Tribune libre du Cf2R N°153 / JUIN 2024
La tribune[1] publiée dans le journal Le Monde le 14 mai 2024 par un collectif « d’intellectuels et de membres de l’armée », intitulée « Aidons à protéger le ciel ukrainien », a suscité de nombreux commentaires et réactions. Outre le côté trompeur de l’intitulé du collectif – qui laisse croire que des militaires en activité approuvent officiellement cette démarche alors qu’il s’agit en réalité d’anciens militaires dont l’opinion n’engage qu’eux-mêmes – ce document donne l’impression de proposer des solutions simples et concrètes pouvant être mises en œuvre rapidement. Or, rien n’est plus faux : les propositions faites soulèvent bien plus de questions qu’elles ne sont censées en résoudre.
La base du raisonnement repose sur une comparaison avec la « mise en échec » de l’attaque de missiles iraniens contre Israël. Cette comparaison pose déjà problème tant les situations et les contextes sont différents. L’attaque contre Israël avait bénéficié d’un préavis de 72 heures, les Iraniens ayant pris soin de prévenir aussi bien les États-Unis que les pays survolés par les missiles. De plus, la distance entre l’Iran et Israël permettait de disposer d’une profondeur d’action laissant du temps pour agir. Enfin, l’attaque étant unique et ponctuelle, des moyens importants pouvaient être mobilisés pour cette seule opération pendant quelques heures.
Le cas de l’Ukraine est radicalement différent : il n’y a aucun préavis, les attaques sont quotidiennes, le territoire à protéger est bien plus vaste et, la Russie étant frontalière de l’Ukraine, il n’existe aucun espace tampon permettant des destructions en amont.
Donner plus de systèmes antiaériens pour protéger l’Ukraine
C’est la demande principale des Ukrainiens, soutenue par le collectif, pour se protéger des frappes de missiles. L’idée développée dans cette tribune est que les Européens pourraient donner, au moins en partie, leurs systèmes anti-aériens. Ces systèmes, existants et opérationnels, pourraient être fournis rapidement. Cependant, plusieurs questions doivent d’abord être résolues :
Qui mettra en œuvre ces systèmes ?
Si ce sont les Ukrainiens, il faudra les former, ce qui prend du temps : mettre en œuvre un système anti-aérien de façon efficace est un métier. Il a fallu environ un an pour former ceux qui mettent en œuvre et entretiennent les batteries Patriot ou SAMP/T. Ce temps d’apprentissage ne peut être que marginalement réduit. Une formation insuffisante des opérateurs entraînerait une surconsommation de missiles pour un résultat médiocre. Si ce sont nos militaires, il faudra clarifier leur statut : engagement direct ou sous uniforme ukrainien ? Dans le second cas, bien que cela se soit déjà fait par le passé, cela n’a jamais eu lieu à une si grande échelle.
Quid des missiles ?
Donner des batteries anti-aériennes, c’est bien ; mais fournir les missiles qui vont avec en quantité suffisante, c’est mieux. Les pays européens disposent de stocks de missiles anti-aériens assez réduits. Les temps et les volumes de production ne sont pas en rapport avec les besoins. À titre de rappel, entre le moment où l’on commande des missiles ASTER et le moment où ils sont livrés, il faut 42 mois[2], et encore, cette commande ne doit pas dépasser quelques centaines de missiles. Même si ce délai doit être réduit à 18 mois d’ici 2026, il est évident que nous sommes loin de pouvoir maintenir un rythme soutenu sur la durée. Le transfert en nombre de batteries anti-aériennes à l’Ukraine entraînerait un épuisement des stocks de missiles en quelques semaines, n’apportant pas une réponse pérenne à la menace, tout en nous rendant vulnérables.
Que vont devenir nos propres régiments de défense sol/air ?
Une fois tout ou partie de nos défenses sol/air transférées à un pays tiers, comment nos militaires pourront-ils garder leur savoir-faire et s’entraîner ? Ce manque de matériel risque de générer une perte de compétence au sein de nos armées et, comme on le sait, perdre une compétence est très rapide, mais la regagner est long et coûteux.
Comment assurer notre propre protection anti-aérienne ?
Une fois dépourvus d’une partie de nos modestes capacités, comment pourrons-nous assurer nos propres besoins ? Les signataires de cette tribune ont une solution : il suffirait de mutualiser les moyens restants avec nos alliés. Ainsi, certains imaginent que, par exemple, des militaires américains pourraient venir déployer quelques batteries Patriot chez nous pour compenser notre perte de capacités. Sur le papier, c’est techniquement tout à fait envisageable, sauf qu’il semble leur échapper que nous n’aurons aucun contrôle sur ces systèmes. Ce sont ceux qui les mettront en œuvre qui en garderont le contrôle opérationnel. Cela signifie devoir déléguer une partie de notre souveraineté sur notre propre défense, ce qui n’est pas anodin. Il faudra également espérer, qu’entre temps, d’autres crises ne se déclenchent pas ailleurs, menaçant nos intérêts.
