
Par Olivier Dujardin
Dans la nuit du 9 au 10 septembre 2025, des drones venus d’Ukraine et de Biélorussie ont violé l’espace aérien polonais. Selon Varsovie, 19 drones auraient pénétré, parfois très profondément, au-dessus du territoire. Seize appareils Gerbera ont été retrouvés presque intacts, tandis que trois ou quatre, selon les sources, auraient été abattus par des avions de chasse.
Cette incursion soulève de nombreuses interrogations, car les drones Gerbera sont crédités d’une autonomie maximale d’environ 600 km. Or, d’après la carte publiée par les autorités ukrainiennes retraçant les trajectoires de la nuit, ces engins auraient parcouru entre 800 et 1 200 km. Des distances nettement supérieures aux performances officiellement connues.
Face à ce décalage, plusieurs hypothèses circulent, tant pour expliquer la violation de l’espace aérien polonais que pour justifier l’allonge inhabituelle de ces drones. Mais un examen attentif des lois de la physique et des caractéristiques techniques connues du Gerbera permet, avec quelques calculs simples, d’écarter rapidement certaines explications avancées.

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Le drone GERBERA : que savons-nous ?
Le Gerbera est apparu pour la première fois au-dessus de l’Ukraine en juillet 2024. D’abord employé comme drone-leurre bon marché — destiné à simuler la cinématique du Geran-2 afin de tromper les systèmes de défense anti-aérienne — sa mission a évolué à partir de la mi-2025. Selon les observations ouvertes, il est désormais utilisé dans plusieurs autres rôles : munition rôdeuse (ogive jusqu’à 5 kg), relais radio pour d’autres drones et plateforme de renseignement lorsque équipé d’une caméra et d’un module de transmission longue portée (utilisant le réseau GSM).
Conception et composants
Le Gerbera se caractérise par une conception très simple et rustique, fondée sur des composants civils et des matériaux économiques :
- Structure : mousse / polystyrène et quelques planches de contreplaqué.
- Électronique : modules civils (module de navigation, contrôleur de vol, liaisons radio).
- Motorisation : moteur thermique chinois DLE-60 (≈ 61 cc, env. 7 HP ; masse indiquée ≈ 1,98 kg).
- Version reconnaissance : caméra chinoise Topotek KHY10S90.
- Hélice : bipale en bois, diamètre ~60 cm (propulsive, montage « pusher »).
- Réservoir : réservoir souple en plastique pour le carburant.
- Coût estimé (selon sources ukrainiennes) : ≈ 10 000 USD, ce chiffre correspondrait à la version la plus sophistiqué. En tant que simple drone leurre, son prix serait sans doute plus proche de 2 000 $
Caractéristiques physiques et performances (estimées / rapportées)
- Envergure : ~ 2,0 – 2,5 m.
- Longueur : ~ 1,5 m.
- Masse maximale au décollage (MTOW) : ≈ 18 kg.
- Charge militaire optionnelle : 2,5 – 5 kg.
- Vitesse maximale : ≈ 160 km/h.
- Autonomie : 300 km ou 600 km selon la quantité de carburant embarquée.
- Hauteur de vol : 50 m – 3 000 m (selon mission/configuration).
Variantes et missions
- Leurre : saturation et tromperie des systèmes de défense.
- Munition suicide : version avec ogive (2,5–5 kg).
- Relais radio / réseau maillé : pour étendre la portée de communications d’autres UAS.
- Reconnaissance : avec nacelle caméra et transmission GSM/longue portée.
Remarques méthodologiques
À partir de ces éléments, on peut effectuer un certain nombre de calculs (volumétrie interne, bilan de masse, estimation de consommation et d’autonomie, contraintes aérodynamiques). Ces calculs supposent des conditions de vol optimales (absence de vent contraire, atmosphère standard de température et pression). En conditions réelles, les performances effectives peuvent être sensiblement inférieures.
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Les données calculées
Les dimensions estimées du drone et son mode de fabrication permettent d’évaluer le volume interne du fuselage, destiné à accueillir carburant et électronique. En prenant comme base une longueur de 1,5 m, une hauteur de 20 cm et une épaisseur estimée des parois de 2 cm (mousse et contreplaqué), on obtient un volume utile (estimé entre 40 et 60 % du volume total) compris entre 15 et 25 litres pour y loger le carburant et toute la partie électrique (pompe à carburant, batterie) et électronique.
