EXCLUSIF – Le Grand Entretien du Diplomate avec Édouard Chanot, auteur de : Brèche dans le mainstream – L’âge des alternatives médiatiques

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Portrait d’Édouard Chanot, journaliste et auteur de Brèche dans le mainstream – L’âge des alternatives médiatiques (Éditions La Nouvelle Librairie), un essai sur la crise du journalisme traditionnel et l’essor des médias alternatifs, avec en fond les logos de chaînes d’information en continu.
Réalisation Le Lab Le Diplo

Face au monde informationnel mainstream, le surgissement des alternatives médiatiques, décryptage avec Édouard Chanot.

« En France, les deux tiers de l’opinion ne font plus confiance aux médias et ce chiffre ne cesse de croître. »

De ce constat, Édouard Chanot tire un essai court, incisif, percutant et incontournable pour comprendre les révolutions en cours : Brèche dans le mainstream – L’âge des alternatives médiatiques (Éditions La Nouvelle Librairie, septembre 2025). Préfacé par Claude Chollet,fondateur de l’Observatoire du journalisme (OJIM), l’ouvrage se veut à la fois diagnostic et manifeste.

Journaliste, Édouard Chanot dirige l’émission « Chocs du monde » sur TVL. Il a été rédacteur en chef chez Sputnik Paris et RT France (2020-2024). Il a fait paraître, dans la même collection, L’Empire Netflix, l’emprise du divertissement (2023).

Dans son nouvel essai essai, il analyse la crise profonde de la presse traditionnelle et l’émergence de ces « médias alternatifs » qui, en l’espace d’une décennie, ont su imposer leurs codes, leurs formats et leur légitimité, en marge des canaux officiels. Cette montée en puissance est une conséquence en partie de la fameuse révolution numérique qui a permis notamment la victoire de Trump en novembre dernier, comme le soulignait récemment Roland Lombardi, le directeur de la rédaction du Diplomate média. Pour l’auteur, c’est une remise en question radicale du pouvoir médiatique établi, de ses connivences idéologiques et de son rôle ambigu entre contre-pouvoir et appareil d’influence.

Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Votre livre s’ouvre sur un constat saisissant : la défiance envers les médias n’a jamais été aussi forte. Comment expliquez-vous ce divorce entre le public et les médias traditionnels ?

Édouard Chanot : 62% de l’opinion française dit se méfier de ce que disent les médias dominants. En même temps, 76% de la même opinion affirme vouloir suivre l’actualité (baromètre Verian, janvier 2025). Sur les plateaux télés, les experts diraient qu’il s’agit d’un paradoxe de la population, qui ne saurait pas ce qu’elle voudrait. Mais le mal est plus profond : il s’agit du procès silencieux de l’opinion à l’encontre des médias mainstream. Ces derniers ont voulu faire croire qu’ils étaient un contre-pouvoir mais ils se sont avérés les serviteurs dociles de la classe dominante et des idéologies libérale/socialiste/libertaire. Au cœur du problème, il y a cette promesse trahie. Ajoutez à cela une caste médiatique sociologiquement en rupture avec le pays réel – les « bobos » comme on dit, et vous avez les raisons du divorce, de la lassitude des Français et du besoin d’alternatives médiatiques. Pensez au scandale Legrand-Cohen de septembre dernier. Combien de connivences de ce type entre politiques et journalistes n’ont jamais été filmés ?

Vous parlez d’un véritable âge des alternatives médiatiques. De quoi s’agit-il concrètement ? Est-ce une réaction épidermique face à la propagande et aux doxas dominantes, ou bien l’émergence d’un nouveau modèle d’information ?

Les deux en effet. Regardez d’abord le bouleversement du champ informationnel : le JT de TF1 était regardé par 10 millions de personnes en 2010. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 5 millions. Le JT n’est plus la grand messe informationnelle des français. Les médias autrefois dominants ne structurent plus l’esprit de leurs spectateurs ou de leurs lecteurs comme auparavant. On était lecteur du Monde, du Figaro ou de Libé’, qu’on lisait avec attention. On ne l’est plus en raison de l’extrême pluralité des sources et des supports.

