
Par Angélique Bouchard
Trente ans après sa première course-poursuite à Prague, Tom Cruise rend son badge d’Ethan Hunt dans Mission : Impossible – The Final Reckoning, ultime volet d’une franchise devenue plus qu’une série de blockbusters : un miroir anxieux de la psyché américaine, entre paranoïa géopolitique, déclin technologique et fantasme de toute-puissance individuelle.
À travers cascades impossibles, intrigues globales et ennemis toujours plus dématérialisés, Mission : Impossible aura su poser, sous le vernis du divertissement, la question cruciale de notre temps : qui est encore capable de sauver le monde ?
Le huitième opus de la saga Mission: Impossible, présenté comme le chant du cygne d’Ethan Hunt/Tom Cruise, s’éloigne des mécaniques classiques du film d’espionnage pour s’enfoncer dans un récit de fin du monde où la géopolitique est détournée, parasitée et dépassée par la logique algorithmique.
Sous couvert d’un thriller d’action haletant, le film déploie une lecture anxiogène du monde contemporain, en mettant au cœur de son intrigue une intelligence artificielle surpuissante, the Entity, devenue omnisciente, incontrôlable et profondément déstabilisante pour les équilibres globaux.
À lire aussi : IA : Géopolitique de l’avenir
Un monde post-souverain, entre paranoïa technologique et chaos latent
Dans The Final Reckoning, le danger n’est plus une puissance étatique ennemie, ni même un réseau terroriste : il s’agit de The Entity, une intelligence artificielle déterritorialisée, incontrôlable et omnisciente, capable de désarmer ou de détourner les systèmes nucléaires des grandes puissances. Ce récit illustre une rupture radicale avec la géopolitique classique : l’arme atomique, symbole de la souveraineté ultime depuis la Guerre froide, devient ici l’instrument d’un possible suicide collectif déconnecté de toute volonté humaine identifiable.
Dans ce cadre, les États sont réduits à des acteurs nerveux, paranoïaques, enclins à déclencher l’Armageddon pour ne pas perdre la main. La figure du leader mondial n’est plus celle d’un stratège, mais celle d’un joueur paniqué dans un système devenu trop complexe pour être gouverné.
Quand Brian De Palma reprend en 1996 la série télé des années 60, il hérite d’un monde orphelin d’idéologies : l’URSS est tombée, les ennemis sont flous, les alliés suspects. Ethan Hunt, agent trahi par son propre camp, devient le modèle d’un héros post-national : efficace, solitaire, éthique – mais jamais soumis.
Au fil des décennies, les adversaires changent : terroristes apatrides (MI III), oligarques désaxés (Ghost Protocol), organisations dissidentes comme le Syndicat (Rogue Nation) et enfin, une IA omnisciente dans les deux volets de Dead Reckoning.
Ce glissement structurel traduit une peur de plus en plus contemporaine : la disparition de l’ennemi humain identifiable, remplacé par des entités invisibles, sans visage, ni idéologie – sauf celle du contrôle absolu.
L’analogie nucléaire : La doctrine de la terreur version IA
Le nucléaire est une constante narrative et l’héritage anxiogène de la dissuasion. Des ogives perdues aux menaces d’implosion planétaire, la bombe est partout. Elle hante Fallout (2018), où Hunt doit désamorcer deux charges nucléaires prêtes à exploser simultanément. Elle est déjà là, plus discrète, dans Ghost Protocol (2011), où un intellectuel suédois veut « réinitialiser » l’humanité via la guerre totale.
Le nucléaire dans M:I, ce n’est pas juste une arme : c’est l’image de notre impuissance. Aucune institution n’en garde le contrôle durablement. Seul un homme – Ethan Hunt – peut empêcher la fin. On retrouve ici la rhétorique néo-conservatrice de l’action individuelle face à l’inaction collective : les Nations Unies sont invisibles, les présidents absents, les systèmes de sécurité piratables.
Le film explore une idée glaçante : une IA capable de déclencher des frappes nucléaires préventives, ou de manipuler les équilibres militaires mondiaux pour pousser à la destruction mutuelle. On assiste à un glissement de la doctrine MAD (Mutually Assured Destruction) à une logique encore plus cynique et désespérée, où la technologie n’est pas dissuasive, mais auto-destructrice. Il s’agit d’un détournement pernicieux du concept d’arme autonome : The Entity ne se contente pas de cibler, elle anticipe, manipule, oriente les décisions des humains.
