
Par Angélique Bouchard
Sorti en juillet 2025, le Superman de James Gunn n’est pas qu’un simple divertissement estival. Derrière ses scènes d’action spectaculaires et ses dialogues sur la bienveillance, le film cache un discours plus large sur les rapports de force mondiaux, les manipulations de la technostructure, et la place de la morale dans un système dominé par l’industrie de défense.
Le reboot de Superman par James Gunn devait être le fer de lance du nouveau DC Cinematic Universe, un symbole capable de redonner souffle à une franchise essoufflée… et, par extension, de réaffirmer l’influence culturelle des États-Unis. Au lieu de cela, nous assistons à un naufrage artistique et narratif qui risque d’avoir un impact bien au-delà du box-office.
Selon la critique publiée par Erik Kain, le film est “un amas générique et douloureusement médiocre” : intrigue confuse, surcharge de personnages, tonalité incohérente et message politique mal articulé. Mais ce qui pourrait sembler être un simple échec hollywoodien est, dans le contexte actuel, un faux pas stratégique pour le soft power américain.
Le réalisateur James Gunn se retrouve au centre d’un débat qui dépasse largement la sphère du cinéma. En décrivant l’homme d’acier comme « un immigrant venu d’ailleurs pour peupler le pays », Gunn ne s’est pas contenté de réinterpréter l’icône de 1938 : il a relancé, volontairement ou non, une conversation sur l’identité américaine à un moment où la rivalité culturelle et géopolitique des États-Unis avec le reste du monde s’intensifie.
« Superman est l’histoire de l’Amérique », a déclaré Gunn dans une interview au Sunday Times, précisant qu’il voyait dans le personnage « avant tout une histoire de gentillesse ». Mais ses propos sont tombés en pleine période de tensions sur la question migratoire, alors que Washington affronte une crise frontalière et une polarisation politique sans précédent.
Là où Man of Steel (2013) jouait sur le drame intime et l’esthétique du messie déchu, Gunn propose une lecture politique assumée : Superman n’est pas seulement un alien venu sauver la Terre, il est un réfugié politique, pris dans un échiquier global où les métahumains sont des ressources stratégiques autant que des symboles.
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Superman doit redevenir un symbole clair du “American Way of Life” dans la bataille culturelle mondiale
Jack O’Halloran, légende des deux premiers films Superman, a récemment déclaré que l’homme d’acier devait être utilisé pour « ramener le mode de vie américain ». Il a raison — et pas seulement pour des raisons de nostalgie. À l’heure où la guerre culturelle américaine s’exporte sur la scène mondiale, Superman est plus qu’un simple personnage de bande dessinée : c’est une arme de soft power.
« Si on utilise Superman correctement, on peut accomplir ça », affirme O’Halloran. Ce “ça”, c’est la reconquête du récit national, celui qui a permis aux États-Unis de projeter une image de force, de liberté et de confiance pendant plus de huit décennies.
Problème : le nouveau réalisateur, James Gunn, redéfinit le personnage comme “un immigrant venu d’ailleurs” et insiste sur la “gentillesse” comme valeur centrale. Son frère Sean Gunn va plus loin en affirmant que “ceux qui disent non aux immigrants sont contre la voie américaine”.
Ce discours, volontairement ou non, dilue l’ADN patriotique de Superman dans un langage politique polarisant — et surtout exploitable par les rivaux géopolitiques des États-Unis.
À Moscou et Pékin, les organes d’État se réjouissent déjà de cette fracture culturelle : un héros américain qui ne sait plus s’il défend un drapeau ou un concept universel est un héros affaibli.
Dans le monde, Superman a longtemps incarné la puissance bienveillante des États-Unis. En le redéfinissant uniquement comme un immigrant, Hollywood modifie la manière dont les alliés et adversaires perçoivent notre identité nationale.
Et cette perception compte : en diplomatie, l’image précède souvent l’action.
Le patriotisme assumé de Superman n’est pas incompatible avec des valeurs universelles comme l’empathie. Mais effacer le message clair du “American Way of Life” revient à retirer une pièce maîtresse de l’échiquier culturel américain alors que la Chine et la Russie avancent leurs pions.
