
Par Angélique Bouchard
Ari Aster a toujours flirté avec la démesure, l’angoisse existentielle et le grotesque. Avec Eddington, il renonce à la métaphore pour plonger tête la première dans le chaos explicite du réel, et livre un film volontairement irritant, inégal, mais conceptuellement ambitieux. L’Amérique qu’il dépeint n’est plus seulement en crise : elle est devenue illisible — pour les autres et pour elle-même. Et cette illisibilité est précisément ce qu’Aster veut faire ressentir au spectateur : pas une thèse, mais un vertige.
Hollywood ne sait plus parler de l’Amérique réelle. Ou plutôt : il refuse de le faire. Trop occupé à moraliser, à réécrire l’histoire et à flatter les codes d’une bien-pensance urbaine, le cinéma américain s’est coupé du peuple. Mais avec Eddington, Ari Aster offre, malgré lui peut-être, une radiographie brutale du désastre causé par les élites progressistes, les ingénieurs de la division, et les idéologues de la conformité.
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Une Amérique post-pandémique en désintégration cognitive
L’année 2020 devient une figure mythologique dans le film, une entité maléfique aux multiples visages : le COVID, les émeutes, les masques, les QAnons de quartier, les petits Fauci de supermarché. Aster nous dit : vous avez voulu comprendre ? Trop tard. Vous êtes déjà engloutis.
Le cadre est posé : une petite ville fictive du Nouveau-Mexique, Eddington, en proie aux échos de la pandémie, des théories complotistes, des manifestations Black Lives Matter et de la montée en puissance d’un capitalisme technologique opaque (le centre de données IA en construction).
Dans cette ville, la politique n’est plus qu’un théâtre secondaire de ressentiments personnels. Joe Cross (Joaquin Phoenix) ne devient pas candidat pour faire triompher une idée — il cherche à retrouver sa virilité, sa dignité perdue, son rôle dans une société qui l’a relégué. L’idéologie n’est ici qu’un emballage pour des rancunes affectives. Ted Garcia (Pedro Pascal), le maire progressiste, incarne l’autre versant du malaise : un libéralisme performatif, diversitaire en façade, élitiste en profondeur, sans réelle capacité à parler aux classes moyennes en crise.
Aster s’inscrit ici dans la veine d’un post-mortem du politique : Eddington montre une démocratie réduite à des sketchs viraux, des campagnes absurdes, et des violences rituelles.
Une Amérique où le bon sens est criminalisé
Dès les premières scènes, Eddington donne le ton : la petite ville du Nouveau-Mexique est paralysée par une hystérie sanitaire téléguidée depuis le haut, où le simple refus de porter un masque devient une menace existentielle. Joaquin Phoenix incarne Joe Cross, un shérif dépassé, déclassé, mais profondément humain, représentant cette majorité silencieuse qui s’est vue traiter de criminelle, de raciste ou de “théoricienne du complot” dès qu’elle osait poser une question.
Aster capture la folie de 2020 : les lignes devant les supermarchés, la surveillance sociale, l’annulation publique, les accusations croisées de fascisme et de trahison. Et dans cette atmosphère de guerre civile rampante, Eddington montre ce que les grands médias n’ont jamais voulu admettre : les élites ont méprisé, trahi, et diabolisé les Américains ordinaires.
Le dispositif du western — figures viriles, confrontations à huis clos, saloons transformés en scènes de règlements de comptes — est transposé dans une ville rongée non par le choléra mais par la désinformation, l’isolement, les écrans. Chaque conflit, du port du masque à l’insulte raciale, devient un duel idéologique sans issue.
Mais Aster pousse le genre jusqu’à l’absurde. Il ne cherche pas la rédemption ou la justice. Il observe la contamination du langage par la peur et des gestes civiques par le narcissisme politique. Sa caméra suit les personnages comme des cobayes en errance dans une Amérique devenue terrain vague.
La satire de la gauche woke : Critique ou opportunisme ?
Là où le film prend un risque politique majeur — et contestable —, c’est dans son traitement du racisme et des tensions raciales. Eddington évoque George Floyd, les mobilisations BLM et les fractures ethniques sans la solennité attendue. Pire : Aster ose tourner en dérision la réception virale de ces événements.
Certains y verront une banalisation, voire une exploitation cynique. D’autres, une façon de dénoncer l’indifférence algorithmique, qui met sur un même plan des meurtres policiers, des théories QAnon et des tutoriels TikTok. Aster ne relativise pas les tragédies, il montre comment elles ont été digérées et recrachées par la machine numérique — jusqu’à ne plus rien signifier.
