Entretien exclusif avec David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’IRIS, docteur en Sciences politiques, enseignant et chercheur, rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L’Harmattan).
Propos recueillis par Mathilde Georges
Le Diplomate : La mort d’Ismaïl Haniyeh et de Fouad Chokr, figures majeures respectivement du Hamas et du Hezbollah, a suscité une forte réaction de la part du mouvement et de ses partisans. Quels sont les principaux défis pour ces deux groupes face à cette perte de leadership ?
David Rigoulet-Roze : En premier lieu, il convient de signaler que les deux situations ne sont pas identiques. L’élimination ciblée effectuée le 30 juillet 2024 au Liban, à Dahiyé, dans le fief chiite de la capitale Beyrouth de Fouad Chokr, alias Al Hajj Mohsin, principal responsable des activités militaires du Hezbollah et d’ailleurs visé par des sanctions américaines notamment pour avoir planifié l’attentat meurtrier qui avait tué plus de 240 Marines à Beyrouth le 23 octobre 1983, a été officiellement revendiqué par Israël. Et ce, en réponse directe et attendue à l’attaque sanglante de Majdal Shmas sur le Golan qui avait causé la mort d’une douzaine d’enfants et de nombreux blessés.
L’élimination ciblée réalisée le 31 juillet suivant d’Ismaël Haniyeh, le numéro 1 du bureau politique du Hamas « invité » pour l’investiture du nouveau président Massoud Pezeskhian en Iran dans la capitale à Téhéran, et qui plus est logé dans une maison d’hôtes des Gardiens de la Révolution, elle, n’a pas été revendiquée, même s’il ne fait guère de doute que la responsabilité en incombe à Israël. De fait, Ismaël Haniyeh savait qu’il avait une « cible » sur la tête. Dans un conférence de presse du 22 novembre 2023, le Premier ministre Benjamin Netanyahou avait annoncé qu’il avait donné ordre au Mossad d’éliminer tous les chefs militaires et politiques du Hamas « où qu’ils se trouvent ». Et son ministre de la Défense Yoav Gallant avait laconiquement indiqué : « leur vie est en sursis ». Non sans préciser que cela s’appliquait que cela s’appliquait également aux responsables politiques à l’étranger : « La lutte est mondiale, depuis les agents sur le terrain jusqu’à ceux qui profitent d’avions de luxe [à l’instar justement d’Ismaël Haniyeh résidant confortablement à Doha au Qatar ou en Turquie] pendant que leurs émissaires agissent contre femmes et enfants. Ces gens sont voués à la mort ». D’ailleurs, le numéro 2, Saleh Al-Arouri avait, pour sa part, déjà fait l’objet d’une élimination ciblée à Dahieh Janoubyé dans le quartier chiite de Beyrouth le 2 janvier dernier.
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Et puis, il y a eu l’annonce presque concomitante l’annonce de la confirmation faite le 1 er août de la mort dans une frappe ciblée effectuée le 13 juillet précédent à proximité de Khan Younès dans la bande de Gaza, de Mohammed Deif (surnommé le « visiteur » en arabe pour sa légendaire prudence qui le poussait à ne jamais résider plus d’une nuit au même endroit). Il était le chef des Brigades Izz al-Din al-Qassam, la branche armée du Hamas, et, à ce titre, avait planifié – en coordination étroite avec Yahya Sinouar – et exécuté l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 (qualifiée par ses promoteurs « opération déluge d’al-Aqsa »), perpétrée par le Hamas sur le sol israélien qui a entraîné la mort de 1.197 personnes – en très grade majorité des civils -, et quelques 5 000 blessés, selon un décompte de l’AFP établi à partir de données officielles israéliennes. L’impact sur le Hamas sera sans doute important, même on ne détruit pas une idéologie en éliminant simplement ses « têtes ». L’un des porte-paroles du Hamas, Sami Abu Zhuri a ainsi considéré : « Le Hamas est une institution et une idéologie et ne sera pas affectée par la perte de l’un des ses dirigeants ». À relativiser néanmoins.
Concernant le Hezbollah, cet assassinat n’annonce pas davantage la fin du mouvement qui est à la fois un parti politique libanais, une milice armée et une idéologie. Un membre très important a effectivement certes été éliminé mais ce n’est pas le premier même si cela ne peut qu’entraîner une réponse très significative. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah a ainsi déclaré après les éliminations ciblées quasi-simultanées : « Israël n’a pas conscience des lignes rouges qu’il a franchi ». Dans un discours moins délayé qu’à l’accoutumée et plus décisif, il précisait : « Ce qu’il s’est passé dans la banlieue sud est une agression et pas seulement un assassinat ». Et d’ajouter : « Sur tous les fronts de soutien, nous avons franchi une nouvelle étape, différent des précédents et qui dépend du comportement de l’ennemi ».