Le cinéma comme outil de soft power
Pour les experts en politique internationale, la controverse dépasse le simple débat “woke” ou non.
« Hollywood reste l’un des instruments les plus puissants du soft power américain », souligne Karen McMillan, analyste à l’American Policy Institute. « Quand un film comme Superman met en avant un récit d’immigration et de valeurs universelles, il envoie un signal diplomatique. Cela façonne la perception des États-Unis à Pékin, Moscou ou Brasilia autant qu’à Paris. »
Depuis la Seconde Guerre mondiale, Superman a été utilisé comme symbole de l’American Way of Life. En redéfinissant ce symbole autour d’un discours humaniste, Gunn pourrait, selon certains observateurs, contribuer à renforcer l’image d’une Amérique ouverte — ou, pour ses critiques, affaiblir le récit national traditionnel à un moment où la compétition idéologique avec la Chine et la Russie s’accentue.
Les adversaires des États-Unis sur la scène mondiale exploitent déjà cette relecture culturelle. Des médias d’État russes ont ironiquement commenté que « même Superman a dû immigrer illégalement », tandis que certains commentateurs chinois y voient un signe que l’Amérique « doute d’elle-même ».
Pour Washington, cette bataille des récits est loin d’être anodine.
« Le cinéma américain n’est pas qu’un divertissement. C’est un vecteur de valeurs, un instrument diplomatique et un outil de projection d’influence », rappelle McMillan. « Quand ce vecteur change de ton, cela résonne dans toutes les capitales du monde. »
Les partisans de Gunn estiment que son approche peut au contraire renforcer l’attractivité des États-Unis, en insistant sur des valeurs universelles comme la gentillesse et la solidarité.
« À l’heure où des régimes autoritaires prônent le cynisme et la force brute, un Superman porteur d’humanité peut être un atout stratégique », estime Daniel Hodge, ancien conseiller au département d’État.
Mais ses détracteurs craignent que ce changement d’image ne soit perçu comme un signe de faiblesse culturelle.
« Le monde regarde, et si notre héros ultime devient un symbole politiquement ambigu, cela peut être exploité », avertit le sénateur Rick Caldwell (R-FL)
De l’American Way of Life à la technostructure : L’ombre du complexe militaro-industriel
Autrefois, Superman incarnait sans nuance l’Amérique triomphante, celle qui croyait dans la démocratie libérale et dans sa capacité à vaincre toute menace extérieure — nazisme, communisme, apocalypse nucléaire. Avec James Gunn, le héros ne se bat plus seulement contre des aliens ou des tyrans de science-fiction : il affronte la technostructure américaine elle-même, incarnée par un Lex Luthor qui n’est plus le clown milliardaire de jadis, mais une figure glaçante du complexe militaro-industriel.
La figure de Lex Luthor, ici incarné comme un magnat techno-industriel à la Elon Musk, n’est plus le simple milliardaire mégalomane des comics. Gunn en fait le visage d’un appareil plus vaste : celui de la technostructure, cet entrelacs d’intérêts privés, d’influence politique, et de recherche militaire.
Dans Superman 2025, Luthor ne veut pas seulement vaincre l’Homme d’Acier ; il cherche à intégrer la puissance kryptonienne dans un programme d’armement global. Ses contrats avec le gouvernement américain pour équiper Boravia en drones et armements hypersoniques évoquent directement le rôle du complexe militaro-industriel décrit par Eisenhower en 1961. Les scènes où Luthor négocie avec des sénateurs dans des bureaux capitonnés rappellent les lobbys d’armement dictant la politique étrangère.
Dans le film, Luthor vend des armes, manipule l’opinion par des campagnes numériques, entretient des guerres asymétriques non pour des idéaux, mais pour garantir la rentabilité de ses contrats. Superman devient alors non pas le soldat de l’Amérique, mais son contre-pouvoir moral. Et c’est là que réside le basculement idéologique : le héros iconique de l’“American way” s’érige en obstacle à l’appareil de guerre qui prétend défendre cette même Amérique.
Le message est clair : Superman n’est pas une menace à neutraliser, mais une technologie stratégique à exploiter, au même titre qu’un système de missiles ou qu’un programme nucléaire.
