
Nous sommes en mars 2025, plus d’un an après les événements du 7 octobre 2023 qui ont profondément bouleversé la région.
Dans ce climat tendu, marquant un tournant géopolitique majeur au Moyen-Orient, plusieurs acteurs (États, mouvements politiques, puissances régionales et internationales) peinent encore à stabiliser la situation. À l’ère d’une realpolitik chère à Henry Kissinger ou Hubert Védrine, l’enjeu réside dans la gestion pragmatique des rapports de force et la recherche d’équilibres fragiles entre les différents protagonistes.
Dans cet entretien pour Le Diplomate de Gil Mihaely, historien et directeur de la publication de Causeur, nous allons aborder tour à tour : le bilan du conflit en cours, le positionnement d’Israël face à la « nouvelle Syrie » de Joulani, le rôle de l’Iran, la situation du Liban, le retour de Donald Trump sur la scène moyen-orientale, l’influence grandissante d’Erdogan, l’avenir du processus de paix israélo-palestinien et enfin la relance possible des Accords d’Abraham.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Le Diplomate : Quel bilan dressez-vous du conflit et de la situation politique et géopolitique israélienne, aujourd’hui soit plus d’un an après le déclenchement de la nouvelle escalade après les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 ? Que dire du sort des otages encore retenus par le Hamas, de l’avenir politique de Netanyahou et de l’état de la société israélienne après ce traumatisme ?
Gil Mihaely : Le 7 octobre 2023 marque un tournant majeur en Orient et scelle la fin de l’ordre façonné par les puissances européennes et les États-Unis après la chute de l’Empire ottoman et la découverte de vastes gisements d’hydrocarbures en Irak, en Iran et dans la péninsule Arabique.
Les pays les plus proches de la Turquie – la Syrie, l’Irak et le Liban – sont en faillite politique et soumis à des forces centrifuges rendant difficile l’émergence d’États à fort pouvoir central. Ces trois pays faisaient partie d’un axe soutenu par l’Iran, qui leur servait d’épine dorsale sur les plans politique, économique et géopolitique depuis deux décennies. La chute d’Assad et l’affaiblissement du Hezbollah – dont la perte de la Syrie ralentit et complique la reconstruction et le réarmement – ont redistribué les cartes et, pour quelques années au moins, réduit la menace stratégique qui pesait sur Israël de ce côté. Alors que la situation en Syrie demeure fluide, Israël et les États-Unis cherchent à capitaliser sur les succès militaires israéliens au Liban pour aboutir rapidement à un changement politique positif et durable dans le pays, enfin doté d’un président et un gouvernement.
Plus largement, dans l’ensemble du Levant, le rôle croissant de la Turquie suscite des inquiétudes. Israël se méfie tant d’Ankara que de Damas. Certains suggèrent même qu’Israël ne serait pas opposé au maintien d’une présence russe en Syrie pour contrebalancer l’influence turque.
Dans le sud, les succès tactiques à Gaza ne se traduisent pas encore par une victoire politique. La stratégie du gouvernement israélien consiste à instaurer une zone grise politique sans parvenir à un accord définitif. La logique est simple : un cessez-le-feu total signifierait le début du réarmement du Hamas et déclencherait ainsi un compte à rebours vers une nouvelle attaque surprise. En l’absence de solution viable, Israël a choisi de prolonger l’état de guerre. Cette approche est toutefois compliquée par la question des otages. La réponse israélienne consiste à en réduire progressivement le nombre par une succession d’accords provisoires complexes et facilement contournables. Pendant ce temps, Israël conserve une marge de manœuvre pour frapper toute tentative du Hamas de rétablir ses capacités militaires. Cette stratégie, inspirée de celles de l’Iran et de la Russie, repose sur la patience et le « laisser pourrir » en attendant l’émergence d’opportunités actuellement inexistantes.
