Grand entretien exclusif pour Le Diplomate avec Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieur (DGSE)

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Ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Alain Chouet analyse pour Le Diplomate la nouvelle guerre entre le Hamas et Israël et ses conséquences pour le Moyen-Orient

Le Diplomate : En tant qu’ancien responsable de la DGSE, comment appréciez-vous la gravité des évènements ayant lieu en Israël ? Y a-t-il eu un précédent ? Comment expliquer le véritable fiasco des services de sécurité israéliens, pourtant réputés comme faisant partie des meilleurs du monde ? Y a-t-il eu aussi une négligence politique ?

Alain Chouet : C’est certainement la situation la plus grave qu’Israël ait eu à affronter depuis sa création en 1948. L’attaque du Hamas a fait plus de victimes israéliennes que les différentes guerres auxquelles le pays a été confronté en 1956, 1967 et 1973 ou pendant les différentes intifadas.

Il est injuste et injustifié de parler de fiasco des services de renseignement dans cette affaire même s’il est vrai qu’on a pu constater l’existence de nombreux « trous dans la raquette ».

J’entends dire un peu partout que les services égyptiens auraient prévenu leurs homologues israéliens d’une action d’envergure imminente. C’est exact et les Egyptiens ont bien tiré la sonnette d’alarme. Le problème, et je le sais par expérience, est qu’ils la tirent ainsi assez régulièrement sans généralement fournir les précisions et indications opérationnelle qui permettrait de réagir en conséquence. Si les Egyptiens agissent ainsi, c’est en partie pour montrer leur souci très réel d’une bonne coopération sécuritaire avec l’État hébreu et aussi pour s’exonérer un peu de leurs difficultés à contrôler ou s’opposer à l’activisme de puissants Etats de la région qui apportent leur soutien au Hamas par le seul point d’accès à la bande de Gaza qui n’est pas sous contrôle israélien. C’est en effet par le poste frontière de Rafah, limitrophe du territoire égyptien, et par les tunnels environnants que pénètrent à Gaza les armes, matériels, fonds, conseillers techniques expédiés à l’intention du Hamas par l’Iran, la Turquie, le Qatar et divers généreux donateurs d’Arabie.

Le renseignement à Gaza et en Cisjordanie est dévolu au Shabak (Shin Beth) qui s’est (malheureusement pour lui) beaucoup américanisé ces vingt dernières années et se repose essentiellement sur le renseignement technique aux dépens des sources humaines. Il faut reconnaître que le renseignement humain est très difficile à mettre en oeuvre dans la bande de Gaza compte tenu du blocus qui limite drastiquement les déplacements et de l’intransigeance soupçonneuse de la sécurité du Hamas qui n’hésite pas à abattre sans autre formalité quiconque est vaguement soupçonné de “trahison”. Le problème du renseignement technique est qu’il est sans doute utile pour discerner des indices d’alerte mais ne permet pas de percer le secret des intentions. Par ailleurs les gens du Hamas ne sont pas des imbéciles et sachant qu’ils sont surveillés et écoutés, distillent en permanence des âneries et, pour les choses sérieuses, recourent à la technique ancestrale du chameau coureur. Sur un territoire de 40km de long sur 15 de large, ce n’est pas difficile. 

Il n’en reste pas moins que le Shabak a multiplié depuis plusieurs mois les indices d’alerte en direction du pouvoir politique. Ces initiatives se sont heurtées à l’”autisme” de Netanyahou et de son cabinet d’amateurs, tous persuadés que leur intransigeance avait réduit les Palestiniens à la soumission silencieuse et que leur politique d’alliance avec les puissances sunnites les mettait à l’abri de toute réaction. 

Enfin, et pour couronner le tout, c’est l’armée elle-même qui s’est trouvée dans l’incapacité de réagir en temps réel à l’offensive du Hamas. Il s’est installé un vrai divorce entre Tsahal, en particulier ses officiers supérieurs, et le cabinet de Netanyahou plus préoccupé par ses manœuvres politiques que par les questions de défense. La veille de l’offensive du Hamas, une bonne partie de l’armée a été réquisitionnée pour assurer, à l’occasion de la fête de Sukot, la sécurité des innombrables nouvelles colonies intégristes dispersées en Cisjordanie. D’où l’impossibilité de réagir rapidement à l’offensive au sud. 

Mais l’armée a aussi sa part de responsabilité pour s’être laissée séduire par le mythe de la supériorité technologique et s’être convaincue que la double barrière physique et électronique autour de Gaza était infranchissable ou, au moins, lui donnerait le temps d’une réaction efficace. C’est le phénomène bien connu en France du « complexe de la ligne Maginot ».