Désormais, 40 % des moins de 35 ans consultent le youtubeur Hugo Décrypte une fois par semaine – qui est désormais davantage cité que Le Monde et Le Figaro. Il est mainstream bien sûr, mais sous un vernis de décryptage, et cela révèle à la fois un mode de consommation novateur de l’info et de nouveaux codes propres aux réseaux sociaux et aux influenceurs. Ses spectateurs ne se mettront pas à regarder le JT une fois le cap des 35 ans passés ! D’ailleurs, plus de 20 millions de français disent regarder YouTube sur leur écran de télévision, et les Français passent en moyenne 40 minutes par jour sur cette plateforme. L’outil télévision ne garantit donc plus aux grandes chaînes le temps de cerveau disponible de la population. C’est énorme.

Ce bouleversement général dans le champ médiatique ouvre des opportunités considérables pour de l’information alternative. L’essor de médias alternatifs est un phénomène décisif. Il a pris en une décennie une ampleur qui ne peut plus être niée. A la gauche de gauche, vous avez des médias qui pèsent très lourd comme Blast (1,6 millions d’abonnés YouTube), Off Investigation et ses excellents reportages, mais aussi Le QG, etc. Évidemment, cette mouvance ne sait pas rompre le cordon des subventions publiques, Blast notamment en bénéficie, ce qui relativise son indépendance.

Dans le cas d’en face, par convention et par défaut nous dirons « à droite », on peut estimer qu’il existe un public de 5 à 10 millions de personnes, si l’on inclut des influenceurs comme Idriss Aberkane ou Vincent Lapierre. Et cela ne pourra que croître, il y a un énorme public à conquérir, notamment au sein des nouvelles générations qui sont en phase de décrochage du mainstream traditionnel. 

Votre essai est préfacé par Claude Chollet, fondateur de l’OJIM, figure pionnière de l’analyse critique des médias. Qu’apporte-t-il à votre réflexion et à la compréhension du phénomène que vous décrivez ?

La préface de Claude Chollet s’attaque aux travers du journalisme dominants. Principalement, à la « charte de Marseille sur l’information et les migrations », adoptée en avril 2025 lors des assises du journalisme, destinée à la profession, et conduisant à la pire des autocensures. Le but de celle-ci : « veiller à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés et fera son possible pour éviter de faciliter la propagation de discriminations ». La charte invite donc les journalistes à ne mentionner les origines des migrants que si cela est nécessaire et à « ne pas invisibiliser les personnes migrantes »… mais au vu des intentions affichées, tout porte à croire que ce sont les opinions des personnes critiques des effets de l’immigration de masse qui seront invisibilisées.

Cet exemple illustre à merveille la chape de plomb instaurée au sein de la caste journalistique, pleine de bonnes intentions… Cette empathie à sens unique ne peut qu’accroître le divorce avec le pays réel que nous venons d’évoquer.

Roland Lombardi, géopolitologue et directeur de la rédaction du Diplomate média, écrit récemment :

« Nous assistons à une révolution conservatrice occidentale et à un basculement idéologique majeur en Occident, un Occident, ou du moins les peuples qui le composent, refusant de disparaître. C’est un tournant historique et géopolitique majeur puisque cette révolution est catalysée par une autre révolution, la révolution numérique et la montée des médias alternatifs. Ceux-ci permettent de contourner les canaux d’information traditionnels et de donner aux classes populaires et moyennes, qui se détournent de plus en plus des médias mainstream et des propagandes d’État, une plateforme d’expression directe.
Cela a véritablement commencé, ou du moins cela s’est accéléré aux États-Unis. Cette double révolution s’incarnant dans l’influence grandissante d’Elon Musk et surtout le retour en force de Donald Trump (qui doit sa victoire en grande partie aux médias alternatifs) à la tête même du pays phare de l’Occident.
 »

Dans votre ouvrage, vous évoquez la « matrice américaine » des médias alternatifs. Peut-on dire que les États-Unis ont ouvert la voie à ce mouvement mondial ? Et dans le prolongement, comment analysez-vous le rôle décisif des médias alternatifs dans la victoire de Donald Trump, un point que vous n’évoquez que brièvement dans le livre (page 73) ?