Protéger les frontières de l’Ukraine
C’est l’autre option défendue par le collectif. Si nous ne donnons pas nos systèmes anti-aériens, nous pourrions au moins les positionner aux frontières du pays pour intercepter les missiles russes qui entreraient dans leur portée de tir[3]. La ville de Lviv est à 60 km de la frontière polonaise et la ville d’Odessa à 155 km de la frontière roumaine. Avec des missiles, comme le GEM-T du système Patriot pouvant atteindre 160 km, cela semble, sur le papier, pertinent. Cependant, la terre étant ronde et les distances maximales données n’étant pas les distances de tir effectives, la réalité est très différente.
En effet, il convient de prendre en compte le relief. Non seulement la zone frontalière entre la Pologne et l’Ukraine est en contrebas, mais en plus il y a, entre cette zone et la ville de Lviv, une élévation de terrain qui masque la ville. Cela a pour conséquence d’augmenter la hauteur minimale à laquelle une cible aérienne pourra être traitée. En pratique et en étant optimiste, on peut estimer qu’un système sol/air basé à la frontière polonaise sera incapable de traiter une cible volant en dessous de 300 m de hauteur environ. Concernant Odessa, cette hauteur minimale sera de 1 200 m, sans compter que c’est à la limite de portée des missiles GEM-T, ce qui réduit considérablement la probabilité d’interception.
Sachant que les missiles de croisière russes de type Kh-101 volent entre 40 et 100 m d’altitude, les missiles Kalibr entre 50 et 150 m, et les Shahed-136/Geran-2 entre 50 et 5 000 m selon la programmation, on comprend qu’une telle défense anti-aérienne à distance serait totalement inefficace. Même pour les missiles balistiques, la ville de Lviv, bien que relativement proche de la frontière, est en dehors du volume d’interception du Patriot PAC-3.
À l’inverse, on pourrait même imaginer que les Russes en profitent pour chercher à épuiser les stocks de missiles occidentaux en saturant les zones frontalières avec des Geran-2, cibles faciles et peu coûteuses. La protection du territoire ukrainien n’y gagnerait rien.
Utiliser notre force aérienne pour protéger le ciel ukrainien
C’est la dernière proposition de cette tribune : mobiliser notre aviation – avions radar AWACS et avions de combat – pour détecter et abattre les missiles russes volant au-dessus de l’Ukraine. Cette proposition ne précise pas si l’aviation devra ou non franchir la frontière ukrainienne, ce qui révèle déjà un certain flou dans l’élaboration de ces propositions. Si nos appareils devaient pénétrer l’espace aérien ukrainien, cela poserait de gros problèmes de coordination avec la défense sol/air ukrainienne, avec des risques importants de tirs fratricides.
Les problématiques soulevées par cette proposition ont déjà été largement évoquées par ATE CHUET[4], ancien pilote de Rafale dans l’aéronautique navale, dans l’une de ses vidéos. Pour résumer son propos, cela nécessiterait de mettre en place une permanence en vol des avions, indispensable pour avoir une chance d’intercepter à temps les missiles. Cette permanence serait extrêmement contraignante en termes de fatigue des équipages et d’usure du potentiel des aéronefs. Outre le coût financier d’une telle opération et la consommation de missiles, que nous n’avons pas par milliers en stock, cela engendrerait très rapidement une baisse de compétence des équipages qui n’auraient plus la possibilité d’effectuer un cycle d’entraînement normal pour maintenir leurs aptitudes dans les autres domaines de lutte.
Concrètement, cette posture n’est pas tenable sur la durée. Rapidement, nos appareils se retrouveraient cloués au sol, leur potentiel épuisé et les quotas d’heures de vol des équipages atteints.
*
On peut s’interroger sur l’objectif de cette tribune. Si nombre de signataires n’ont pas la moindre compétence pour juger de la pertinence des propositions, il y a d’anciens officiers supérieurs et généraux à qui ces aspects ne peuvent pas avoir échappé. Cet ensemble de propositions, aussi inefficaces qu’irréalistes, ne peut objectivement en aucun cas aider l’Ukraine. Alors, pourquoi certains officiers à la retraite cautionnent-ils cela ? Quel est l’objectif recherché, alors même qu’ils savent très bien que rien de tout ceci ne sera mis en œuvre, ou alors seulement de manière symbolique pour donner l’impression d’avoir agi ? Est-ce juste pour leur image ? Pour camoufler le fait qu’on a menti aux Ukrainiens sur notre capacité à les soutenir ? Dans un objectif politique ?
Ce sont finalement les principales interrogations qui me sont venues à la lecture de cette tribune aussi simpliste que déconnectée de la réalité opérationnelle.
[1] https://www.pourlukraine.com/post/protection-ciel-ukrainien
[2] https://www.leparisien.fr/economie/economie-de-guerre-paris-ordonne-a-des-industriels-daccorder-la-priorite-aux-missiles-antiaeriens-aster-29-04-2024-5ZDS4YUDBBHETILJYL3WV6PDEM.php
[3] https://cf2r.org/rta/defense-anti-aerienne-principes-techniques-et-tactiques-2-portee-maximale-distance-dengagement-et-procedures-devitements/
[4] https://www.youtube.com/watch?v=C6Bx0-kIBi0
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