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HISTOIRE – L’Empire de l’opium : L’ombre longue du colonialisme et le retour éternel du pavot

les marchés d opium

Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Giuseppe GaglianoPrésident du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie) 

« Les marchés ne se cherchent pas ; ils se créent. » Cette phrase tranchante, tirée de la mini-série Dopesick et attribuée à un membre de la famille Sackler, résume parfaitement le cÅ“ur noir de la machine économique qui a plongé le monde dans deux crises majeures des opioïdes : celle du XIXe siècle en Asie et celle, contemporaine, des États-Unis. Dans les deux cas, la stratégie fut identique : normaliser la consommation, contourner la méfiance médicale et sociale, et transformer une substance potentiellement létale en un flux ininterrompu de profits. D’abord l’Empire britannique et la Compagnie des Indes. Puis Purdue Pharma. L’histoire se répète.

En 1996, Purdue Pharma gagnait 48 millions de dollars grâce à l’OxyContin. Quatre ans plus tard, les recettes atteignaient 1,1 milliard. Une hausse de 2 192 %. Des chiffres qui rappellent ceux, tout aussi vertigineux, du commerce colonial de l’opium. Entre 1729 et 1830, les exportations d’opium de l’Inde vers la Chine passèrent de 200 à 30 000 caisses : +14 900 %. Entre 1831 et 1840, la Chine reçut autant d’opium que pendant tout le siècle précédent. Et en 1837, l’opium représentait déjà 57 % des importations chinoises.

Mais ce n’était qu’un début. Après les deux guerres de l’opium, les flux augmentèrent encore : en 1880, ils atteignirent plus de 105 000 caisses. Pour l’administration coloniale britannique, c’était une mine d’or : de 200 000 livres par an à la fin du XVIIIe siècle, les recettes passèrent à 10 millions en 1880. L’historien John F. Richards note qu’à cette époque, les exportations annuelles de Bombay et Calcutta atteignaient 90 000 caisses, soit plus de 5 400 tonnes, destinées à satisfaire des millions de fumeurs quotidiens en Chine et en Asie du Sud-Est.

La drogue devint la colonne vertébrale fiscale de l’Empire : entre 16 et 20 % des recettes du Raj britannique provenaient de l’opium. Si l’on y ajoute les revenus liés au transport maritime, à la construction navale et aux taxes indirectes, le rendement global dépassait de loin celui des impôts sur le sel ou les terres. Selon Tan Chung, les profits tirés par le Royaume-Uni du commerce avec la Chine représentaient la moitié de la valeur de sa colonie indienne. Et l’Empire britannique n’était pas seul : les Indes néerlandaises et l’Indochine française dépendaient également de l’opium pour leurs finances. Aux Pays-Bas, certains exercices affichaient un rendement de 742 %. Des marges dignes des monopoles les plus absolus.

En Chine, l’impact fut dévastateur. Les guerres de l’opium furent une réponse armée à la volonté du gouvernement Qing de bloquer l’afflux de drogue. Même Lord Palmerston, ministre des Affaires étrangères, reconnut le droit souverain d’un État à refuser une marchandise étrangère. Mais ce principe fut vite écrasé. La Chine fut contrainte de légaliser l’opium sous la menace des canons. L’empereur Daoguang s’y opposa : « Je ne tirerai jamais profit du vice et de la misère de mon peuple. » Mais il ne fut pas écouté. Le commerce de la drogue s’intensifia.

Comme aujourd’hui pour le pétrole, l’opium était devenu « trop grand pour échouer ». Chaque proposition de restriction se heurtait au même argument : « Nous ne pouvons nous le permettre », affirmaient les fonctionnaires britanniques. Même ceux qui admettaient, comme Stamford Raffles, que la drogue ruinait la morale et la vitalité des peuples colonisés. Le cynisme culmina dans une lettre du gouverneur général de l’Inde, Lord Ellenborough, interdisant à son ministre des Affaires étrangères d’envisager toute mesure pouvant réduire les revenus tirés de l’opium.

Comme aujourd’hui avec les énergies fossiles, l’Empire mobilisa intellectuels, médecins et journalistes pour défendre l’indéfendable. Charles Dickens comparait l’opium à l’alcool, niant toute différence. Un fonctionnaire indien plaidait pour son adoption en Grande-Bretagne. Même The Lancet suggérait que les ravages de l’alcool anglais surpassaient ceux de l’opium indien. Mais l’argument ignorait un fait essentiel : la différence ne réside pas dans la chimie, mais dans l’histoire sociale. En Europe, l’alcool était ancien. En Asie, l’opium était une nouveauté incontrôlée.