Les États-Unis n’ont pas ouvert la voie, des médias alternatifs existaient en France avant Trump (je travaille pour l’un d’eux !), mais la révolution Trump a accéléré bien sûr le phénomène et montré qu’un candidat pouvait miser sur l’alternatif.

Un chiffre : en 2016, seuls 37% des 18-29 ans ont voté Trump. En 2024, 47%. Bien sûr les variables sont nombreuses, mais durant sa dernière campagne, il a pris le soin de répondre à des podcasters célèbres : Joe Rogan, Ben Shapiro, Logan Paul et bien sûr Tucker Carlson a fait campagne pour lui. Parmi les 15 podcasts les plus populaires sur Spotify, neuf sont politiques et la plupart penchent du côté conservateur. L’assassinat de Charlie Kirk a dévoilé l’ampleur du phénomène des influenceurs aux Etats-Unis. Elon Musk a souvent répété ces derniers mois « vous êtes désormais les médias », s’adressant à son public sur X. Il n’a pas tort.

La mouvance alternative française a pu se professionnaliser grâce à deux innovations : d’abord l’essor du modèle des dons, qui permettent de lancer des initiatives médiatiques sans reposer sur le modèle des grandes fortunes, et ensuite bien sûr avec Internet et les réseaux sociaux et les iphones, qui rendent en effet le journalisme accessible.

Soulignons quand même que le journalisme reste un métier, soumis à des exigences propres (déontologie, professionnalisme). On ne s’improvise pas journaliste (il faut apprendre ce qu’est l’angle d’un article, par exemple). Et c’est d’ailleurs ce professionnalisme qui a été acquis par la mouvance alternative française au cours de la décennie 2010, qui est passée du modèle de la « réinformation » (l’info produite par d’autres) à celui de l’information.

Vous écrivez que le journalisme est désormais « un champ de bataille ». Faut-il en conclure que cette polarisation de l’information est inévitable ?

C’est inévitable. Parce que les médias sont un pouvoir, nombreux sont ceux à le vouloir. Ce pouvoir, c’est au fond celui d’un clergé, qui juge de la parole autorisée ou des hérésies. François Bousquet de la Revue Éléments avait très bien expliqué la « fenêtre d’Overton » : les médias définissent le champ de l’acceptable et de l’inacceptable, du licite et de l’illicite. Et ce champ évolue avec le temps – c’est un enjeu considérable mais aussi perpétuel. Avec des colloques, des émissions, des revues, on peut rendre, peu à peu, une idée révoltante d’abord révolutionnaire, puis acceptable et enfin mainstream. Le cas d’école, c’est le mariage homosexuel, qui s’est imposé en quelques années.

Pendant une cinquantaine d’années, les médias ont véhiculé une idéologie à la fois libérale, socialiste et libertaire, rejetant hors du champ de l’acceptable les autres opinions. Désormais ce monopole se fissure, mais ceux qui en ont bénéficié ne le lâcheront pas facilement.

Vous traitez également (p.45) de la montée en puissance ces dernières années « des médias de transition », pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ceux-ci et vont-ils entrer en concurrence avec les « médias alternatifs » ou être avec ces derniers les nouveaux visages de la postmodernité médiatique ?

