ANALYSE – Le Piège de Thucydide dans l’Indo-Pacifique 2025 : Le voyage asiatique de Trump comme point d’inflexion géopolitique

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Le président américain Donald Trump pose aux côtés des dirigeants de l’ASEAN lors du 13e sommet ASEAN–États-Unis, tenu le 26 octobre 2025 à Kuala Lumpur, en Malaisie. Une rencontre stratégique marquant un tournant dans les relations indo-pacifiques et la rivalité sino-américaine.
Photo Maison Blanche

Par Angélique Bouchard

Le concept du piège de Thucydide – formulé par Graham Allison à partir de l’analyse de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) – décrit le risque de conflit inévitable entre une puissance dominante en déclin et une puissance émergente en ascension. En 2025, ce cadre théorique s’applique avec une précision redoutable à la rivalité États-Unis–Chine, et le voyage asiatique de Donald Trump (26-30 octobre) en constitue un point d’inflexion critique.

Ce n’est plus une simple théorie académique : c’est un mécanisme géopolitique en marche, activé par des facteurs structurels, psychologiques et technologiques qui, s’ils ne sont pas désamorcés, pourraient conduire à une confrontation ouverte d’ici 2030. Le périple de Trump – de Kuala Lumpur à Tokyo, puis Busan en passant par la Corée du Sud – illustre cette tension : une diplomatie de pression maximale visant à ralentir le déclin américain, tout en renforçant les alliances face à une Chine patiente et ascendante.

Les fondations du Piège : Déclin relatif et ascension inexorable

Les États-Unis, malgré un PIB nominal toujours supérieur (28 000 milliards USD en 2025 contre 19 000 pour la Chine), subissent un déclin relatif sur trois fronts : démographique, avec une population vieillissante et un taux de fécondité à 1,6 enfant par femme ; économique, avec une dette publique à 135 % du PIB et une inflation persistante post-pandémie ; industriel, avec une désindustrialisation avancée et une dépendance aux importations critiques (90 % des terres rares raffinées, 70 % des semi-conducteurs avancés). Trump tente de ralentir ce déclin par une politique de “America First” 2.0 : relocalisation forcée, tarifs douaniers, et alliances coercitives. Mais le temps joue contre lui.

La Chine, sous Xi Jinping, poursuit une trajectoire ascendante maîtrisée : deuxième puissance mondiale, leader en intelligence artificielle, 5G, batteries et véhicules électriques ; marine la plus nombreuse du monde avec 370 navires, missiles hypersoniques opérationnels et trois porte-avions en 2025 ; monopole sur les terres rares (60 % de la production, 90 % du raffinage), le gallium (98 %) et le graphite (65 %). Xi n’a pas besoin de défi direct : il suffit d’attendre que les faiblesses américaines s’amplifient.

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Les trois déclencheurs actuels du Piège

Washington perçoit la Belt and Road Initiative comme un encerclement stratégique : ports chinois à Gwadar, Hambantota et Kyaukphyu ; accords de sécurité avec les Îles Salomon et Vanuatu ; bases scientifiques russo-chinoises en Arctique. Le voyage de Trump est une riposte directe : le cessez-le-feu élargi entre la Thaïlande et le Cambodge affaiblit l’influence chinoise au Cambodge ; le pacte nippo-américain sur les terres rares contourne le monopole chinois ; la menace tarifaire force Pékin à négocier.

Pékin voit dans le Quad, AUKUS et les accords bilatéraux États-Unis–Japon–Corée un dispositif d’endiguement : Japon à 2 % du PIB en défense avec missiles Tomahawk ; exercices trilatéraux avec la Corée du Sud et THAAD renforcé ; quatre nouvelles bases américaines aux Philippines sous EDCA. Le sommet Trump-Xi à Busan est perçu à Pékin comme une tentative de verrouillage avant une escalade.

Les terres rares et semi-conducteurs sont les nouveaux champs de bataille. En septembre 2025, Pékin restreint les exportations de gallium et germanium. La réponse américaine passe par le CHIPS Act II (8,5 milliards USD) et des accords avec la Malaisie et le Vietnam. 

Résultat : prix du néodyme en hausse de 45 %, dysprosium de 60 %. Trump négocie un report d’un an, mais sans alternative viable, la dépendance persiste.

La tournée de Trump : Désamorçage tactique ou accélération stratégique ?

