
Sylvain Ferreira est historien militaire.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages d’histoire militaire comme L’expédition française aux Dardanelles (2015) et La Marne, une victoire opérationnelle (2017), La bataille de Marioupol (2022), Les Secrets de la Guerre de Sécession (2024). Il anime le blog Veille Stratégique et sa chaîne YouTube, Veille Stratégique TV.
Il est également un analyste et chroniqueur régulier du Diplomate. Dans cet entretien, il répond à nos questions à l’occasion de la sortie de son nouveau livre en février 2025, La Bataille des Ardennes (Lemme Edit-Maison)
Propos recueillis par Roland Lombardi
Le Diplomate : Pourquoi un nouveau livre sur ce sujet alors que le nombre d’ouvrages déjà publiés sur la bataille des Ardennes ?
Sylvain Ferreira : Principalement pour deux raisons. Tout d’abord, la majorité des livres publiés sur ce sujet s’intéresse uniquement à l’offensive allemande et peu ou jamais à la contre-offensive alliée qui démarre le 3 janvier et qui s’achève le 28 janvier 1945. Ensuite comme souvent avec les ouvrages d’histoire militaire, l’étude des doctrines employées par les différents protagonistes est tout ignorée car cet aspect très théorique n’intéresse pas assez les historiens. Je me suis attaché à démontrer le poids des doctrines allemandes et alliées dans l’issue de cette bataille gigantesque pour mieux comprendre les résultats.
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LD : Dans votre ouvrage, vous abordez la planification et le déroulement de l’offensive allemande de décembre 1944. Quels éléments stratégiques ont le plus surpris les Alliés lors de cette attaque ?
Les Alliés ont été surpris à la fois par l’offensive allemande elle-même, mais aussi et surtout par les moyens engagés par les Allemands qu’ils pensaient alors incapables de rassembler autant d’hommes et de matériels pour mener une telle opération. Enfin, le secteur d’attaque choisi par la Wehrmacht était considéré comme un secteur calme car difficile d’accès, notamment à cette période de l’année. C’est donc une triple surprise pour les Alliés, mais elle est de courte durée, car dès le 19 décembre lors de la conférence de Verdun, Eisenhower met en branle les moyens colossaux de l’armée américaine pour répondre à cette offensive.
LD : Vous soulignez que la contre-offensive alliée de janvier 1945 est souvent traitée « en demi-teinte » dans l’historiographie. Quelles raisons expliquent cette relative omission des combats menés par les forces alliées pour reconquérir le terrain perdu ?
En fait, la contre-offensive alliée conçue par Eisenhower lors de la conférence de Verdun est un échec. Si Ike a décelé, dès le 16 décembre au soir, l’opportunité que la pénétration allemande offrait aux Alliés, les armées américaines et britanniques ne disposent pas d’une doctrine offensive capable de mener rapidement une contre-offensive d’envergure pour encercler les Panzer-Division engagées imprudemment dans une course à la Meuse. La doctrine américaine s’appuie essentiellement sur l’emploi de la puissance de feu et celle des Britanniques est trop rigide et méthodique pour prendre de vitesses les Allemands.
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LD : Votre livre présente une analyse exhaustive des combats et des doctrines militaires en présence. Quelles sources inédites ou perspectives nouvelles avez-vous utilisées pour enrichir cette étude ?
J’ai surtout pris le temps d’étudier les manuels des doctrines américaines et britanniques pour mieux comprendre leurs limites et ainsi expliquer pourquoi la contre-offensive de janvier 1945 avait échoué. J’avais effectué un travail préliminaire sur cet aspect lors de l’écriture d’une étude sur la poche de Falaise-Chambois (août 1944) à la fin de la campagne de Normandie et cela m’avait permis de toucher du doigt l’écart entre les doctrines offensives anglo-saxonnes et celle de l’Armée rouge à la même période. En ce qui concerne la Wehrmacht, j’ai également insisté sur les motifs éminemment politiques de l’offensive voulue par Adolf Hitler pour réaffirmer son pouvoir personnel sur le Reich après l’attentat raté du 20 juillet 1944.
LD : En tant que spécialiste de l’art de la guerre, comment situez-vous la Bataille des Ardennes dans le contexte plus large des offensives allemandes sur le front occidental ? Était-ce une tentative désespérée ou une stratégie avec des chances réelles de succès ?
Cette offensive répond avant tout à des préoccupations politiques internes au sein du Reich et à la volonté de Hitler de reprendre l’ascendant qu’il pense avoir perdu sur la Wehrmacht et sur une partie du peuple allemand après les revers de l’été 1944. Selon lui, le seul moyen pour inverser cette tendance c’est une victoire militaire majeure dont il pourrait s’attribuer seul les mérites puisqu’il l’aurait planifiée intégralement avec l’aide de l’OKW, y compris dans les détails tactiques. En ce qui concerne les possibilités de succès de cette opération, c’est autre chose car les objectifs géographiques et politiques fixés par Hitler sont inatteignables. Cependant, en laissant une marge de manœuvre plus importante aux généraux à la fois dans la planification et l’exécution, l’offensive aurait pu aboutir la destruction de plusieurs divisions alliées. Sans remettre en cause la victoire finale des Alliés, cela aurait probablement fait durer la guerre en Europe quelques mois de plus.
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LD : La Bataille des Ardennes a laissé une empreinte durable sur la mémoire collective, notamment aux États-Unis. Selon vous, quels enseignements contemporains les militaires et les historiens peuvent-ils tirer de cette bataille en termes de stratégie et de préparation ?
Pour les Etats-Unis, il s’agit, encore aujourd’hui, de la plus grande bataille de l’histoire de l’US Army. La propagande et l’histoire officielle ont mis en avant la résistance acharnée des paras de la 101st Airborne à Bastogne et la contre-attaque de Patton pour secourir la ville. Mais au-delà de ces deux épisodes entrés dans la légende, la bataille des Ardennes va devenir pour l’US Army l’objet d’un nombre colossal d’études et de publications pour comprendre son déroulement dans les moindres détails. Des bases de données regroupant toutes les informations disponibles sur les matériels engagés, les combats, les interviews des combattants, y compris allemands, sont constituées. Par ailleurs, à cause de la Guerre froide, les Américains sont fascinés par l’offensive allemande et sa progression initiale dans la profondeur de leurs défenses, notamment dans le secteur d’attaque de la sinistre Kampfgruppe Peiper de la 1. SS-Panzer-Division « Leibstandarte Adolf Hitler ». Les analystes américains voient en effet dans cet épisode des similarités avec une éventuelle attaque soviétique dans la Trouée de Fulda.
LD : Et enfin, quelle est votre analyse sur le rôle et la personnalité du général Patton, l’un des plus célèbre des généraux américains, aussi excentrique que fascinant ? Et quelques mots peut-être à propos de Bradley, Montgomery et Von Rundstedt ?
Je pense qu’on a trop insisté sur l’étude de ces personnalités dans l’historiographie depuis 1945 au lieu de s’intéresser aux doctrines employées par ces généraux de renom à l’exception de Rundstedt puisque la doctrine offensive allemande est un objet d’étude permanent depuis 80 ans. Il faut cependant souligner que Patton occupe une place à part et pas seulement à cause de son caractère mais parce qu’il est le SEUL général anglo-saxon à appréhender la guerre de mouvement à grande échelle en s’extirpant de la doctrine officielle de l’US Army. Mais il le fait de manière empirique quand ses homologues soviétiques le font dans un cadre théorisé depuis les années 20.
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Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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