RENSEIGNEMENT – De Lomé à Abidjan : Nicolas Lerner et la quête d’un nouveau souffle africain pour la DGSE

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Logo officiel de la DGSE – Direction générale de la sécurité extérieure française – sur fond saharien illustrant les opérations de renseignement en Afrique.
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Olivier d’Auzon

Il y a des hommes qui avancent dans l’ombre, sans uniformes clinquants ni proclamations tonitruantes. Nicolas Lerner fait partie de ceux-là. Depuis qu’il a pris la direction de la DGSE en 2023, l’ancien patron de la DGSI s’est vu confier une mission titanesque : redonner de la crédibilité au renseignement extérieur français dans une Afrique de l’Ouest en pleine recomposition, révèle Africa intelligence, dans son édition du 22 août 2025.

La tâche est immense. Le temps où Paris pouvait convoquer un chef d’État africain à l’Élysée pour rappeler la ligne à suivre appartient désormais à l’histoire. L’Afrique n’attend plus ses ordres de Paris. Elle choisit, elle compare, elle négocie. Elle a de nouveaux partenaires. Et la DGSE, naguère toute-puissante, doit réapprendre à naviguer dans cet archipel multipolaire où Russes, Chinois et Turcs se disputent âprement l’influence.

 Nicolas Lerner le sait : il ne dispose ni des divisions militaires, ni des bases avancées qui, hier encore, garantissaient la prééminence française. Il ne lui reste qu’une arme : la patience des réseaux, la subtilité des alliances, la discrétion des informations. Son pari est clair : s’appuyer sur deux capitales-pivots, Lomé et Rabat, pour maintenir un ancrage crédible dans une Afrique de l’Ouest que Paris ne domine plus.

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La rivalité des services : Moscou, Pékin, Ankara à l’assaut du terrain perdu

L’Afrique est aujourd’hui un théâtre d’opérations où se croisent trois grandes puissances concurrentes. Les Russes, d’abord. Avec l’ombre portée de Wagner – aujourd’hui recyclé en « Africa Corps » – Moscou a su capitaliser sur le ressentiment anti-français. À Bamako comme à Ouagadougou, les instructeurs russes ont remplacé les coopérants français. Le Kremlin vend une offre simple : des armes, des mercenaires, une rhétorique souverainiste qui flatte les régimes putschistes. Peu importe la qualité militaire des troupes déployées ; ce qui compte, c’est l’image : celle d’une puissance qui, contrairement à Paris, ne demande pas de comptes sur la gouvernance ou les droits de l’homme.

Les Chinois, eux, avancent plus feutrés. Leur outil n’est pas le bataillon, mais l’entreprise. Routes, ports, télécoms, satellites : Pékin construit une infrastructure de dépendance. Huawei équipe les réseaux téléphoniques, les chantiers s’élèvent du Bénin à la Guinée. Dans les coulisses, la coopération sécuritaire s’installe aussi : drones d’observation, systèmes de surveillance, accords navals dans le golfe de Guinée. La Chine ne se présente pas comme une puissance militaire, mais comme un partenaire total – et cela séduit les gouvernements en quête d’investissements.

Enfin, les Turcs. Ils avancent par la religion et les armes. Les imams formés à Ankara ouvrent des mosquées dans tout le Sahel ; les drones Bayraktar survolent déjà les savanes burkinabè. La Turquie d’Erdogan s’offre à l’Afrique comme une alternative musulmane, ni chrétienne, ni occidentale. Elle combine un discours d’égalité fraternelle et une agressivité commerciale sans complexe.

Face à ce trio offensif, que peut la DGSE ? Elle ne dispose plus du levier militaire qui faisait la force de son influence. Elle doit reconstruire un maillage clandestin, renouer des relations humaines, prouver que la France reste utile à ceux qui gouvernent. Dans ce jeu, chaque canal compte. Et c’est là que Nicolas Lerner mise sur Lomé et Rabat.

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La recomposition du « pré carré » français ?

Le fameux « pré carré », expression popularisée par les africanistes pour désigner la zone d’influence française, est aujourd’hui un damier fissuré. Les bastions traditionnels – Mali, Burkina, Niger – ont basculé dans le camp de l’hostilité. Les drapeaux tricolores brûlés sur les places publiques disent assez la rupture.