La guerre exportée, le symbole contesté
Le conflit fictif entre Boravia et Jahranpur sert de décor à cette réflexion. Boravia, puissance surarmée, envahit un voisin faible, avec le soutien tacite des États-Unis. Ce scénario, qui rappelle tour à tour le Moyen-Orient, l’Ukraine ou les guerres coloniales, n’a rien d’innocent. Gunn filme une Amérique qui exporte la guerre comme un produit, tout en exportant Superman comme une marque culturelle. Mais les deux se télescopent : que signifie un Superman qui s’oppose à la politique étrangère de son pays, tout en restant le produit le plus reconnaissable du soft power hollywoodien ?
Le paradoxe est saisissant : dans certaines régions du monde, ce Superman sera perçu comme une dénonciation courageuse de l’impérialisme. Dans d’autres, comme une trahison d’un symbole censé unir derrière la bannière étoilée.
Jahranpur contre Boravia – Une guerre asymétrique
L’un des arcs narratifs majeurs du film est l’invasion de Jahranpur, un petit pays fictif du Moyen-Orient ou d’Asie du Sud, par Boravia, puissance militaire soutenue par les États-Unis. Gunn a beau jurer que le scénario a été écrit avant les événements du 7 octobre, la résonance avec l’actualité au Moyen-Orient est inévitable.
Sur le plan visuel et narratif, la guerre décrite est asymétrique : d’un côté, des troupes lourdement équipées, des tanks et une flotte de drones ; de l’autre, une population désarmée, symbolisée par un enfant brandissant un drapeau Superman bricolé. Le film évoque les conflits modernes où la supériorité technologique ne garantit pas la victoire morale.
Au cœur de la polémique : la mission de Superman visant à empêcher l’invasion de Jahranpur, ce pays fictif du “Sud global”, par Boravia. Sur les réseaux sociaux, des commentateurs pro-palestiniens y voient un “moment culturel majeur” où “le pays-vilain ressemble clairement à Israël”. À l’inverse, des défenseurs d’Israël dénoncent une instrumentalisation d’un héros créé par deux auteurs juifs, Jerry Siegel et Joe Shuster, pour véhiculer un message anti-israélien
James Gunn assure que le scénario a été écrit avant les attaques du 7 octobre et qu’il n’avait “rien à voir avec le Moyen-Orient”. Il décrit simplement une invasion d’un pays faible par un despote, sur fond d’exploitation militaire et industrielle — un schéma qui, selon lui, reste purement fictif.
Mais dans un monde hyperconnecté, la perception l’emporte souvent sur l’intention. Les images de troupes franchissant une clôture face à une foule désarmée rappellent à certains les manifestations de Gaza en 2018-2019, tandis que le casting de Jahranpuriens à la peau brune accentue la lecture “Sud contre Nord” du récit.
Ce n’est pas la première fois qu’un blockbuster devient un terrain de confrontation idéologique. Dans un contexte où la guerre des récits fait rage — de l’Ukraine à Gaza — Hollywood reste un acteur clé du soft power américain. Chaque choix visuel, chaque dialogue, peut être interprété comme une prise de position.
Pour les soutiens d’Israël, voir Superman associé, même indirectement, à un message perçu comme pro-palestinien est un signal préoccupant. Pour leurs adversaires, c’est une victoire culturelle symbolique : l’un des héros les plus iconiques de l’Amérique semblant se ranger du côté des “opprimés”.
Métahumains – La privatisation de la puissance
L’ajout d’une galerie de métahumains, chacun doté de pouvoirs distincts et d’agendas propres, illustre une transformation stratégique contemporaine : la privatisation de la force. Là où Christopher Reeve incarnait une puissance centralisée et unique, Gunn dépeint une dispersion des acteurs, rappelant les sociétés militaires privées, les cyber-mercenaires, ou les coalitions de forces spéciales qui interviennent sans toujours répondre à une autorité claire.
La Justice League devient une sorte d’OTAN métahumaine, mais instable, fragile, et traversée de rivalités. C’est la projection cinématographique d’un monde multipolaire où plus aucune puissance — pas même Superman — ne peut imposer seule sa loi.