Netanyahou peut mettre en œuvre cette politique grâce à une manière d’exercer le pouvoir inédite en Israël. Il a réussi à consolider une base politique solide, fondée sur une coalition puissante de ressentiments et de victimisation. Ce bloc lui assure un soutien indépendant de la politique menée ou des promesses faites. Ses partisans adhèrent à ce qu’il incarne plutôt qu’à ce qu’il fait. Grâce à cet espace politique, Netanyahou parvient même à neutraliser la pression exercée par les familles des otages.
Enfin, concernant l’Iran, Israël a marqué des points avec l’affaiblissement de l’axe Hezbollah-Assad et les frappes qui ont endommagé la défense aérienne iranienne, rendant ses sites stratégiques plus vulnérables. Toutefois, la nouvelle administration américaine n’a pas encore défini sa position. Washington cherche à exploiter les revers iraniens pour pousser Téhéran à négocier un accord moins avantageux que celui de 2015. Dans cette optique, brandir la menace militaire israélienne peut s’avérer utile.
Deux éléments essentiels pour conclure : malgré une guerre prolongée qui a durement touché les civils, les centres urbains, les infrastructures et les transports, la démographie et l’économie israéliennes font preuve d’une remarquable résilience et d’un dynamisme persistant.
LD : Quel est l’état des forces du Hamas ? A-t-il un avenir d’après vous ? Quel futur leadership pour les Palestiniens ?
GM : Hamas a perdu la capacité de nuire à Israël qu’il possédait avant le 7 octobre (roquettes, commando) mais reste après plus de 500 jours de guerre, un acteur hégémonique et incontournable à Gaza. Pour le dire brutalement, Hamas est le seul à tenir le fusil et n’hésitera pas à tirer sans ménagement sur tout ce qu’il considérera comme un moindre obstacle. Rien ne se passera sans son accord. Israël essaie de laisser le Hamas dans l’incapacité de rétablir ses capacités stratégiques et espère qu’avec le temps son pouvoir sur les gazaouis s’affaiblira face aux difficultés inimaginables de la vie quotidienne dans le territoire qu’il contrôle. Mais c’est un espoir et non pas un plan d’action. Cependant, pour le moment Netanyahou a le temps politique (sa majorité tient bon) et géopolitique (Trump). Il attend, observe, manœuvre et gagne du temps.
LD : Quel rôle joue l’Iran, affaibli et humilié par Israël, aujourd’hui dans la région, notamment en Syrie, mais aussi via ses relais au Liban et en Irak ?
GM : L’Iran est une puissance régionale de premier plan avec un potentiel politique et économique très supérieur à celui de la Turquie. Téhéran peut avoir tout ce qu’elle souhaite et la seule chose qui l’en empêche est son régime et sa stratégie irrationnelle. Ce pays a vocation à devenir un poumon économique de premier ordre avec un PIB à l’israélienne. Aujourd’hui la nouvelle administration américaine cherche à établir un rapport de forces plus favorable avec un Iran qui a perdu quelques plumes, avec d’un côté une menace de recours à la force plus crédible que par le passé et de l’autre des avantages économiques et politiques considérables. A mon avis il est impossible d’apaiser les relations Iran-EU (et donc Israël) aussi longtemps que l’Iran est dirigé par les clercs et les gardiens de la révolution. La survie même de ce système dépend du maintien du conflit avec « l’occident » et « Israël ». Téhéran va donc continuer à gagner du temps et épuiser ses interlocuteurs et la réponse doit être du même acabit : continuer à l’étouffer et affaiblir.
LD : Comment Israël perçoit-il la « nouvelle Syrie » sous le nouveau régime de Joulani ?
