage, où les alliances sont temporaires, les intérêts nationaux priment sur les individus, et les sacrifices humains sont justifiés par la raison d’État.

Sorti quelques mois avant le 11 septembre, Spy Game annonce déjà le climat de la “guerre contre le terrorisme” et de la future rivalité sino-américaine, où la fin justifie les moyens. En effet, Muir (Redford), à un jour de la retraite, met tout en œuvre pour faire évader Bishop (Pitt) incarcéré et torturé dans une prison chinoise. Et ce, en sacrifiant sa paisible retraite dorée et surtout en défiant l’avis du gouvernement américain et de sa propre agence décidés à abandonner Bishop à son sort dans le but d’éviter un grave incident diplomatique…

Contrairement à Condor, le héros n’est pas victime mais acteur lucide d’un système qu’il connaît parfaitement, même s’il tente d’y résister et de transgresser les règles par loyauté et amitié personnelle.

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Deux films, deux époques, une même leçon

Le parallèle entre les deux films révèle une évolution majeure de la perception américaine du renseignement :

1975 : l’Amérique de la transparence brisée. Condor traduit une volonté de contrôle citoyen sur les institutions, dans un contexte de crise de confiance. Le spectateur partage la stupeur du héros face à l’autonomie inquiétante de l’appareil sécuritaire.

2001 : l’Amérique de la realpolitik assumée. Spy Game illustre l’acceptation du cynisme comme règle du jeu international. Le renseignement n’y est plus un scandale mais un outil de survie, présenté sans fard ni illusion morale.

En somme, Redford, par ses rôles, incarne la transition d’une Amérique qui croyait pouvoir moraliser ses institutions à une Amérique qui reconnaît – parfois même revendique – le cynisme stratégique de ses services.

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Redford, acteur engagé et critique

Robert Redford, homme de gauche, démocrate et militant écologiste, a toujours revendiqué un engagement politique assumé, parfois critiquable par sa coloration partisane. Ses choix de films reflètent cette orientation : une constante dénonciation des dérives de l’État et des excès du pouvoir.

Pour autant, son talent d’acteur dépasse les frontières idéologiques. Que ce soit l’innocence candide de Joe Turner ou le cynisme calculateur de Nathan Muir, Redford parvient à donner chair à des archétypes de la culture stratégique américaine, révélant les tensions permanentes entre idéalisme démocratique et realpolitik. Mais au final, quoi qu’on en pense, ses rôles de héros rebelles contre les autorités et les institutions sont également des odes à la liberté et au droit et devoir à se rebeller contre des pouvoirs qui ne sont plus respectables… Toujours d’actualité par les temps qui courent…

Robert Redford : Le visage du désenchantement et du cynisme

Avec Les Trois Jours du Condor, Redford incarne l’alerte démocratique, l’innocence sacrifiée sur l’autel du secret d’État. Avec Spy Game, il campe le stratège lucide, maître des arcanes de la manipulation, mais prisonnier d’un système qu’il connaît trop bien.

Deux époques, deux visions, mais une même vérité : derrière le vernis des idéaux américains, la raison d’État impose ses règles implacables. Redford, malgré son engagement partisan, a su incarner avec brio cette dualité qui reste au cœur de toute réflexion géopolitique : l’écart permanent entre valeurs proclamées et cynisme des pratiques.

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Robert Redford, au-delà d’avoir été l’un des plus beaux et des plus charismatiques acteurs du cinéma, au talent indiscutable, aura offert au cinéma deux visages de la politique, de la géopolitique et du renseignement : celui de l’innocence trahie et celui du cynisme assumé. À travers lui, se lit aussi l’évolution de l’Amérique, de la désillusion post-Watergate à la realpolitik post-guerre froide et pré-11 septembre.

Acteur engagé et assumé, ses positions politiques ont sans aucun doute influencé ses choix artistiques, mais ils n’enlèvent rien à la qualité de son jeu et à la portée universelle de ses personnages plus souvent anarchistes (dans le bon sens du terme) que gauchistes. Ces rôles de frondeur, d’indiscipliné voire de séditieux, ont souvent été des appels, même en démocratie, à toujours rester vigilent, informé et courageux pour se rebeller s’il en était besoin. Qui peut être en désaccord avec cela ? 

Pour Roland Lombardi, historien et directeur de la publication du Diplomate, « Robert Redford, malgré son engagement politique marqué à gauche et son militantisme démocrate, a incarné à l’écran une facette de l’Amérique que l’on ne peut ignorer : celle de la rébellion légitime face à l’abus de pouvoir. Ses rôles – de l’analyste traqué de Trois Jours du Condor au stratège désabusé défiant les règles et l’autorité de Spy Game – prolongent en réalité l’esprit des Pères fondateurs et la maxime de Jefferson : « The tree of liberty must be refreshed from time to time with the blood of patriots and tyrants. » Redford a toujours donné chair à cette Amérique insoumise, celle qui refuse la soumission aveugle aux institutions, qui ose dénoncer les dérives de l’État profond (comme aujourd’hui le mouvement MAGA et incarné par Trump !), qui croit encore au droit de se dresser face aux dérives et à toute forme de despotisme. C’est cette Amérique que l’on respecte et que l’on admire, et non celle, conformiste et moralisatrice, d’un nouvel ordre idéologique étouffant – que ce soit celui de la bureaucratie sécuritaire d’hier ou celui des chapes de plomb idéologiques de la dictature progressiste et “woke” d’aujourd’hui ».

Enfin, Lombardi ajoute : « ses films engagés, en tant qu’acteur ou comme réalisateur (Lions et Agneaux, 2007, véritable critique du « genre humain »), même lorsqu’ils flirtent avec la sédition ou la critique radicale de l’État, n’ont jamais sombré dans la mièvrerie ni dans les sermons moralisateurs faciles : ils gardent au contraire une puissance dramatique et une lucidité politique qui en font toute la force et l’intemporalité. Ils rappellent toujours aussi, et malgré les orientations données par Redford, une évidence chère à Kissinger : les États ne se meuvent pas dans le registre de la morale, mais dans celui des rapports de force ».

Robert Redford, qu’il le veuille ou non, aura ainsi incarné à l’écran une vérité intemporelle : derrière les idéaux affichés, ce sont toujours les intérêts et le cynisme des États qui dictent la marche du monde…

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