Les « médias de transition » (la formule n’est pas de moi mais de Martial Bild, Directeur de la stratégie de TVL) sont ceux qui permettent une évolution positive du climat médiatique, vers un pluralisme qui nous faisait défaut jusque-là, sans pour autant rompre totalement avec le mainstream. Prenez par exemple les médias Bolloré, Cnews, Europe 1, Le JDD, qui sont apparus vers 2018. Ils ont permis d’évoquer davantage des problèmes qui devaient l’être (insécurité, immigration, fiscalité). Se faisant, ils ont permis d’accroître le pluralisme informationnel. Néanmoins ces médias restent dépendants du modèle de grande fortune, qui peut être nécessaire mais qui ouvre la porte à des influences. Ils ont aussi montré certaines limites éditoriales (notamment le traitement des crises au Proche-Orient ou, davantage sur la forme, l’omniprésence du modèle des talk-shows, ou de la discussion permanente, aux dépens du reportage). Pour conclure, l’apparition de ces médias de transition est cruciale, mais ces chaînes n’épuisent pas le besoin d’alternatif. Ce qui est plutôt rassurant sur l’état de l’opinion.

Certains reprochent toutefois aux médias alternatifs d’entretenir eux-mêmes des bulles informationnelles ou une forme de radicalité. N’y a-t-il pas un risque d’« anti-mainstreamisme » systématique qui reproduirait les travers qu’ils dénoncent et un risque de l’entre-soi que vous évoquez dans votre ouvrage (p.77) ?

Je vais commencer par le verre à moitié plein. Pendant des années, les médias dominants ont jeté l’opprobre sur des personnes en raison de leurs opinions (en général trop droitières), les privant d’une visibilité médiatique ou, pire, les condamnant à la mort sociale. L’essor de médias dissidents a eu l’effet exactement inverse : ils ont offert une visibilité médiatique à des personnalités qui en étaient dépourvues. Et même ont permis à des jeunes journalistes d’envisager une carrière, ce qui permet une contre-révolution médiatique aussi discrète que pérenne.

Mais il y a un revers de la médaille : les prémisses d’un entre-soi, ce parisianisme qui a été largement observable dans les médias dominants, se font en effet remarquer aujourd’hui dans les médias plus conservateurs. Les intervenants des uns se retrouvent chez les autres, etc. Quand on clive, les volontaires pour discuter sont moins nombreux. Aude Lancelin (du média de gauche QG) ironisait l’été dernier sur le « tarif qu’on lui appliquait » dans les médias plus droitiers, à débattre à quatre contre un. Bien sûr, ce qu’elle omettait de dire, c’est qu’il s’agissait du « tarif appliqué » aux voix plus droitières pendant des décennies.

Les réponses au problème sont en théorie simple : il faut retrouver le goût de nouvelles pistes éditoriales, du terrain et dans l’absolu de l’authenticité. Mais avant cela, il y a un impératif : ne jamais se complaire dans la tentation du confort de l’entre-soi. J’essaie de me dire cela chaque semaine en invitant des auteurs ou experts intéressants pour mon émission de géopolitique !  

Enfin, selon vous, cette « brèche » dans le mainstream est-elle appelée à s’élargir ou à se refermer sous la pression conjuguée des régulations, de la censure numérique, des grands groupes technologiques et d’un système à bout de souffle mais déterminés à se défendre (p.26) ?

Les pressions ou tentatives de refermer cette brèche ne cesseront pas. Le pouvoir en jeu est trop important pour être lâché. C8 a été censuré par des juges non élus, CNews concentre les tirs les plus visibles. TVL a subi la fermeture de son compte bancaire au printemps dernier. J’ai accessoirement vécu deux liquidations judiciaires à la suite de l’interdiction de diffusion visant les médias russes Sputnik Paris et RT France. Bien sûr, les circonstances sont différentes, liées à la tragédie de la guerre ukrainienne, mais ces interdictions ont instauré un précédent qui pourrait être étendu à des médias nationaux. Quiconque a du pouvoir est tenté d’en abuser, n’est-ce pas.

Mais il est possible de jouer au chat et à la souris et de perdurer. Il n’y aura peut-être pas de Grand Soir et l’avenir ne sera pas forcément radieux, mais les grandes tendances d’érosion du mainstream, par la conjugaison d’innovations technologiques, d’évolutions générationnelles et de besoin d’alternatives que nous venons d’évoquer sont trop lourdes pour disparaître. Vous le dites, le système est à bout de souffle.


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