Pour autant, tout n’est pas perdu. À Abidjan, Alassane Ouattara reste un allié fidèle, même si la Côte d’Ivoire diversifie prudemment ses partenariats, notamment avec Washington. À Dakar, Macky Sall, puis son successeur Bassirou Diomaye Faye, jonglent avec habileté entre ouverture à de nouveaux partenaires et maintien d’une coopération avec Paris. À Cotonou, Patrice Talon joue la carte du pragmatisme : ni rupture brutale, ni alignement aveugle. Quant à Lomé, elle demeure une capitale de confiance, cultivant la discrétion et l’équilibre.

Mais le temps des tutelles est révolu. La verticalité qui faisait jadis la force de Paris – un président africain, un ministre français, une décision imposée – n’existe plus. La France doit apprendre à être un acteur parmi d’autres, à convaincre sans commander. Le problème est que ce langage de l’égalité est difficile à adopter pour une puissance habituée à parler d’autorité.

La perte la plus grave n’est pas seulement militaire ou économique. C’est celle du récit. Là où Moscou raconte la fraternité des armes, Pékin promet le développement, Ankara offre la solidarité musulmane, Paris ne sait plus quel message incarner. Elle parle encore d’« amitié historique », mais ce vocabulaire sonne creux pour une jeunesse africaine qui voit dans la France moins un allié qu’un obstacle. Nicolas Lerner comprend ce danger. Pour lui, sauver le renseignement français en Afrique, c’est d’abord reconstruire un narratif crédible.

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Rabat, pivot discret et indispensable

Dans cette stratégie de reconquête par les marges, le rôle du Maroc est central. Rabat a toujours cultivé une relation intime avec Paris : coopération militaire, échanges de renseignement, lutte contre le terrorisme. Mais le Maroc n’est pas seulement un partenaire de circonstance. Il est devenu une puissance africaine à part entière.

Depuis vingt ans, le royaume chérifien a bâti une influence économique impressionnante : banques, compagnies aériennes, phosphates, agriculture, entreprises de BTP. Les Marocains investissent dans les ports, dans les télécoms, dans les assurances. Ils sont partout à Dakar, à Abidjan, à Conakry. Et surtout, ils y sont acceptés. Le Maroc ne souffre pas du même passif colonial que la France ; il apparaît comme un acteur africain, non comme un ancien maître.

Pour Nicolas Lerner, Rabat est donc une planche de salut. En s’appuyant sur les réseaux marocains, la DGSE espère garder un pied dans le jeu ouest-africain. Les services marocains sont réputés efficaces, et les deux pays ont un long passé de coopération sécuritaire. Mais la relation n’est plus asymétrique. Rabat n’est pas un simple auxiliaire ; c’est un partenaire qui choisit ses intérêts. Sur la question du Sahara occidental, par exemple, Paris doit désormais composer avec l’agenda marocain.

En misant sur Rabat, Nicolas Lerner cherche à éviter l’isolement complet. Mais il sait qu’il marche sur une corde raide : car si le Maroc se sent instrumentalisé, il poursuivra seul son propre chemin.

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Le souffle fragile d’une DGSE en quête de temps long

La mission de Nicolas Lerner illustre une vérité simple : la France ne peut plus se permettre l’arrogance. Elle doit pratiquer la modestie stratégique, le pas-à-pas, la patience des réseaux. La DGSE, en ce sens, incarne la seule politique encore possible : travailler dans l’ombre, préserver des canaux, parier sur le temps long.

Mais le temps, justement, joue contre Paris. Chaque mois qui passe renforce l’ancrage russe au Sahel, accroît l’emprise chinoise sur les infrastructures, étend les cercles d’influence turcs. La France n’est plus l’horloge, mais l’aiguille. Elle n’imprime plus le rythme, elle le suit.

La question est donc claire : ce nouveau souffle que Nicolas Lerner tente de donner à la DGSE sera-t-il une véritable respiration ou une simple bouffée d’air passager ?

Dans le tumulte de l’Afrique contemporaine, où les alliances se font et se défont au gré des coups d’État, il n’y a qu’une certitude : l’époque où Paris dictait la marche est révolue. Désormais, la France doit apprendre à négocier sa place. Non plus en se posant comme le maître du jeu, mais en acceptant d’être un joueur parmi d’autres.

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