Kuala Lumpur : Le Cessez-le-feu élargi et la marginalisation de Pékin

Le voyage débute par un coup d’éclat diplomatique au 47e sommet de l’ASEAN. Le 26 octobre, Trump supervise la signature du « Kuala Lumpur Accord », un cessez-le-feu élargi entre la Thaïlande et le Cambodge, mettant fin à une crise frontalière qui, depuis juillet, a fait 43 morts et 260 000 déplacés. L’accord prévoit la libération immédiate de 18 soldats cambodgiens détenus à Bangkok, le retrait mutuel de l’artillerie lourde sur une profondeur de 10 kilomètres, le déminage supervisé par des observateurs de l’ASEAN, et un mécanisme de dialogue permanent sous médiation malaisienne.

Si le rôle central d’Anwar Ibrahim, Premier ministre malaisien, est indéniable – il avait déjà négocié un cessez-le-feu préliminaire en juillet –, l’intervention de Trump a été décisive. 

En brandissant la menace de tarifs à 19 % sur les exportations thaïlandaises et cambodgiennes, il a forcé les deux capitales à accélérer le processus. 

« Nous avons fait ce que beaucoup disaient impossible », a déclaré Trump, s’attribuant publiquement la paternité de l’accord. 

Sur le plan géopolitique, ce cessez-le-feu marginalise l’influence chinoise dans la région. Pékin, principal investisseur au Cambodge via la Belt and Road Initiative, avait vu Phnom Penh durcir sa position frontalière pour tester les limites de Bangkok. En imposant une solution sous égide ASEAN et sans implication chinoise, Washington réaffirme son rôle de garant de la stabilité régionale.

Tokyo : L’audience impériale et l’alliance renforcée avec Takaichi

Le 27 octobre, Trump atterrit à Tokyo pour une visite de 48 heures au cœur du dispositif américain en Asie. 

Deux moments forts marquent cette étape : l’audience impériale avec Naruhito au Palais Impérial et le tête-à-tête stratégique avec Sanae Takaichi, première femme Première ministre du Japon, élue le 21 octobre. 

La rencontre avec Naruhito – 30 minutes dans les jardins du Palais – n’est pas anodine. 

Le président Trump fut le premier dirigeant étranger à rencontrer l’empereur après son intronisation en 2019. Cette répétition symbolique réaffirme la continuité de l’alliance nippo-américaine, forgée dans l’après-guerre et renforcée sous Abe. 

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Avec 60 000 soldats américains stationnés au Japon – le plus grand contingent outre-mer –, Tokyo reste le pivot militaire de la stratégie indo-pacifique.

Sanae Takaichi, 64 ans, est une figure clivante : ultranationaliste, visiteuse régulière du sanctuaire Yasukuni, héritière de Shinzo Abe dont elle fut ministre de la Défense de 2019 à 2021, populiste portée au pouvoir par une vague anti-élites après la débâcle du PLD aux législatives de 2024, et femme dans un pays classé 118e sur 148 pour l’égalité des genres. Son gouvernement de coalition minoritaire – PLD et Parti de l’Innovation – ne dispose que de deux sièges de majorité à la Chambre basse. 

Pourtant, elle a déjà pris des décisions historiques : accélération des dépenses de défense à 2 % du PIB d’ici mars 2026, contre 1 % aujourd’hui, financé par des taxes sur les entreprises et des emprunts spéciaux ; acquisition de 1 200 missiles Tomahawk pour une capacité de frappe offensive ; création d’un comité bilatéral sur les coûts militaires d’ici décembre 2025 pour réviser le Host Nation Support.

Trump, qui l’a qualifiée de « phénoménale », a offert un putter encadré d’Abe et un sac de golf signé Hideki Matsuyama. 

Le message est clair : continuité idéologique et confiance personnelle. Les livrables concrets sont substantiels. 

Un pacte sur les minéraux critiques réserve 40 % des quotas chinois de terres rares en 2026 aux alliés américains, Japon, Corée et Union européenne inclus. Toyota s’engage à investir 10 milliards de dollars aux États-Unis pour atténuer les tarifs américains de 15 % sur l’acier et l’automobile imposés en juillet. Le comité sur les coûts militaires évite le « chèque en blanc » réclamé par Trump, mais promet une augmentation progressive du Host Nation Support.