GM : Avec méfiance. L’hypothèse de travail est qu’il s’agit d’une société trop divisée pour soutenir l’émergence d’un État fort. C’est donc un terrain de jeu instable qui invite des acteurs étrangers à y mener des conflits par procuration. Concrètement, les objectifs israéliens sont donc : empêcher l’acheminement d’aide au Hezbollah, détruire des systèmes d’armement importants (blindés, avions, vaisseaux, missiles, radars, artillerie), tisser de liens avec des communautés frontalières, empêcher le retour de l’Iran et enfin mettre des obstacles à une amin mise par la Turquie.
LD : Quid du Liban, de la situation du Hezbollah et du nouveau président élu ? Comment Israël perçoit cette nouvelle donne chez son voisin du nord ?
GM : Israël et les EU essaient de capitaliser rapidement sur les réussites de la guerre contre le Hezbollah pour aider les forces politiques libanaises hostile à l’Iran d’arracher de pans de souveraineté national usurpés depuis trente ans par la milice chiite. Avec la complicité de ces forces libanaises, Israël s’est attribué le droit d’imposer les termes du cessé le feu de novembre dernier et de décider – avec l’accord tacite des Américains et du gouvernement libanais – comment les interpréter. Les rôles sont donc inversés : après la guerre de 2006 ce fut le Hezbollah qui a fait ce qu’il voulait malgré la résolution 1701 car il savait qu’Israël ne souhaite pas une nouvelle guerre. Aujourd’hui, Israël décide ce qui est bon pour lui et pour le Liban – avec l’accord des forces libanaises – et c’est le Hezbollah qui doit s’incliner car il ne souhaite pas une nouvelle guerre avec Israël.
À lire aussi : Guerre au Proche-Orient – La loi du Talion
LD : Comment les Israéliens perçoivent le retour de Donald Trump, est-t-il déjà actif au Moyen-Orient ? Son rôle dans le dernier cessez-le-feu et justement quel avenir pour celui-ci ?
GM : Trump jouit d’une grande popularité en Israël, et son implication dans la libération des otages n’a fait que renforcer cette position. Cependant, ses prises de position et initiatives diplomatiques contradictoires suscitent de plus en plus d’interrogations. D’un côté, il évoque l’idée de vider et reconstruire la bande de Gaza ; de l’autre, il négocie directement avec le Hamas sans en informer Israël. Cette approche désordonnée laisse perplexes de nombreux analystes et responsables politiques.
Par ailleurs, l’incertitude autour de sa politique vis-à-vis de l’Iran inquiète ses soutiens israéliens. La possibilité d’un accord entre Washington et Téhéran sans tenir compte des intérêts d’Israël est perçue comme un risque majeur, renforçant les doutes quant à la fiabilité d’un éventuel second mandat de Trump sur la scène internationale.
LD : Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, continue de cultiver sa puissance régionale. Comment analysez-vous son influence croissante au Levant, notamment dans la nouvelle Syrie et au-delà ?
GM : Erdoğan a gagné au Loto, mais comme le rappelle la publicité, il a d’abord tenté sa chance. Ce qui s’est produit au début du mois de décembre a pris tout le monde de court, y compris Erdoğan et al-Charra. Désormais, le boa qui a avalé un éléphant souffre de sérieux troubles digestifs. Certes, l’accord entre al-Charra et les Kurdes l’arrange en éloignant le spectre d’un État kurde à ses frontières, mais il reste à voir comment ce marché de dupes évoluera. Les Kurdes comptent prendre autant de libertés que possible et conserver le contrôle du pétrole, tandis que Damas espère reprendre la main sur la politique et l’économie tout en laissant les Kurdes enseigner leur langue. Rien ne garantit la viabilité de cet arrangement, encore moins son impact sur les manœuvres en vue de la présidentielle de 2028.
En théorie, Erdoğan ne devrait pas être candidat. Selon la Constitution turque, le président est élu pour un mandat de cinq ans, renouvelable une seule fois. Réélu en 2023, il ne serait donc pas éligible en 2028. Mais la fin de la guerre avec le PKK semble s’inscrire dans un cadre plus large, vraisemblablement un deal visant à réunir une majorité parlementaire pour modifier la Constitution. Sauf que la tactique classique chez Erdoğan consiste à éliminer ses alliés de circonstance une fois leur soutien devenu inutile. Les rescapés du mouvement Gülen pourraient en témoigner.
