
À Beyrouth, le gouvernement a endossé un plan de désarmement piloté par l’armée, sans calendrier, sur fond de frappes israéliennes et de trêve fragile après la « guerre des douze jours » Iran–Israël. En Syrie, sous le nouveau pouvoir islamiste d’Ahmad al-Charaa, des violences communautaires aiguës à Sweida (Druzes–Bédouins) ont éclaté tandis qu’Israël adresse des « messages » militaires près du palais présidentiel et affiche sa volonté de protéger les Druzes. En parallèle, Riyad et Ankara accélèrent pour verrouiller la reconstruction.
Autant de dossiers au cœur de l’expertise de François Costantini, grand spécialiste du Liban, docteur en science politique (Université Paris-Sorbonne), diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, titulaire de plusieurs diplômes de 3ème cycle en droit privé, et qui a été enseignant associé à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Il est coauteur et auteur de plusieurs ouvrages de géopolitique. Il a consacré une grande partie de ses travaux à la complexité libanaise et aux dynamiques politiques du Levant.
Son dernier livre, Le Liban, Histoire et destin d’une exception, salué pour sa rigueur et sa profondeur analytique, fait l’objet d’une seconde édition enrichie parue le 1er avril 2025, en plein bouleversement régional.
Entretien exclusif pour Le Diplomate.
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Propos recueillis par Roland Lombardi
Le Diplomate : Le cabinet Salam a « accueilli » le plan de l’armée pour rétablir le monopole de la force, mais sans échéancier, tandis que le Hezbollah rejette l’idée d’un désarmement et exige l’arrêt des frappes israéliennes. Six à huit semaines après la trêve Iran–Israël, voyez-vous une fenêtre pour un deal interne (désescalade au Sud, redéploiement, garanties économiques) ou, au contraire, un risque d’embrasement si le plan reste symbolique ? Quel est, selon vous, l’état opérationnel et socle social du Hezbollah après 2024–2025 ?
François Costantini : Le Hezbollah a connu de très importants dommages. A commencer par la perte de son chef charismatique Hassan Nasrallah, et la mise hors-jeu de plusieurs centaines de ses cadres par l’attaque des bipers. Au plan politique, il a désormais une forte majorité de la représentation qui se dresse contre lui : la quasi-totalité des sunnites (notamment le Premier ministre Nayef Salam), la très grande majorité des chrétiens (les Forces libanaises et les Kataëb) et même une minorité de plus en plus importante de chiites comme le président de la Chambre des députés, Nabih Berry, attendant que le vent tourne de façon significative pour s’affranchir du Hezbollah. L’aide de l’Iran (près d’un milliard de dollars par an) s’est sensiblement réduite. Le gouvernement libanais a entrepris le désarmement du Hezbollah. Mission particulièrement périlleuse à laquelle la milice pro-iranienne s’oppose frontalement. Six soldats libanais ont récemment été tués lors d’une explosion vraisemblablement organisée par le Hezbollah. Le Hezbollah a conservé une bonne partie de son armement, en particulier les missiles d’une certaine portée. Tout en sachant qu’Israël ne laissera pas passer la moindre attaque. Le gouvernement israélien, bien plus intelligent que celui de 2006, a déclaré une guerre ciblée contre les éléments du Hezbollah, épargnant la population civile. Le Hezbollah, cependant, n’aura aucun scrupule à déclencher un conflit interne sur le dos du pays.
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Israël a frappé à proximité du palais présidentiel cet été, enjoignant Damas de ne pas menacer les Druzes, et tient al-Charaa pour responsable de tout tir vers son territoire. Jusqu’où peut aller cette stratégie de dissuasion ciblée (frappes de profondeur, zones d’exclusion tacites au sud de Damas) ? Voyez-vous un canal indirect Damas–Jérusalem sur la désescalade sud et le sort des Druzes ?
Israël a envoyé un message au nouveau régime syrien, mais aussi à ses propres ressortissants druzes qui ont démontré toute leur fidélité à l’Etat juif depuis le 7 octobre 2023. Le gouvernement israélien cherche un accord avec Damas, tacite pour le moment. La prise du pouvoir par les sunnites radicaux a été perçu avant tout par Tel-Aviv comme une première rupture de l’axe iranien dans la région. Mais à plus long terme, la logique interne d’Al Charaa ne pourra s’accommoder de bonnes relations avec Israël.