L’histoire le démontre : les effets d’une drogue dépendent de l’ancienneté de l’exposition. Là où les sociétés ont appris à gérer une substance, les effets sont atténués. Là où la substance arrive brutalement, les dégâts sont immenses. En Australie, les Britanniques utilisèrent l’alcool pour dominer les Aborigènes. De même, en Asie, l’opium fut une arme stratégique. Comme l’OxyContin dans les Appalaches américaines.

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Lorsque les opioïdes redevinrent populaires aux États-Unis au début du XXIe siècle, la propagande reprit les anciens récits : destigmatiser, libérer la prescription, flatter la science. Purdue Pharma utilisa la stratégie impériale avec la même intelligence. Même le monde académique se laissa séduire, accusant les critiques d’« opiophobie ». Des historiens réhabilitèrent le commerce colonial de l’opium, minimisant ses effets, au nom de la liberté individuelle et de l’agency.

Mais cette rhétorique oublie que ce sont justement les souverains et médecins asiatiques qui réclamaient l’interdiction de l’opium. Leur voix fut ignorée, écrasée par les canons. Ce ne sont pas les consommateurs qui furent attaqués, mais ceux qui produisaient et vendaient. Les campagnes anti-opium du XIXe siècle, contrairement à la guerre contemporaine contre la drogue, étaient populaires, médicales, fondées sur la compassion. Et efficaces, là où elles purent s’imposer.

Les opioïdes, contrairement à d’autres psychotropes naturels, forment une catégorie à part. Leurs effets addictifs, leur utilité médicale et leur capacité à détruire des sociétés entières sont sans équivalent. L’Inde coloniale le savait. La Chine aussi. Les États-Unis l’ont appris dans la douleur. Chaque tentative de régulation s’est heurtée à la puissance économique du pavot. Chaque fois que l’on a cru avoir vaincu l’addiction, une nouvelle génération a oublié les leçons du passé. Et le cycle recommence.

Même aujourd’hui, l’illusion persiste. Certains défendent encore l’opium du XIXe siècle comme « moins dangereux » que l’héroïne ou le fentanyl. Mais à l’époque déjà, l’opium d’exportation était raffiné pour satisfaire les goûts chinois. Et les laboratoires de l’administration coloniale cherchaient activement à produire un opium « adapté au marché chinois ». Les effets étaient connus : dépendance, souffrance, violence. Comme aujourd’hui dans les campagnes américaines, l’opium détruisait les villages asiatiques. « Au début, vous fumez l’opium, à la fin, c’est lui qui vous fume », disait-on à Java.

Les témoignages du XIXe siècle ressemblent étrangement à ceux des victimes de l’OxyContin. Même part faible de toxicomanes, mêmes ravages sociaux. Les États-Unis ont mis quelques décennies à le découvrir. La Chine a souffert pendant plus d’un siècle. À l’époque coloniale, les profits passaient avant la santé publique. « L’Inde ne peut se permettre de perdre les revenus de l’opium », affirmaient les fonctionnaires. Les rares voix dissidentes, dans les journaux ou les rapports, furent vite réduites au silence.

Aujourd’hui encore, le parallèle est frappant : les défenseurs des combustibles fossiles invoquent les pauvres pour justifier l’inaction climatique, tout comme les Britanniques utilisaient les paysans indiens pour défendre la culture du pavot. Peu importait que ces mêmes paysans dénoncent les pertes, l’endettement, la ruine morale.

Les systèmes de gestion de l’opium — régies, concessions, monopoles — prétendaient réduire la consommation. En réalité, ils l’encourageaient. Toute augmentation des ventes était considérée comme un succès. L’objectif était clair : vendre plus, gagner plus. Même les lois prétendument restrictives masquaient une logique de croissance. Chaque interdiction nourrissait le marché noir. Chaque sanction renforçait les réseaux clandestins.

Et pourtant, dès les années 1840, les responsables britanniques savaient. Ils avaient lu les rapports. Écouté les médecins. Vu les dégâts. Mais ils persistèrent. Parce que l’Empire, comme l’industrie pharmaceutique contemporaine, avait besoin de l’oppium pour vivre.

En fin de compte, aucune rhétorique ne peut justifier le crime que fut le commerce impérial de l’opium. Même à l’époque, les critiques abondaient. Et aujourd’hui, nous avons le devoir d’écouter ces voix. La Chine moderne, avec toutes ses fautes, est aussi l’héritière de ce traumatisme. Comme le disait en 1921 le lettré Gu Hongming à Somerset Maugham : « Vous nous avez imposé votre mitrailleuse, et c’est par la mitrailleuse que vous serez jugés. »

Ce n’est pas l’innocence de la Chine qu’il faut défendre. C’est la mémoire des crimes dont elle fut victime. Car sans cette mémoire, l’histoire se répète. Encore et encore. Sous de nouvelles formes. Avec les mêmes ravages.

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