LD : L’Iran est depuis longtemps considéré comme un protecteur et soutien financier du Hezbollah et du Hamas. À la lumière des récents événements, comment expliquez-vous que l’Iran ainsi que le Hezbollah n’aient pas pu prévenir les attaques contre ces leaders importants, et que cela révèle-t-il notamment sur la capacité de l’Iran à garantir la sécurité de ses alliés ?
Dans le cas du Hezbollah, ce dernier dispose de l’« unité 900 », dirigée par Khuder Yusuf Nader, alias Izz a-Din. Cette unité attitrée est chargée d’identifier les cas d’espionnage, du suivi des enquêtes de contre-espionnage, de la supervision de la sécurité de l’organisation et de ses responsables, de la prévention des fuites1. Mais cela ne suffit pas toujours.
Fin décembre 2014, le Hezbollah avait reconnu à demi-mot avoir été infiltré à très haut niveau par le Mossad israélien. S’exprimant sur la radio libanaise Nour (« Lumière ») le numéro 2 du Hezbollah, Cheikh Naïm Qassem, avait alors expliqué que le « Hezbollah a déployé beaucoup d’efforts pour lutter contre l’espionnage en son sein. Des cas ont été découverts, mais ce ne sont que des cas limités », avait tenu à préciser Naïm Qassem. Par-delà les éléments de langage, ce semi-aveu émanant de l’un des fondateurs historiques du Hezbollah a été vu comme la confirmation d’une rumeur qui courait depuis l’arrestation, le même mois, d’un cadre haut placé du mouvement: une « taupe » du Mossad qui aurait opéré depuis des années dans les cercles dirigeants du Hezbollah, pourtant considéré comme l’une des organisations les plus cloisonnées et les plus impénétrables du Moyen-Orient2. Pour ce qui est du responsable militaire du Hezbollah, Fouad Chokr, il aurait été tué dans une frappe aérienne vraisemblablement après qu’un agent présent sur place eut confirmé sa localisation précise à Dahiyé selon le quotidien libanais An-Nahar (« Le Jour »)3. Cette problématique se pose également pour l’élimination ciblée d’Ismaël Haniyeh, hébergé à Téhéran dans une maison d’hôtes, théoriquement ultra-sécurisée des Gardiens de la Révolution. Alors que les hypothèses initiales évoquaient également une frappe aérienne, des informations relayées par le New York Times du 1 er août 2024, avançaient une autre hypothèse tout aussi problématique pour le système de sécurité iranien. Ismaël Haniyeh aurait ainsi pu être tué par un engin explosif introduit clandestinement et placé dans cette maison d’hôtes où il avait régulièrement résidé lors de ses précédentes visites, quelque deux mois auparavant 4. Une version embarrassante démentie le 3 août suivant par le Corps des Gardiens de la Révolution chargé de la sécurité du complexe résidentiel touché. Mais cette version pourrait être davantage destinée à une entreprise de dédouanement concernant les failles avérées – et qui ne sont pas les premières – du système de sécurité iranien.
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Le même New York Times révèle ainsi que l’Iran aurait lancé une vaste enquête après l’assassinat d’Ismail Haniyeh à Téhéran et procédé à l’arrestation de plus d’une vingtaine de personnes, dont des officiers de renseignement de haut rang, des responsables militaires et du personnel de la maison d’hôtes gérée par l’armée à Téhéran. Le jour même de l’élimination d’Ismaël Haniyeh des agents de sécurité iraniens auraient fait une descente dans le complexe de la maison d’hôtes, appartenant aux Gardiens de la Révolution, où Haniyeh séjournait épisodiquement – dans la même chambre – lors de ses visites à Téhéran. Les agents auraient placé tout le personnel de ladite maison d’hôtes en détention, en auraient arrêté certains – on parle en dizaines -, et auraient confisqué tous les appareils électroniques, y compris les téléphones personnels. Une équipe distincte d’agents aurait interrogé des hauts responsables militaires et du renseignement chargés de la sécurité de la capitale. Selon les sources iraniennes relayés par le quotidien américain, certains d’entre eux aurait été placés en détention jusqu’à la fin des enquêtes. Lors de la descente dans le complexe de la maison d’hôtes, les agents de sécurité auraient fouillé chaque centimètre, visionné des mois de séquences de caméras de surveillance, ainsi que les listes d’« invités ». Ils auraient également examiné les allées et venues du personnel, qui est censé être soigneusement « profilé » avant l’embauche et recruté parmi les rangs des Gardiens de la Révolution ainsi que du corps des Basij, la force paramilitaire de « volontaires ». L’enquête se serait également concentrée sur les aéroports internationaux et intérieurs de Téhéran, où des agents auraient été déployés, pour visionner des mois de séquences vidéo des halls d’arrivée et de départ en vérifiant les listes de vols. Les enquêteurs penseraient que des membres de l’équipe du Mossad chargés de l’opération seraient toujours dans le pays et que l’objectif serait de les identifier et de les arrêter.