Après les émeutes, affrontements et massacres de l’été à Sweida (plus de 1300 morts, 164 000 déplacés selon l’OSDH) et le report du vote dans plusieurs provinces, quelle trajectoire anticipez-vous pour les Druzes, Alaouites, Kurdes et chrétiens ? Le pouvoir d’al-Charaa a-t-il les leviers (sécurité intérieure, garanties statutaires…) et le veut-il vraiment pour éviter une fragmentation confessionnelle durable, ou se dirige-t-on vers une « guerre civile » prolongée ?
Les convictions profondes d’Al Charaa concernant les minorités, c’est leur conversion, leur expulsion ou leur élimination physique. Comme il l’a pratiqué à Idleb lorsque Hayat al Tahir al Cham tenait le pouvoir. Pour la première fois depuis les Omeyyades, les sunnites vont diriger la Syrie sans nuances, assoiffés de haine et de revanche contre les chrétiens et surtout les Alaouites. Reste à savoir si les Alaouites résisteront et de quelle manière dans leur réduit montagneux du Jbeil Ansarié. Les chrétiens ont déjà commencé à envisager massivement leur départ, vers le Liban proche ou vers l’Europe ou le continent nord-américain.
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La rencontre Trump–al-Sharaa à Riyad, la levée des sanctions américaines et la reprise de contacts directs américano-syriens ont installé une reconnaissance de facto du nouveau pouvoir. Pourquoi selon vous ? Pour le Liban et la Syrie, cela ouvre-t-il la voie à un rééquilibrage régional (canaux avec Israël, réintégration économique) ou cela accroît-il la vulnérabilité des minorités et des oppositions ? Quels garde-fous seraient nécessaires pour éviter une realpolitik à courte vue ?
Il est à craindre que les minorités, chrétiennes, alaouites mais aussi kurdes fassent les frais de tels accords régionaux. Les Etats-Unis, qui en tout temps ont ignoré les intérêts des chrétiens d’Orient, feront peu de fi d’eux, on le sait déjà. Aucun garde-fou n’existe en géopolitique. Sauf celui de la dissuasion par la force. On ne voit pas Washington en poser pour la question des minorités qu’elle se moque comme d’une guigne. Parce qu’également, la relation avec la Turquie, pays qui par nature écrase par tous les moyens ses minorités, est pour Trump essentielle.
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L’Arabie saoudite de MBS multiplie délégations et promesses d’investissements (accords multi-milliardaires), tandis que la Turquie capitalise sur son ancrage territorial et la poussée de ses entreprises. Qui détient aujourd’hui le meilleur levier sur Damas : le financement saoudien ou la profondeur turque (sécurité, commerce, chantiers) ? Quelles lignes rouges (Kurdes, frontière, présence étrangère) pourraient faire dérailler cette compétition ?
Je ne vais pas apprendre au Diplomate que c’est celui qui tient stratégiquement le pays – en l’occurrence la Turquie – qui détient la décision politique. L’Arabie saoudite paiera et sera éloignée des décisions politiques. Et l’Union européenne encore plus. Ensuite, Ryad et Ankara parviendront sans doute à un compromis sur la Syrie, avec le parrainage des Etats-Unis. Une chose est certaine : l’un et l’autre se félicitent déjà d’avoir expulser Téhéran du théâtre syrien.
Enfin, une dernière question, que peut-on dire de la place de l’Europe aujourd’hui dans la région ? Et surtout de la France, l’ancienne puissance mandataire au Levant ?
L’Union européenne et la France – notamment avec Macron qui depuis plus de 7 ans a fait un travail de sape contre les outils de la souveraineté diplomatique française – n’ont aucun mot à dire. La reconnaissance de la Palestine n’est qu’une futilité macronienne de plus. Qui, de surcroit, a encore plus marginalisé Paris et Bruxelles quant à l’annonce de plan de paix en 20 points sur le conflit entre Israël et le Hamas proposé hier par Trump et accepté par Netanyahu et la plupart des États arabes.
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