C’est là que le film suscite le plus de malaise politique — et d’ambiguïté idéologique. Aster s’attaque frontalement à la rhétorique progressiste contemporaine, dans sa version la plus autocentrée et déconnectée. La scène où un jeune homme (Brian) utilise le discours antiraciste pour séduire une militante est aussi mordante qu’inconfortable : le langage de la justice sociale y est traité comme une nouvelle langue de bois, malléable, récupérable, vide.
Une militante BLM blanche tance un officier noir pour “collaboration” et le maire Garcia, chantre de l’inclusivité, traite une femme de “bitch” dès qu’elle ose lui tenir tête.
Aster révèle ce que la gauche refuse d’admettre : la plupart de ses représentants sont motivés non par l’empathie ou la justice, mais par le narcissisme social et le besoin de pouvoir.
Le réalisateur ose pointer le doigt là où il dérange : la justice sociale est devenue un capital symbolique, manipulé sans vergogne par ceux qui savent en réciter les codes — sans jamais en vivre les conséquences. Il met en lumière ce que la droite n’a cessé de dénoncer depuis des années : le progressisme n’est pas un combat pour la justice, mais un outil de pouvoir culturel, souvent motivé par le cynisme, l’opportunisme sexuel ou la quête de notoriété.
Mais Aster va plus loin — trop loin pour certains — en offrant à ses personnages de gauche des scènes de ridicule bien plus appuyées que celles de la droite complotiste. Ce déséquilibre, volontaire ou non, crée une impression de complaisance à l’égard des figures conservatrices, voire une posture crypto-réactionnaire qui feint le “ni-ni” pour mieux railler la gauche morale.
Joe Cross, ou le populiste comme figure tragique et grotesque
Le personnage principal est un concentré des pathologies de l’Amérique blanche rurale : victimisation, ressentiment, défiance vis-à-vis des élites, besoin d’un exutoire politique à des frustrations privées. Mais là où Todd Phillips (Joker) faisait de son personnage un quasi-martyr, Aster choisit la voie du grotesque et du pathétique : Joe est humilié, nu, violent, ridicule. Et pourtant, c’est à travers lui que passe la narration centrale. Pourquoi ce choix ?
C’est ici qu’apparaît un biais structurel du film : en centrant son récit sur le regard d’un homme blanc, désabusé, marginalisé, Aster reconduit — peut-être sans le vouloir — une hiérarchisation implicite des douleurs. Les minorités ethniques, elles, restent cantonnées à des rôles périphériques : noirs réduits à des slogans, autochtones décoratifs, jeunes militants racialistes ridiculisés. Une critique pertinente du “woke-washing” aurait mérité plus de nuance.
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Silicon Valley, QAnon, et TikTok : Le chaos algorithmique
L’un des aspects les plus brillants du film est sa manière de montrer le brouillage total du réel par les réseaux sociaux et les conspirations numériques. Aster ne tombe pas dans la facilité de diaboliser “la droite” ou “la gauche” : il nous montre une société où chaque camp hurle dans son silo, incapable d’écouter, incapable de comprendre.
- La mère complotiste (Deirdre O’Connell) incarne l’Amérique conspiratrice.
- Le “gourou” Vernon Jefferson Peak (Austin Butler) est un hybride d’Alex Jones et d’Andrew Tate, manipulateur d’âmes perdues.
- Les activistes de salon scrollent plus qu’ils n’agissent.
C’est un monde où la seule boussole est l’indignation virale.
Une lecture géopolitique : Eddington comme microcosme de l’Occident fracturé
Ce qui rend Eddington politiquement intéressant, c’est aussi sa résonance géopolitique. La ville devient une métaphore des démocraties libérales occidentales, piégées entre technophobie latente, montée des populismes et délitement du lien civique.
- Le centre de données IA est une allégorie limpide du pouvoir algorithmique mondial, invisible mais omniprésent, qui restructure la psyché collective.
Il évoque les GAFAM comme entités géopolitiques à part entière. Le centre de données IA en construction, présenté comme une promesse de modernité, devient le symbole d’un nouvel impérialisme technocratique. Contrôlé par des puissances invisibles, il incarne la dépossession numérique des territoires américains, la marginalisation des voix locales face à des logiques globales. C’est ici que Eddington rejoint les préoccupations géopolitiques majeures de notre époque : l’effacement du citoyen souverain au profit de l’algorithme, l’extension des pouvoirs de Google, Amazon et Meta, et la complicité idéologique entre la gauche urbaine et les géants du cloud computing. Le film, sans le dire frontalement, pose la question de la souveraineté américaine dans un monde dirigé par les serveurs et les multinationales.