Les critiques se sont en tout cas multipliées contre les failles des services de renseignement iraniens dont la multiplicité occasionne une forme de concurrence potentiellement préjudiciable à leur efficacité et offrant des opportunités d’infiltration par le Mossad notamment en instrumentalisant les appétits vénaux de certains de leurs membres « affairistes ». Dans ce flot de critiques, une vidéo remontant à 2021 a ressurgi sur les réseaux sociaux présente l’ancien ministre des renseignements (Vaja, anciennement Vevak), Ali Younesi (2000-2005) s’alarmer de la pénétration de l’Iran par le Mossad : « Ces dix dernières années, l’infiltration du Mossad dans différentes parties du pays a été telle que les responsables de la république islamique d’Iran devraient s’inquiéter pour leur vie », indiquait-il en faisant référence aux dernières années de la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2009 ; 2009-2013) et aux deux mandats de son successeur Hassan Rohani (2013-2017 ; 2017-2021). Ali Younesin attribuait d’ailleurs les succès du Mossad contre au fait que les services – notamment les services propres aux Gardiens de la Révolution versus le Vaja – « se battent entre eux » pour faire prévaloir leurs prérogatives5.
LD : Jeudi dernier, l’ayatollah Ali Khamenei a prévenu Israël, qu’« à la suite de cet événement amer et tragique survenu à l’intérieur des frontières de la République islamique, il est de notre devoir de nous venger ». Quels scénarios envisagez-vous pour cette riposte ?
Dans le prolongement de l’élimination d’Ismaël Haniyeh sur le sol iranien, qui plus est alors qu’il était invité pour la cérémonie d’investiture du nouveau président Massoud Pezeskhian, le Guide suprême avait d’emblée considéré : « C’est notre devoir de nous venger de punir sévèrement l’entité sioniste pour l’assassinat en Iran car cet assassinat a été commis sur notre sol ». Il s’agissait d’un double affront pour la fierté nationale iranienne nécessitant d’être « lavé ». Par la suite les déclarations s’étaient multipliées allant toutes dans le même sens. Une réponse iranienne plus ou moins imminente apparaît donc « inéluctable » selon les termes employés par Hassan Nasrallah et devra être nécessairement significative, probablement plus significative encore que celle réalisée le 14 avril dernier en réponse à la frappe non revendiquée également sur l’annexe consulaire de l’ambassade d’Iran Damas qui avait les deux principaux gradés de la Force Al-Qods, la branche des Pasdarans (« Gardiens de la révolution ») à l’étranger, en l’occurrence le général de brigade Mohammad Reza Zahedi en charge de la Syrie et du Liban et son adjoint en Syrie, Mohammad Hadi Haji Rahimi ainsi que cinq autres officiers. Pour la première fois alors, l’Iran prit la décision de viser directement Israël en lançant quelque 350 drones et missiles chargés au total de 60 tonnes d’explosifs, interceptés à 99 % par les systèmes de défense anti-aérienne et le soutien des alliés occidentaux (essentiellement américains) mais aussi – ce qui est sans précédent – arabes comme la Jordanie.