LD : Quel était l’intérêt du Hamas d’effectuer une telle opération ? A-t-il agit seul et sans soutien ?

AC : Plutôt qu’un mouvement de résistance le Hamas est un instrument aux mains de différentes puissances régionales qui entendent s’en servir pour être présentes sur l’ensemble des problématiques du Moyen Orient dont le problème palestinien est le centre de gravité. Issu des Frères Musulmans, le Hamas a ainsi été l’objet de surenchères entre l’Iran, l’Arabie, le Qatar et plus récemment la Turquie. Ce sont ces différents pays qui l’ont approvisionné en argent, armes, munitions, conseillers techniques et qui fournissent si nécessaire asile et protection aux cadres les plus connus du mouvement.

En l’occurrence mon évaluation est que le Hamas était déjà prêt depuis plusieurs mois à entreprendre ce genre d’action et qu’il s’est conformé cette fois à un agenda iranien. Comme pour tout crime il faut rechercher à qui il profite et c’est bien Téhéran qui tire un maximum de profit de la situation. Pour le bureau du Guide iranien, il était largement temps de casser la dynamique des “accords d’Abraham” et du rapprochement entre Israël et les puissances sunnites, en particulier l’Arabie, qui sont un vrai cauchemar pour Téhéran puisqu’ils renforcent son isolement. Second effet que Téhéran peut espérer de l’offensive : le discrédit jeté sur l’arrogante incapacité de l’équipe Netanyahou à assurer la sécurité du pays malgré ses rodomontades. Pour l’instant c’est “l’union sacrée” mais, passée la première vague de riposte, il y aura l’heure des comptes et des commissions d’enquête. Comme après la guerre du Kippour, l’offensive de 82 au Liban, l’offensive de 2006 contre le Hezbollah. Netanyahou est politiquement mal parti dans cette affaire et Téhéran espère bien que sa chute prévisible amènera au pouvoir à Jérusalem des adversaires plus malléables, moins va-t-en guerre et moins inféodés aux seuls intérêts américains.

Comment est en train de réagir l’État hébreu et quelles peuvent être les suites de leur stratégie, notamment en prenant en compte un élément nouveau, la centaine d’otages israéliens présents aujourd’hui à Gaza ?

Israël est durablement engagé dans une situation compliquée avec ses problèmes d’otages que le Hamas est capable de faire durer des années, voir l’affaire du soldat Shalit. Il y a pour l’instant un large consensus ferme en Israël pour une réaction hyper violente de grande envergure en base de frappes massives indifférenciées visant à l’éradication totale du Hamas. Compte tenu des spécificités du terrain et des contraintes de combat en tissu urbain agrémenté d’un inextricable réseau de tunnels et souterrains, l’opération s’annonce complexe et sera probablement coûteuse en vies humaines de part et d’autre.

Passé les premiers moments d’empathie et d’émotion, il reste à évaluer le degré de violence de la riposte que l’opinion internationale est capable de supporter et d’approuver. Pour Tsahal, la fenêtre de tir est étroite et, dans tous les cas, va consommer un divorce haineux entre Israël et le monde sunnite. C’est du pain bénit pour les mollahs….

Une seule chose est certaine. Les grands perdants de l’affaire seront sans aucun doute les Gazaouis qui vont payer cher l’initiative spectaculaire mais suicidaire du Hamas. Mais, pour Téhéran, se battre jusqu’au dernier arabe sunnite et Frère Musulman ne constitue pas un problème existentiel et serait même plutôt réjouissant…. C’est d’autant plus vrai que, contrairement au Hezbollah libanais qu’il contrôle totalement, l’Iran n’a qu’une confiance limitée dans un Hamas sunnite soumis au gré des évènements à des ingérences et des influences autres que la sienne et qui se révèle, en définitive, peu fiable. Si le Hamas doit disparaître dans l’aventure, ce ne sera pas une grosse perte pour les Iraniens qui auront obtenu grâce à ce gambit un avantage stratégique considérable et durable tandis qu’ils conserveront avec le Hezbollah un atout régional majeur et fiable.

Quelles répercussions régionales et internationales peuvent sortir de ce conflit en cours ? Comment réagissent les grandes puissances comme la Chine et la Russie devant ce nouvel embrasement et peut-on craindre à une intervention d’Israël (soutenue par les Etats-Unis) sur l’Iran ?

Les répercussions régionales de cette offensive seront majeures et vont interrompre plusieurs processus en cours.