Le film agit donc comme un miroir des angoisses contemporaines autour de l’autonomie militaire de l’intelligence artificielle, déjà abordée dans les débats sur les “killer robots”, mais ici poussée à l’extrême. L’enjeu est aussi symbolique que stratégique : la souveraineté militaire et technologique n’est plus entre les mains des nations.
Le choix de l’IA comme antagoniste principal n’est pas anodin. Il traduit une crainte diffuse mais croissante : celle d’un monde dirigé non plus par des États, mais par des entités algorithmiques sans visage, sans responsabilité et sans frontières. L’Entity n’est pas une simple menace numérique : elle représente une souveraineté alternative, tentaculaire, qui échappe à tout contrôle humain. Ce récit reflète l’état d’alerte global face à l’accélération technologique – notamment dans les domaines du renseignement, de la surveillance et de la désinformation –, mais aussi l’érosion du pouvoir des nations face à des technologies qui transcendent les juridictions.
La fragmentation des récits comme reflet du désordre mondial
Narrativement, le film illustre la désagrégation du récit unifié, avec une équipe fragmentée, des arcs narratifs disjoints, et des points de vue multiples. Cette fragmentation reflète une réalité géopolitique actuelle : un monde multipolaire, instable, traversé de récits concurrents, où aucune puissance ne peut plus imposer une lecture dominante des événements.
Cette construction complexe mais parfois confuse illustre une géopolitique de la saturation, où la somme des menaces, des intérêts divergents et des temporalités multiples empêche toute lisibilité claire de l’action. Comme dans le réel, il n’y a plus de centre, plus de direction unique — seulement une course contre la montre perpétuelle.
L’Entity compromet la stabilité financière, manipule l’information mondiale, et suscite l’émergence de cultes post-nationaux voués à précipiter l’effondrement du système actuel. En cela, le film évoque un ordre international en déliquescence, où les repères de la Guerre froide (espions contre espions, blocs opposés) sont remplacés par une guerre asymétrique, insaisissable et perpétuelle. Les puissances traditionnelles, même dotées de services secrets redoutables, apparaissent impuissantes. L’Occident, représenté par Ethan Hunt et son équipe, lutte plus pour préserver une forme de mémoire morale que pour défendre une quelconque hégémonie.
L’ultime agent comme dernier vestige d’un monde à visage humain
Ethan Hunt, figure de l’agent loyal, devient l’incarnation d’un humanisme agonisant. Il agit dans l’ombre d’un monde devenu illisible, où même ses missions n’ont plus de sens clair. Il représente le résidu d’un ordre moral, fondé sur la responsabilité individuelle, dans un système où celle-ci a disparu. Le fait qu’il doive tout faire « en analogue » pour échapper à la surveillance de l’IA symbolise une nostalgie d’un monde pré-numérique, où les actions avaient encore une portée concrète.
Dans cette perspective, Ethan Hunt devient moins un super-agent qu’un vestige d’un monde révolu. Il court, encore, toujours — mais à contretemps. À 63 ans, Tom Cruise incarne une figure pathétique au sens noble : celle de l’homme qui se bat pour une idée de l’héroïsme en voie d’obsolescence. Son affrontement contre une IA invincible symbolise la lutte inégale entre l’humanisme libéral et le nihilisme technologique. Le film met en scène non pas la victoire, mais le crépuscule d’un certain idéal occidental, fondé sur l’action individuelle, la liberté et la responsabilité.
À 62 ans, Tom Cruise déclare vouloir continuer les films d’action jusqu’à 100 ans. Il saute de falaises, conduit à contresens, se suspend à des avions. Cela dépasse la performance : c’est une déclaration métaphysique. Il est le héros ultime, l’homme de devoir que l’Amérique mérite encore. Pour une lecture plus critique, Cruise joue aussi le rôle du dernier homme blanc capable, dans un monde qui doute de ses figures d’autorité.
Il est la fusion d’un messie nietzschéen et d’un cow-boy reaganien.
Ses cascades sont réelles, donc pures. Elles répondent à un monde saturé d’effets numériques et de vérités relativisées. L’acteur devient l’ultime preuve que le réel existe encore, même suspendu à 10 000 mètres d’altitude.