Par le passé, l’Iran préférait utiliser les groupes qui lui étaient affiliés (notamment en Syrie, Irak et Liban) pour attaquer les intérêts israéliens en jouant sur le principe de plausible deniability (« déni plausible »). Cette doctrine semble désormais révolue, Téhéran se laissant désormais la possibilité d’utiliser tant l’action indirecte que directe pour frapper l’Etat hébreu. Les autorités politiques et militaires iraniennes ont en effet souligné que, « désormais, si le régime sioniste attaque, il fera l’objet à nouveau d’une contre-attaque depuis l’Iran ; une nouvelle équation a été établie avec cette opération » selon les termes du chef d’état-major des Forces armées iraniennes, Mohammed Hossein Baqeri. Avec l’élimination d’Ismaël Haniyeh, un nouveau seuil est franchi et c’est ce qui alimente les spéculations sur la nature et la portée de la réplique iranienne attendue. Dans un communiqué du Corps des Gardiens, il est annoncé qu’Israël « recevra certainement la réponse à ce crime au moment, au lieu et de la nature appropriée ». Cette réponse impliquera nécessairement directement l’Iran pour les raisons susmentionnées mais sans pour autant exclure la mobilisation de ce fameux « axe » de ladite « résistance à Israël » (al milhwar al mouqawama en arabe) regroupant, autour du Hamas sunnite, une myriade de mouvements non sans un certain paradoxe le plus souvent chiites, comme le Hezbollah au Liban – dont la proximité avec Israël lui offre des opportunités de frappes redoutables avec ses quelque 150 000 missiles et drones dont nombre de précision -, les milices pro-iraniennes en Syrie (la Liwa Fatemyoun composée de chiites afghans et la Liwa Zainebiyoun composée de chiites pakistanais) et en Irak (nébuleuse de la résistance islamique en Irak) ainsi que les Houthis zaydites du Yémen. Ces derniers, par la voix de son chef, Abdel Malik al-Houti a ainsi promis une « réponse militaire » à la « dangereuse escalade » provoquée selon lui par Israël. « Notre position sur ces crimes […] est claire » a ajouté dans un discours télévisé le chef des Houthis. En ajoutant : « Il doit y avoir une réponse militaire à ces crimes, qui sont dangereux, effrontés et constituent une escalade majeure de la part de l’ennemi israélien ». Ce qui suscite le plus d’inquiétude concerne les cibles envisagées. Le 3 août dernier, la représentation iranienne auprès de l’ONU a évoqué le fait qu’Israël devait s’attendre à être la cible d’une riposte « en profondeur » et qui « ne se limite pas à de cibles militaires ». C’est dans ce contexte que la vidéo tournée, le 18 juin dernier, à quelque trente kilomètres de la frontière israélo-libanaise par un drone du Hezbollah, ironiquement dénommé Al-Hodded (« La Huppe » qui est l’oiseau emblématique de l’Etat hébreu) prend tout son sens. Dans cette vidéo de près de 10 minutes, qui a fait l’objet d’une communication ostensible de la part du mouvement chiite, étaient filmés de potentielles cibles stratégiques à la fois militaires mais aussi civiles comme la base navale de Tsahal, ainsi que la zone portuaire d’Haïfa, et même le site du groupe emblématique de technologie militaire Rafaël Advanced Systmes LTD 6 .
La réponse attendue n’exclut pas pour autant également des « opérations spéciales » notamment à l’étranger contre des cibles israéliennes. Israël a en mémoire les terribles attentats non-revendiqués mais attribués perpétrés en Argentine dans les années 1990 : En 1992, 29 personnes avaient été tuées et 200 blessées dans une attaque contre l’ambassade d’Israël à Buenos Aires. Puis la capitale de l’Argentine avait été le théâtre, en 1994, d’un attentat à la bombe visant l’Association mutuelle israélite argentine (Amia), qui avait fait 85 morts et 300 blessés. Enfin, on ne peut pas exclure non plus un ciblage de responsables israéliens emblématiques. On peut rappeler l’agence de sécurité intérieure du Shin Bet avait déjà révélé le 27 septembre dernier avoir démantelé une cellule terroriste composée des trois Palestiniens de Cisjordanie et de deux Arabes israéliens, une cellule soutenue par l’Iran qui avait tenté de commettre des attentats en Israël et en Cisjordanie, notamment contre le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir et l’ancien député du Likoud, Yehudah Glick. Selon le Shin Bet et les procureurs de Haïfa, un agent des services de renseignements iraniens basé en Jordanie aurait chargé deux de ses membres de faire passer des armes et d’organiser des opérations terroristes en Israël. « L’enquête révèle la nature des méthodes iraniennes consistant à utiliser des citoyens israéliens, notamment des personnes ayant un passé criminel, et à les recruter pour promouvoir des activités terroristes sur des plateformes d’opérations criminelles, en échange d’une rétribution financière », avait alors déclaré le Shin Bet dans son communiqué 7.