- La dissociation entre discours progressiste et réalité sociale rappelle les fractures françaises, britanniques ou allemandes sur les banlieues, les migrants ou les identités genrées.
Aster ne sauve pas l’Amérique dans ce film — il la montre en train de brûler. Et à sa manière, c’est déjà courageux. Car Eddington, derrière ses provocations artistiques et ses ambiguïtés morales, met à nu une vérité simple : les élites ont perdu le peuple. Et ce peuple ne leur fait plus confiance.
- Le virage violent d’une population masculine blanche en crise est une constante observable dans la montée des mouvements identitaires.
Des Gilets Jaunes à l’Allemagne de l’AfD, des convois canadiens aux Pays-Bas ruraux en colère, le syndrome “Eddington” se répand partout. Les “gens du coin” ne comptent plus, les centres décident pour les périphéries, et ceux qui posent des questions sont traités comme des dangers publics. Aster ne propose pas une lecture nationale : Eddington est le laboratoire d’une pathologie démocratique occidentale, où le langage, les valeurs et la réalité ne coïncident plus.
Un cinéma de l’impuissance politique assumée
Là où certains verront une provocation creuse, on peut aussi y lire une mise en scène de l’impasse. Aster ne cherche pas à résoudre, ni même à dénoncer. Il montre un monde où tout discours est discrédité, où l’engagement devient posture, et où le politique est remplacé par l’émeute, la confession virale ou le fantasme digital.
En ce sens, Eddington est peut-être le plus honnête des films politiques récents : il n’offre pas de héros, pas de salut, pas de morale — juste une fresque d’une société qui ne se comprend plus, et qui a perdu même le langage pour en parler.
Si Eddington frappe juste dans sa dénonciation des dérives progressistes, il échoue parfois à proposer un véritable contre-modèle, en enfermant Joe Cross dans une spirale d’humiliation et de délire paranoïaque. Là réside l’ambiguïté de l’œuvre : Aster semble fasciné par les perdants du système, sans jamais leur accorder le droit à une véritable légitimité politique.
Mais malgré ses faiblesses, le film reconnaît que ce sont les institutions et les élites culturelles qui ont déchaîné le feu. Ce ne sont pas les “déplorables” qui ont construit ce monde fou : ce sont les éditeurs de TikTok, les lobbyistes de l’IA, les consultants DEI et les gouverneurs de Californie.
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Une œuvre maladroite mais nécessaire
Ari Aster n’a pas seulement réalisé un film. Il a créé une déflagration narrative. Eddington est un miroir convulsif de l’Amérique post-2020, un pays fragmenté, hystérisé, où les individus s’agrippent à des narratifs concurrentiels comme à des radeaux identitaires. À travers le prisme d’un western grotesque et brutal, Aster tente de faire le portrait de cette désintégration nationale. Mais au lieu d’offrir des réponses, il nous balance un immense “je ne sais pas” — assumé, provocateur, troublant.
Eddington est profondément imparfait, parfois gênant, souvent brillant. C’est un film qui échoue par endroits, mais échoue pour de bonnes raisons. Il reflète une époque confuse, faussement radicale, cynique et désorientée — et le fait sans concession.
C’est un cinéma de l’interrogation et non de la réponse, un film politique sans programme, un miroir où la violence du vide remplace l’utopie. Il n’est ni de gauche, ni de droite : il est le portrait fractal d’un effondrement démocratique en temps réel.
C’est un film imparfait, déséquilibré, parfois prétentieux est un cri contre l’hégémonie culturelle d’une gauche hors sol, contre la confiscation du réel par les algorithmes et les influenceurs, contre la criminalisation du bon sens.
Et pour cela, Eddington mérite d’être vu, débattu… et compris comme un symptôme de rupture historique entre les peuples et ceux qui prétendent les diriger.
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🗓️ Sortie France
– Festival de Cannes : 16 mai 2025 (Compétition officielle)
– Sortie en salles : 16 juillet 2025 (distributeur : A24)
🎬 Contexte
– Western satirique post-pandémie
– Réalisateur : Ari Aster (Hereditary, Midsommar, Beau Is Afraid)
– Casting : Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Emma Stone, Austin Butle
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