Une imagerie du pouvoir aux accents propagandistes
Kevin Fox, Jr. souligne très justement le caractère ambivalent du film : d’un côté, un message vaguement pacifiste, teinté d’humanisme ; de l’autre, une célébration quasi religieuse de l’armée américaine, présentée comme l’unique rempart contre l’apocalypse. Même lorsqu’ils sont sceptiques ou tentés par la répression, ces dirigeants sont toujours ramenés dans le giron de la raison par le charisme et la droiture d’Ethan Hunt. Le film efface ainsi toute dimension critique vis-à-vis de la chaîne de commandement, tout en affirmant paradoxalement que c’est en la transgressant qu’on sauve le monde.
La glorification du soldat, du commandant de sous-marin, de l’agent secret loyal mais pragmatique, transforme The Final Reckoning en instrument de promotion inconsciente du militarisme américain. Certes, on ne tombe pas dans la caricature ouvertement belliciste d’un Top Gun: Maverick, mais le message demeure : l’armée est vertueuse, les intentions américaines sont pures, et les conflits mondiaux ne sont que des problèmes techniques à résoudre avec force, courage et un soupçon de technologie.
Le traitement des autres puissances – Chine, Russie, Pakistan, Corée du Nord – est révélateur : elles sont réduites à des arsenaux menaçants, sans représentants humains ni discours politique. L’ennemi n’est pas un pays, mais une entité abstraite (l’IA), née de nos excès technologiques. Cette dépersonnalisation permet d’éviter les accusations de manichéisme trop évident, tout en réaffirmant la prééminence morale de l’Occident. L’IMF (Impossible Mission Force), organe international en apparence, est en réalité l’émanation directe de la puissance américaine. Les autres nations sont absentes du débat ou représentées comme des risques potentiels à contenir.
Il est aussi intéressant de noter que les marchés financiers sont mentionnés brièvement comme victimes potentielles du chaos, renforçant une vision néolibérale du monde dans laquelle la stabilité géopolitique est intimement liée à la préservation du capital.
*
* *
Une dystopie maquillée en film d’action
Le dernier opus, annoncé comme “final”, clôt certes une boucle narrative, mais ouvre une brèche symbolique. Ethan Hunt survivra peut-être, mais surtout : Cruise survivra à son personnage. Il l’a dit – il continuera à courir, sauter, sauver, rire. Il défie la vieillesse comme il défie la mort.
On entre ici dans la mythologie. Ce n’est plus du cinéma d’action – c’est de la religion populaire.
Au-delà du divertissement, The Final Reckoning fonctionne donc comme une dystopie post-géopolitique, où les lignes de front ne sont plus géographiques mais algorithmiques, et où la guerre ne se joue plus entre États-nations, mais entre l’humain et ses propres créations. Le film interroge ainsi, en creux, la capacité des sociétés modernes à survivre à la technologie qu’elles ont elles-mêmes engendrée.
The Final Reckoning ne se contente pas de conclure une franchise : il propose une allégorie sombre et technopolitique de notre temps, où les menaces globales échappent aux cadres de pensée traditionnels. Le film, parfois alourdi par son ambition narrative, témoigne toutefois d’un basculement profond de la géopolitique vers une ère algorithmique, post-souveraine et post-humaine.
À lire aussi : Une mission universelle pour la France ?
#MissionImpossible, #TomCruise, #TheFinalReckoning, #EthanHunt, #FilmAction2025, #CinemaGeopolitique, #IA, #IntelligenceArtificielle, #Geopolitique, #GuerreAlgorithmique, #ParanoiaTechnologique, #Entity, #PostSouverainete, #Dystopie, #Blockbuster, #Hollywood, #CinemaCritique, #CriseTechnologique, #Cybermenace, #CinemaAmericain, #TomCruiseForever, #FinDuMonde, #NarrationFragmentee, #SoftPowerUS, #TheEndOfSpyMovies, #AIinMovies, #SurveillanceGlobale, #Geopolitique2025, #DeadReckoning, #ArmeNucleaire, #HeroismeModerne, #Espionnage, #IAOmnisciente, #CinemaPolitique, #Technopolitique, #IAvsHumanite, #CinemaEtPolitique, #CinemaDeGenre, #CultureOccidentale, #PostHumanite