Plusieurs complots iraniens visant les intérêts Israéliens à l’intérieur du pays, et ailleurs dans le monde, avaient été découverts au cours de l’année 2023. Concernant Itamar Ben Gvir, il aurait encore échappé à une tentative d’attentat en début d’année 2024. Le Shin Bet a révélé le 4 avril dernier avoir déjoué les plans d’une cellule de Palestiniens et d’Arabes israéliens qui travaillaient à l’exécution d’attaques terroristes en Israël et en Cisjordanie, dont l’une visait le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir. Sept Arabes israéliens et quatre Palestiniens de Cisjordanie avaient été arrêtés pour ce complot. « Dans ce cadre, il y avait même l’intention d’assassiner le ministre de la Sécurité nationale Ben Gvir, en se procurant un missile RPG [lance-roquettes individuel] afin de mener à bien l’attaque », indique le Shin Bet 8.
LD : Plus largement, pensez-vous que ces assassinats peuvent entraîner une nouvelle escalade de violence dans la région ?
L’escalade est déjà là. Elle n’est plus seulement un risque, même si cette logique « escalatoire » est encore plus ou moins contenue. Mais le risque de miscaculation (« mauvais calcul ») voire de « dérapage » qui ne serait pas – ou plus – contrôlé est de plus en plus prégnant. On l’a vu avec le tir de roquette de type Falaq-1 – une munition d’origine iranienne dont seul dispose le Hezbollah ayant touché Majdal Shmas sur le Golan. Le Hezbollah avait rapidement nié toute responsabilité dans cette frappe dans un communiqué publié sur Telegram le 27 juillet au soir. Dans un autre communiqué publié quelques minutes après l’explosion, le mouvement avait pourtant reconnu avoir utilisé une roquette Falaq-1 contre « le quartier général de la brigade Hermon dans la caserne de Maaleh Golani », située à plus de 4 kilomètres au nord-est du terrain de football frappé 9 . C’est donc vraisemblablement le scénario d’un « mauvais calcul » dans tous les sens du terme qui semble prévaloir en le circonstance et qui a entraîné, le 30 juillet suivant, l’élimination revendiquée par Israël le 30 juillet 2024 au Liban, à Dahiyé, dans le fief chiite de la capitale Beyrouth de Fouad Chokr, le chef militaire du Hezbollah avec les conséquences que l’on sait et d’autres attendus encore plus préoccupants. C’est ce qui justifie l’ajustement du à la hausse dispositif militaire américain dans la région. Les États-Unis sont en train de déployer davantage de navires de guerre et d’avions de combat au Proche-Orient pour protéger leurs troupes et leur allié israélien face aux menaces de l’Iran et ses mandataires. « Le Secrétaire [de la Défense Lloyd] Austin a ordonné une modification du dispositif militaire américain destinée à améliorer la protection des forces armées des États-Unis, doper le soutien à la défense d’Israël et faire en sorte que les États-Unis soient préparés à diverses éventualités », a annoncé dès le 2 août dans un communiqué une porte-parole du Pentagone.
En pleine montée des tensions au Proche-Orient, le ministère américain de la Défense s’est inquiété de « la possibilité d’une escalade régionale par l’Iran et ses partenaires ». Le Secrétaire à la Défense a dans ce contexte tendu « donné l’ordre [d’envoyer] des croiseurs et contre-torpilleurs supplémentaires, porteurs de missiles balistiques de défense » ainsi que le « déploiement d’un escadron supplémentaire d’avions de combat » [notamment des F-22]. « Comme nous l’avons démontré en octobre et en avril, le système de défense mondial des États-Unis est dynamique et le ministère de la Défense conserve une capacité de déploiement rapide pour répondre aux menaces contre la sécurité nationale qui ne cessent d’évoluer », s’est félicité le Pentagone qui a insisté sur le caractère « défensif » et non « offensif » de l’ajustement du dispositif militaire américain. Concrètement, c’est la présence du groupe aéronaval autour du porte-avion de classe Nimitz CVN-71 Teddy Roosevelt en mission dans la zone de la Vème Flotte présente dans le Golfe persique, avec une demi-douzaine de destroyers – lequel CVN-71 Teddy Roosevelt doit être prochainement remplacé par le CVN-72 Abraham Lincoln -, ainsi que le positionnement de trois navires amphibies de la Wasp Amphibious Ready Group (avec 4 500 Marines embarqués) avec 2 destroyers dans la zone de la VIème Flotte en Méditerranée orientale au large des côtes du Liban en guise de dissuasion Toute la question va donc résider dans la nature et la proportion de la réponse iranienne attendue et de ses mandataires alors que les États-Unis n’ont de cesse d’appeler à éviter de s’engager dans une logique « escalatoire » qui les contraindrait potentiellement – nolens volens – à un engagement direct contre l’Iran qui ne le souhaite pas non plus. C’est tout le paradoxe de la situation actuelle.