Mohammed ben Salman d’Arabie, tout comme le roi du Maroc, ne pourra pas condamner l’offensive du Hamas avec fermeté mais il ne pourra pas non plus la soutenir face à l’opinion internationale. Il est “in the corner”, écartelé entre les stratégies opposées de l’Iran et d’Israël. Et c’est aussi le cas de la plupart des pays arabes et musulmans. Le Qatar qui a senti le vent du boulet, se propose comme intermédiaire dans les problèmes d’otages pour ne pas être assimilé au Hamas qu’il soutient pourtant financièrement et spectaculairement depuis bientôt vingt ans. C’est cependant une carte qu’il ne faudra pas négliger, sans illusions et en ravalant certaines formes d’indignation, pour tenter de résoudre le problème des otages. Il en va plus ou moins de même avec la Turquie. Mais quand la crise sera passée il faudra aussi se souvenir de leur rôle déterminant dans la montée en puissance militaire du Hamas. 

L’hypothèse d’une intervention lourde d’Israël appuyé par les Etats-Unis me semble peu crédible. Engluée dans l’affaire ukrainienne, mobilisée par la rivalité avec la Chine, déjà en phase préélectorale, je doute que l’administration américaine ouvre un troisième front extérieur qui n’aurait certainement pas la faveur d’une opinion publique majoritairement tentée par l’isolement et le repli.

Quant à une offensive d’Israël seul, elle serait encore plus problématique. La position de Téhéran est en effet d’autant plus confortable que l’hypothèse d’une frappe de riposte sur l’Iran serait difficile à mettre en oeuvre. D’abord parce qu’il n’y a pas d’élément formel et évident permettant de l’impliquer sur la scène internationale. 

Les Iraniens dont on connaît l’habileté manœuvrière et le côté calculateur ont bien conscience qu’ils ne pourront tirer les bénéfices du désordre que si leur rôle d’instigateur n’est pas trop évident et ne peut être formellement prouvé. Le bureau du Guide et la Présidence iranienne saluent l’initiative du Hamas mais sans en rajouter ni en faire un thème mobilisateur dans le monde musulman. On salue “la légitime colère du peuple palestinien martyr” mais on ne s’engage pas à ses côtés sur le terrain. On le constate au fait que, pour l’instant le Hezbollah se contente d’un “service minimum” en tirant quelques roquettes mais avec modération sur la haute Galilée et sans s’engager dans une confrontation majeure qui nuirait à ses intérêts libano-libanais et syro-libanais. De leur côté, les Syriens qui ont maintenant l’habitude de se prendre une volée de bois vert chez eux à chaque fois que le Hezbollah va un peu trop loin auront tout intérêt à le freiner. Le bombardement « préventif » des aéroports de Damas et Alep le 12 octobre constitue pour eux une brutale piqûre de rappel

Mais, surtout, au delà des difficultés et impasses politiques, une offensive militaire contre l’Iran serait techniquement difficile à réaliser. Comment frapper, où, par quel moyen, avec quel résultat pratique autre que symbolique ? Une intervention terrestre est évidemment exclue. Une intervention aérienne (avions ou missiles) supposerait un accord de survol donné par l’Arabie qui serait politiquement désastreux pour Ryad. Elle n’atteindrait pas la capacité de nuisance régionale de l’Iran mais conforterait effectivement le régime et démontrerait la trahison des sunnites, Saoudiens en tête.

Tout cela sans préjudice du fait que l’Iran serait alors fondé à opérer une riposte par drones et missiles. Et on sait à quel point Téhéran a développé ses capacités dans le domaine des drones et des missiles. Le “dôme de fer” israélien est certes efficace mais pas totalement imperméable et qu’un seul missile sur 20 atteigne sa cible sur un territoire aussi restreint qu’Israël serait dévastateur

Cette nouvelle guerre prouve-t-elle encore que la paix soit vouée à l’échec et pourquoi ce conflit semble être sans fin ? Et si non, quelles seraient pour vous les solutions ?

Ce conflit restera sans fin tant que la plupart des acteurs régionaux utiliseront le malheur des Palestiniens soigneusement entretenu par certains d’entre eux à leurs propres fins de domination, de survie des régimes en place, de positionnement sur la scène interarabe et musulmane, de surenchères populistes, de détournement des problèmes pratiques locaux vers une problématique étrangère mythifiée. A travers l’histoire compliquée de la seconde moitié du 20e siècle, ses innombrables conflits et catastrophes, ses massifs déplacements de populations, le problème palestinien est le seul qui ait donné lieu à la « cristallisation » » depuis 75 ans de tout un peuple dans de pitoyables camps de réfugiés dépendant de la bonne volonté et de la charité d’une assistance internationale majoritairement occidentale et très minoritairement de leurs « frères » et coreligionnaires.