Ainsi, la question kurde est loin d’être réglée, surtout si Ankara s’engage dans un bras de fer avec la Russie autour de la guerre en Ukraine et du contrôle de la mer Noire. Il convient de rappeler que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 par Abdullah Öcalan, a entretenu des liens avec l’URSS et plusieurs États du bloc de l’Est durant la Guerre froide, à une époque où Moscou cherchait à déstabiliser un membre clé de l’OTAN.
LD : Pensez-vous qu’une reprise du processus de paix israélo-palestinien soit envisageable à court ou moyen terme, et selon quels leviers réalistes ?
GM : La question de Gaza continuera d’occuper le devant de la scène, servant de principal espace géographique et politique où différentes solutions seront élaborées et mises à l’épreuve. L’urgence imposée par les conditions extrêmement difficiles de la population entraînera une succession de crises, d’événements et d’initiatives, offrant des opportunités à certains et des défis à d’autres. Cependant, il n’existe pas, à ce stade, de plan ou de méthode susceptible d’obtenir l’adhésion de toutes les parties concernées.
La dynamique actuelle semble plutôt s’inscrire dans une logique de temporisation : laisser pourrir la situation et observer son évolution, en pariant que ceux qui en souffriront le plus seront contraints d’avancer les premiers.
LD : Les Accords d’Abraham sont-ils morts ? Comment voyez-vous leur relance et leur extension possibles dans le contexte actuel ? Pourraient-ils inclure de nouveaux partenaires arabes ou être approfondis ? Trump va-t-il une nouvelle fois jouer le pacificateur et si oui pourquoi ?
GM : Les accords avec l’Égypte, la Jordanie et même l’Autorité palestinienne résistent aux épreuves des crises les plus graves. Les accords d’Abraham font également preuve d’une grande résilience. Cependant, pour l’instant, il faut s’en tenir à ce constat. Les sociétés arabes, en Égypte, en Jordanie, au Maghreb et même en Arabie saoudite, restent majoritairement hostiles à Israël, y compris parmi leurs composantes les plus modernes, comme la jeunesse et l’intelligentsia. Il faudra du temps pour atténuer les perceptions forgées par les images diffusées depuis le 7 octobre.
Dans ce contexte, les chancelleries demeurent préoccupées par les incertitudes qui se multiplient. Les États-Unis ne sont plus aussi prévisibles ni fiables. La Russie ne redevient pas l’URSS et l’Iran semble plus proche que jamais de la nucléarisation ou d’un conflit ouvert. Ce n’est donc pas le moment de rompre avec Israël, d’autant plus après la démonstration récente de ses capacités et de ses performances militaires.
À lire aussi : Grand Entretien du Diplomate avec Amélie Chelly sur la situation en Iran et le conflit israélo-palestinien
#MoyenOrient, #ConflitIsraéloPalestinien, #Géopolitique, #Israël, #Palestine, #Iran, #Hamas, #Hezbollah, #Netanyahu, #Trump, #Erdogan, #AccordsdAbraham, #Syrie, #Liban, #Téhéran, #Diplomatie, #PolitiqueInternationale, #StratégieMilitaire, #SécuritéNationale, #ConflitGaza, #GuerreIsraëlHamas, #RelationsInternationales, #TensionsMoyenOrient, #AnalyseGéopolitique, #ÉtatsUnis, #Russie, #ArabieSaoudite, #Turquie, #Qatar, #ProcheOrient, #ChocdesCivilisations, #ONU, #Négociations, #Realpolitik, #DiplomatieInternationale, #SécuritéGlobale, #Terrorisme, #Biden, #Mossad, #Tsahal