Côté motorisation, le modèle retenu — un DLE-60 — permet de calculer la quantité de carburant nécessaire pour parcourir 600 km, en supposant un décollage à la masse maximale estimée de 18 kg.
Sur la base d’une vitesse de croisière moyenne comprise entre 120 km/h et 140 km/h, et d’une consommation estimée à 1,8 litre par heure, la consommation totale pour un vol de 600 km se situe entre 9 et 11 litres. Cela correspond à un poids de carburant compris entre 6,7 et 8 kg.
On observe ainsi que le volume nécessaire pour atteindre cette autonomie est globalement cohérent avec le volume interne disponible du fuselage.
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Bilan des masses
À partir des éléments précédents, il est possible d’établir un bilan des masses pour le drone Gerbera :
- Réservoirs souples (plastique) : ≈ 0,3 kg (à vide)
- Carburant : 8,0 kg
- Moteur DLE-60 : 1,98 kg
- Structure + fuselage + voilure : 4,8 – 5,0 kg
- Électronique / avionique de base : 0,7 kg
- Masse maximale au décollage (MTOW) : 18 kg
Ce calcul laisse une marge d’environ 2 kg pour atteindre la masse maximale au décollage. Toutefois, cette estimation repose sur un équipement électronique minimal, sans système de communication ni caméra. Si l’on ajoute un modem GSM et une caméra, il est probable que cette marge disparaisse presque entièrement.
Ainsi, ce bilan confirme que les données disponibles sur le Gerbera — notamment en matière d’autonomie et de performances — restent crédibles et cohérentes avec ses dimensions et son mode de construction.
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Les conséquences
Les données précédentes permettent d’examiner les performances du Gerbera selon plusieurs scénarios d’emport — et d’en tirer des conclusions opérationnelles.
1. Charge militaire vs carburant
L’emport d’une charge militaire se fait nécessairement au détriment du carburant sur un airframe à masse limitée. Ainsi, une charge utile de l’ordre de 2,5–5 kg explique qu’une autonomie réduite (≈ 300 km) soit crédible : cela correspond à peu près à une division par deux de la quantité de carburant embarquée par rapport à la configuration « longue portée ».
Or, les trajectoires publiées et les distances revendiquées (800–1 200 km) sont en contradiction avec cette logique : pour atteindre de telles distances, il faudrait, à minima, doubler la capacité en carburant (passer d’environ 8 kg à ~16 kg), ce qui n’est pas neutre sur la masse, le volume ni les performances.

2. Contraintes volumétriques et aérodynamiques
Le volume interne du fuselage estimé (~15–25 L utile) ne permet pas, ou très difficilement, d’emporter 16 kg de carburant (≈ 21,6 L). Il faudrait donc recourir à des réservoirs externes ou redessiner la cellule.
Tout réservoir externe augmente la traînée, donc la consommation horaire — ce qui réduit l’effet bénéfique d’un carburant supplémentaire sur l’autonomie. À noter : aucun réservoir externe n’a été observé sur les Gerbera retrouvés en Pologne.
3. Effets massiques et performances
En doublant le carburant (8 → 16 kg) et en augmentant la MTOW en conséquence (≈ 18 → 26 kg) :
- La charge alaire augmente d’environ +44 % ;
- Le rapport puissance / poids (puissance massique) diminue d’environ −31 %.
Conséquences pratiques : vitesse de décrochage plus élevée (~+20 %), distances de décollage rallongées ou catapulte plus puissante, marge de sécurité réduite en montée et en manœuvre. Le moteur DLE-60, s’il peut mécaniquement tourner sous cette charge, verrait sa puissance massique nettement insuffisante pour conserver des performances opérationnelles acceptables : taux de montée très faible, besoins de puissance proches du maximum en permanence et donc consommation horaire fortement augmentée.
4. Conclusion opérationnelle sur l’hypothèse « réservoir additionnel »
Pour ces raisons, l’ajout d’un réservoir supplémentaire n’explique pas de manière satisfaisante les distances rapportées (800–1 200 km). Au mieux, et dans des conditions aérodynamiques et météorologiques très favorables, la marge disponible (volume intérieur, optimisation de la consommation, réglage moteur/hélice) pourrait permettre d’augmenter la portée de ~100 à 200 km par rapport à l’autonomie standard — pas de la multiplier par deux ni d’atteindre >1 000 km.