LD : Les tensions croissantes entre l’Iran et Israël ont des implications profondes pour la stabilité régionale. Dans quelle mesure les autres puissances internationales, comme les États-Unis ou l’Union européenne, pourraient-elles jouer un rôle dans la désescalade ou la gestion de cette crise ?
L’Union européenne qui appelle comme il se doit, elle aussi, à la « désescalade » n’est malheureusement pas encore un acteur géopolitique constitué du fait de son déficit d’identité stratégique. Les seuls qui soient réellement en mesure de peser, ce sont les États-Unis dont on évoquait régulièrement de le retrait de la région du Moyen-Orient au profit de leur « pivot » vers l’Asie-Pacifique devenue l’Indo-Pacifique, mais qui demeurent en la circonstance l’acteur géopolitique incontournable dans ces crises de cette ampleur. Outre les États-Unis, il y a également le jeu plus ou moins transparent d’anciens et/ou nouveaux acteurs majeurs comme la Russie de Vladimir Poutine qui vient d’envoyer à Téhéran, le 5 août, l’ancien ministre de la défense et actuel conseiller à la sécurité nationale Sergueï Choïgou pour valider la livraison des équipements de défense aérienne et de radars avancés – signe d’un approfondissement des relations stratégiques entre Moscou et Téhéran -, ou la Chine de Xi Jinping qui peut se targuer d’un succès diplomatique en ayant été le « maitre de cérémonie » de la réunion de « réconciliation » qui s’est tenue le 20 juillet dernier à Pékin des principales factions palestiniennes et particulièrement du Hamas et du Fatah de l’Autorité palestinienne en vue de la mise en place future d’une gouvernance palestinienne « inclusive » pour le « Jour d’après » à Gaza, même si c’est sans compter le refus intransigeant d’Israël – et même des États-Unis – pour une telle option.
1 Cf. Tal Beeri, « Hezbollah – Security Unit (900) », 12 janvier 2023
2. Adrien Jaulmes, « Une taupe du Mossad infiltrée au cœur du Hezbollah », in Le Figaro, 6 janvier 2015
3. Malo Pinatel, « Les renseignements israéliens, la bête noire de l’axe pro-iranien », on icibeyrouth.com, 3 août 2024
4. Ronen Bergman ; Mark Mazzetti ; Farnz Fassihi « Bomb Smuggled Into Tehran Guesthouse Months Ago Killed Hamas Leader », in The New York Times, 1 er août 2024
5. Ghazal Golshiri, « Derrière l’assassinat de Hanilyeh, les failles du système sécuritaires du régime iranien », in Le
Monde, 2 août 2024
6. Malek Jadah, « Pourquoi Israël n’a-t-il pas abattu le drone du Hezbollah survolant Haïfa ? », on lorientlejour, 19 juin2024
7. Michael Horowitz, « Le Shin Bet démantèle une cellule terroriste iranienne concentrée sur Ben Gvir et Glick », 27
septembre 2023
8. Emanuel Fabian, « Le Shin Bet a déjoué un complot d’attentats, dont l’assassinat de Ben Gvir, mené par des
Palestiniens et des Arabes israéliens », in timesisrael.com, 4 avril 2024
9. « Enquête : que sait-on du bombardement meurtrier contre Majdal Shams, sur le plateau du Golan ? »,
onobservateurs.france24.com, 31 juillet 2024
Mathilde Georges est étudiante en 3 ème année à l’Ecole de Journalisme de Cannes, reconnue par la Commission nationale de l’emploi des journalistes. Passionnée par la géopolitique de l’Afrique du Sud et du Moyen-Orient, elle souhaite se spécialiser sur une région : la Tunisie. Polyvalente et ambitieuse, cette marseillaise a rejoint l’équipe du Diplomate en juillet 2024, en tant que journaliste web. Elle est chargée des publications sur les réseaux sociaux, et de réaliser des interviews.