Les métahumains apparaissent comme des armes de dissuasion vivantes. Mais contrairement aux films précédents, leur statut n’est pas géré par une organisation publique type Justice League. Ici, leur utilisation est privatisée.
Boravia emploie un super-soldat à sa solde, issu d’un programme secret de LuthorCorp. Jahranpur, de son côté, compte sur l’aide clandestine de Superman, hors du cadre légal. Cette logique évoque le recours croissant à des sociétés militaires privées (Blackwater, Wagner) et à des sous-traitants technologiques dans les conflits contemporains.
L’idée sous-jacente est glaçante : dans un monde multipolaire, les métahumains sont le prochain terrain de la course aux armements.
De la guerre froide à l’ère multipolaire – Superman à travers les époques
Le film interroge donc la place de l’Amérique dans le monde. Si, dans les années 1980, Superman s’envolait pour arrêter les missiles nucléaires et restaurer la paix planétaire, celui de 2025 doit arbitrer entre sa morale individuelle et des intérêts industriels qui gangrènent l’appareil politique. Gunn met en scène une Amérique fragmentée, dont l’exportation culturelle ne masque plus les fissures, mais les expose.
Pour comprendre la portée politique du film, il faut comparer les incarnations passées de Superman :
- Années 1940-50 : Superman incarne la suprématie américaine face au nazisme puis au communisme. L’ennemi est extérieur, clairement identifié.
- Années 1970-80 : Avec Christopher Reeve, il devient un symbole de soft power en pleine guerre froide, un messager universel de paix mais toujours dans un cadre pro-américain.
- Post-11 septembre : Les versions Man of Steel et Batman v Superman mettent l’accent sur la sécurité nationale, la surveillance, et la peur des aliens comme métaphore du terrorisme.
- 2025, ère multipolaire : Gunn introduit un monde fragmenté, où aucune superpuissance ne détient plus le monopole moral. Les alliances sont mouvantes, les héros soupçonnés d’avoir des agendas cachés.
C’est ce glissement qui rend Superman 2025 plus ambigu et moins confortablement patriotique que ses prédécesseurs.
C’est peut-être là la véritable nouveauté : le cinéma américain, longtemps instrument de soft power idéalisant l’Amérique, devient un révélateur de ses contradictions. En montrant un Superman défiant la technostructure et refusant la logique de guerre permanente, Gunn exporte une image moins triomphante, mais plus lucide : celle d’une Amérique qui doute, qui se cherche, et dont les symboles se retournent contre leurs créateurs.
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Un symbole qui dépasse le cinéma
Avec des recettes déjà massives à l’international, Superman version Gunn ne se joue pas seulement dans les salles obscures. Il se joue dans l’arène plus vaste des perceptions mondiales, où chaque image, chaque dialogue peut alimenter la guerre silencieuse des influences.
Superman 2025 est à la fois un film de super-héros, un commentaire sur le pouvoir technologique, et un prisme à travers lequel se lit l’état du monde en 2025. L’Homme d’Acier n’est plus seulement le sauveur de Metropolis : il est devenu une métaphore vivante des rapports de force internationaux
Que Gunn l’ait voulu ou non, son Superman devient un miroir dans lequel chaque camp projette sa propre version du conflit. Dans l’arène géopolitique actuelle, cette polarisation culturelle affaiblit la capacité des États-Unis à parler d’une seule voix — et offre à leurs rivaux un nouveau terrain de division.
En fin de compte, ce film rappelle que, dans le monde moderne, aucun symbole n’échappe à la politique internationale. Même un homme en cape rouge peut se retrouver enrôlé dans une guerre qui se joue bien au-delà des écrans.
Et dans cette guerre, comme dans le film, il n’est pas toujours clair de savoir qui détient réellement le pouvoir.
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🎬 SUPERMAN
Un film de James Gunn
Sortie mondiale : 11 juillet 2025
Durée : 2h28
Avec : David Corenswet (Clark Kent / Superman), Rachel Brosnahan (Lois Lane), Nicholas Hoult (Lex Luthor), Maria Gabriela de Faría, Nathan Fillion, Isabela Merced.
Production : DC Studios – Warner Bros. Pictures
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