Busan : Le Sommet Trump-Xi, un moment de vérité

Le 30 octobre, Trump rencontrera Xi Jinping à Busan, en marge du sommet APEC. 

Ce sera leur premier face-à-face depuis janvier 2025. 

Les enjeux sont colossaux : suspension probable de 90 jours des tarifs à 100 % sur les biens chinois prévus le 1er novembre ; report d’un an des restrictions chinoises sur les terres rares imposées en septembre ; finalisation de la vente de TikTok à Oracle d’ici janvier 2026 ; achats de soja américain pour 20 milliards de dollars en 2026. 

Scott Bessent parle d’un « cadre substantiel ». 

Les marchés retiennent leur souffle. Un accord technique, probable à 65 %, garantirait la stabilité des chaînes d’approvisionnement et une hausse de 3 % du Nikkei. Un statu quo symbolique, à 25 %, maintiendrait des tensions latentes avec un yen volatile. 

Un échec, à 10 %, entraînerait une reprise des restrictions, une chute de 5 % des bourses et une escalade autour de Taïwan.

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Les limites de la diplomatie transactionnelle : Risques et fragilités

Cette séquence illustre la stratégie Trump : paix comme levier économique – huit guerres terminées selon la Maison Blanche –, alliances renforcées avec des exercices Quad+ en novembre, et isolement de Pékin via la diversification des terres rares vers l’Australie et le Vietnam. 

Mais les fragilités structurelles sont nombreuses. 

Le gouvernement Takaichi risque une censure budgétaire en décembre. 

L’ASEAN, malgré l’adhésion du Timor oriental, reste fracturée par les tensions en mer de Chine méridionale et au Myanmar. 

Le cessez-le-feu thaï-cambodgien demeure précaire, avec des signalements de nouveaux champs de mines. 

Les terres rares restent l’arme stratégique de Xi : la Chine contrôle 60 % de la production mondiale et 90 % du raffinage, avec des risques de rupture à six mois pour les éoliennes et les F-35, à trois mois pour les semi-conducteurs. La diversification prendra cinq à dix ans.

Trump agit comme Athènes en 431 av. J.-C. : peur de perdre l’hégémonie, actions préventives (tarifs, alliances), perception de faiblesse menant à l’escalade (menace de 100 % de tarifs). Xi, comme Sparte, adopte une stratégie de patience : éviter le conflit direct, gagner par usure, attendre 2030, quand la Chine dépassera les États-Unis en PIB en parité de pouvoir d’achat.

Scénario à Horizon 2030

Un scénario de guerre froide 2.0, probable à 60 %, verrait un échec à Busan et une reprise des restrictions, entraînant un découplage progressif et des blocs économiques. 

Un conflit chaud limité, à 25 %, pourrait être déclenché par un incident à Taïwan ou en mer de Chine, avec une crise de 6 à 18 mois et un coût de 10 000 milliards USD. 

Un grand bargain, à 15 %, nécessiterait un accord à Busan et un gel du statu quo à Taïwan, menant à une coexistence tendue, comme entre l’URSS et les États-Unis dans les années 1970.

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Le Piège est armé, mais pas inévitable

Le voyage asiatique de Trump est un microcosme du piège de Thucydide : peur mutuelle menant à des actions préventives, interdépendance freinant l’escalade, temps avantageant la Chine. 

Trois conditions pourraient désamorcer le piège : 

  • Un accord durable sur Taïwan avec statu quo gelé ; 
  • Une diversification réussie des supply chains, prenant au moins dix ans ; 
  • Une gouvernance partagée des biens publics mondiaux comme le climat, l’IA et le commerce.

Mais pour l’instant, le piège est armé. Le sommet de Busan n’est pas une fin, mais un début. Un accord signerait une trêve tactique. Un échec activerait la spirale fatale. 

Comme l’écrivait Thucydide : « Ce qui rendait la guerre inévitable, c’était la croissance de la puissance athénienne – la thalassocratie – et la peur qu’elle provoquait à Sparte – la tellurocratie. » 

En 2025, dans une sorte de miroir inversé, c’est la puissance établie, les États-Unis, une thalassocratie, qui craint la montée en puissance chinoise. Aujourd’hui c’est Athènes qui s’appelle Pékin. 

Sparte s’appelle Washington. Et le voyage de Trump est peut-être le dernier avertissement avant la tempête.

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