5. Ce qu’il faudrait pour franchir la barre des 1 000 km
Pour dépasser des distances de l’ordre de 1 000 km, il ne suffit pas d’ajouter du carburant : il faudrait une reconception de l’appareil :
- Une motorisation différente (plus puissante et/ou plus efficiente) ;
- Une cellule redimensionnée (volume carburant interne accru) ;
- Une surface portante plus importante (pour garder une charge alaire raisonnable) ;
- Et des adaptations structurelles et de contrôle de vol.
En clair, dépasser nettement les performances connues du Gerbera nécessiterait un nouveau drone, pas une simple modification de l’existant.
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Brouillage GNSS
Une explication avancée pour l’intrusion des drones au-dessus de la Pologne, indépendamment de la question de leur autonomie, repose sur l’hypothèse d’un brouillage GNSS. Les Ukrainiens ne cachent pas utiliser régulièrement la guerre électronique pour perturber la navigation des drones russes, et revendiquent même la perte de nombreux appareils par ce moyen.
Des cas documentés existent déjà : plusieurs drones de type Geran-2 ont été observés quittant leur trajectoire initiale, effectuant un demi-tour vers la Russie, ou encore pénétrant brièvement dans l’espace aérien de la Biélorussie, de la Roumanie, et parfois même de la Pologne.
Cependant, ces déviations restent limitées en ampleur : elles excèdent rarement 10 à 20 km avant que l’appareil ne retrouve un signal exploitable et reprenne sa trajectoire vers son objectif.
En comparaison, les incursions du 9–10 septembre 2025 en Pologne atteignent des distances de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de kilomètres en profondeur. Dans ce contexte, le brouillage GNSS apparaît comme une explication hautement improbable de l’événement.
La « preuve » des cartes SIM
La presse a rapporté que des cartes SIM polonaises auraient été retrouvées dans les drones écrasés, ce qui constituerait, selon certains commentateurs, une preuve que la Pologne était directement visée.
Toutefois, plusieurs éléments viennent nuancer, voire contredire cette interprétation :
- Absence d’équipements correspondants : les drones retrouvés en Pologne ne semblaient pas équipés de caméras ni d’antennes adaptées, ce qui rend incongrue la présence effective d’un modem GSM dont on ne voit pas l’intérêt. À ce jour, aucune image ou preuve matérielle n’a été diffusée à l’appui de cette affirmation.
- Pertinence technique discutable : disposer d’une carte SIM locale n’est pas nécessaire pour se connecter à un réseau téléphonique à l’étranger. Comme pour un utilisateur humain en itinérance, une carte SIM étrangère peut fonctionner grâce aux accords d’interconnexion entre opérateurs.
- Diversité des cartes SIM déjà constatée : de nombreux drones russes ont été retrouvés avec des cartes SIM issues de différents pays (Ukraine, États baltes, Pologne, Allemagne). Cette diversité semble davantage relever de la multiplicité des sources d’approvisionnement que d’un ciblage spécifique par pays. Ce phénomène s’explique en partie par le fait que les cartes SIM russes sont bloquées en Ukraine et donc inutilisables.
En conclusion, même si la présence de cartes SIM polonaises venait à être confirmée, elle ne saurait constituer une preuve recevable que ces drones ciblaient spécifiquement la Pologne.
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En conclusion, à ce jour, il n’existe aucune explication technique satisfaisante permettant de justifier que des drones Gerbera, lancés depuis la Russie, aient pu être retrouvés aussi profondément en territoire polonais.
Les hypothèses avancées jusqu’ici — autonomie accrue, brouillage GNSS, cartes SIM locales — se révèlent soit hautement improbables, soit non étayées par des preuves concrètes. Les images rendues publiques ne montrent par ailleurs aucune modification majeure du drone Gerbera qui pourrait expliquer une telle augmentation de ses performances.
Dès lors, chacun pourra proposer ses conjectures ou ses interprétations. Mais une chose demeure : les lois de la physique restent, elles, intransigeantes.
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