Je n’ai personnellement pas de solution miracle à proposer pour résoudre le problème mais il serait sans doute largement temps pour la communauté internationale de se poser la question de savoir pourquoi le problème perdure depuis si longtemps. Comment l’assistance internationale est devenue un objet de prédation et de rente pour certains. Pourquoi à chaque aléa de l’histoire qui contraint les Palestiniens à se déplacer au sein des pays « frères », ceux-là même qui surfent politiquement sur leur malheur s’empressent de les parquer dans de nouveaux camps sans leur offrir aucune porte de sortie.

En 1945, l’Allemagne a accueilli des millions de déplacés chassés de leurs terres ancestrales de Poméranie, de Silésie, de Prusse orientale, des Sudètes, de Roumanie. En 1962, la France a recueilli un million et demi de « pieds noirs » chassés de leur Algérie natale. Le sort qui leur était fait était aussi contestable que les évènements qui ont contribué à chasser les Palestiniens de leurs terres. Et, dans un cas comme dans l’autre cela ne s’est pas fait sans difficulté mais personne n’a été parqué dans des camps de réfugiés et au bout de dix ans ces migrants étaient intégrés aux sociétés d’accueil. Ces contre exemples sont à méditer.

Ce conflit peut-il avoir des répercussions en Europe et en France ?

Certainement. Le Hamas n’a pas de capacité de projection collective en Europe ni en France. Mais les images exaltantes de son opération militaire réussie, la revanche magnifiée par les réseaux sociaux sur une armée israélienne réputée invincible, ne manqueront pas de susciter des phénomènes de résonance individuels ou groupusculaires dans certains milieux pénétrés de l’idéologie et des idéaux des Frères Musulmans dont le Hamas est issu. La posture victimaire qu’adopteront ensuite les Frères en raison de la riposte israélienne forcément brutale prolongera le phénomène en alimentant la tentation de passage à l’acte pour les esprits les plus faibles.

Et on voit déjà comment certains milieux d’extrême droite et d’ultra-gauche qui camouflent leur antisémitisme derrière un paravent d’antisionisme exploitent déjà les évènements pour tenter de briser l’union sacrée et le consensus de nos sociétés qui sont l’une et l’autre contraires à leur volonté de déstabilisation civile et de segmentation communautaire favorable à leurs projets anarchistes et nihilistes.

Le cocktail de ces deux dynamiques est susceptible de produire des phénomènes de violence civile et sociale dans les pays qui, comme la France, comptent une importante immigration musulmane fortement pénétrée et agitée par les Frères.

Quelles leçons peuvent tirer les services de sécurité et les armées occidentales avec cette nouvelle guerre Hamas/Israël ?

La principale leçon est que, face à un adversaire faible peu soucieux de son potentiel humain considéré comme sacrifiable et qui utilise des stratégies du faible au fort dont le terrorisme et la sauvagerie sont des armes privilégiées, la supériorité technologique ne suffit pas. Le renseignement technique est séduisant. Il donne des résultats quantifiables qu’adorent les comptables et permet de surveiller le terrain sans prendre de risque, mais, comme on l’a dit plus haut, il ne permet pas de percer le secret des intentions qui est le Graal de tout officier de renseignement. Seul le renseignement humain permet d’y parvenir mais il s’inscrit dans le temps long et nécessite une connaissance intime, presque fusionnelle de l’adversaire, de ses schémas culturels, de ses sensibilités, de son passé et de son histoire collective et individuelle.

J’ai pu constater au cours de trente dernières années une lente dégradation de la capacité des services israéliens à mettre en œuvre de façon opérationnelle les subtilités du renseignement humain sur leurs frontières. Pour la plupart des jeunes officiers des services israéliens, le monde qui les entoure leur est aussi étranger que la planète Mars. Leur approche des problèmes est plus conforme aux standards américains ou européens qu’à la réalité irrationnelle, affective, hyperémotive, violente de leur environnement immédiat et menaçant. Cela s’explique. C’est évidemment dû à l’isolement régional du pays coupé de toute relation sérieuse avec son voisinage depuis tant d’années. C’est également dû au tarissement de l’Aliya d’immigrants venus des pays musulmans, des pays arabes ou d’Iran au profit de nouveaux entrants venus de Russie, d’Europe ou d’Amérique du Nord. Mais il est clair que, faute de devoir être « surpris » à tout moment, les services israéliens doivent retrouver les voies d’une meilleure compréhension de leur entourage immédiat.

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