ANALYSE – Manifestations et crise politique en Serbie : Analyse et implications internationales

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manifestant en Serbie avec drapeaux serbes
RéalisationLe Lab Le Diplo

Henri de Grossouvre, essayiste en géopolitique et directeur de la prospective d’un grand groupe français

Des élections législatives ont eu lieu en novembre 2023 en Serbie et ont été remportées par le SNS, le « parti progressiste serbe » du président Vucic avec une majorité absolue de sièges au parlement. Ces résultats sont contestés par l’opposition…

A la suite des critiques, un nouveau scrutin a été effectué, principalement dans des zones rurales accusées d’irrégularités et les résultats (46,75% contre 23,66%) des 8723 bureaux de votes sont issus de ce dernier vote et ont été publiés intégralement par la commission électorale (RIK), ils donnent une majorité absolue de sièges au parlement au parti du président. Les résultats et les votes n’ont pas calmé l’opposition et dans ce climat politique et social tendu va avoir lieu un accident en Voïvodine qui sera à l’origine des manifestations étudiantes en cours en Serbie. 

Le 1er novembre 2024, l’auvent de la gare de Novi Sad, principale ville de la province autonome de Serbie, s’effondre et tue 15 personnes. Des manifestations étudiantes critiquant la corruption, d’abord à Novi Sad puis dans d’autres villes se développent alors et trois mois plus tard, le 28 janvier, le 1er ministre Vucevic démissionne. La veille, des étudiants avaient bloqué un important nœud routier à Belgrade pendant 24 heures. Milos Vucevic avait été maire de Novi Sad de 2012 à 2022, mandat sous lequel les travaux de rénovation de la gare avaient été effectués par des entreprises chinoises, hongroises et françaises. Il faut toutefois préciser que la gare et ses travaux dépendent de l’Etat serbe et non pas de la mairie de Novi Sad, Milos Vucecic a assisté à l’inauguration mais la mairie n’était pas impliquée dans les travaux. Une enquête est en cours pour l’accident de la gare et l’ancien ministre des Transports, Goran Vesic a été inculpé. Depuis près de quatre mois maintenant, des manifestations étudiantes bloquent des facultés et exigent que les responsabilités pénales et politiques soient établies pour la mort des 15 personnes de Novi Sad. D’abord porté par les étudiants et surtout à Novi Sad, le mouvement s’est étendu progressivement à l’ensemble de la Serbie et plusieurs professions sont entrées en grève générale. Les étudiants ne semblent pas être politisés, ce sont des enfants des réseaux sociaux (Tik tok et Instagram) et la plupart déclarent ne pas s’intéresser à la politique et avoir écouté et regardé les informations pour la première fois à l’occasion des manifestations, les plus actifs sont les plus jeunes, ceux de première année. Ces manifestations coïncident chronologiquement avec celles contre l’accord signé entre la Serbie et l’Union Européenne en juillet 2024 concernant l’exploitation du Lithium par l’entreprise australienne Rio Tinto.

 Au-delà de la critique de la corruption en Serbie, l’objectif principal des manifestants semble être la destitution du président Aleksandar Vucic. Les manifestations ont commencé en Voïvodine, province bénéficiant depuis 1945 avec le Kosovo d’un statut d’autonomie. Dans cette province du Nord de la Serbie, anciennement austro-hongroise, vivent principalement des Serbes mais aussi des minorités hongroises, slovaques, roumaines et croates. La plupart des observateurs remarquent que les manifestations étudiantes sont soutenues et en partie dirigées par des professeurs et des étudiants en faveur de la sécession de la Voïvodine de la Serbie. Certains d’entre eux rêvent de la restauration de l’ancienne Autriche-Hongrie, d’autres de l’intégration de la Voïvodine à la Croatie, mais tous sont unis dans leur intention de séparer la Voïvodine du reste de la Serbie. Toutes les protestations et leurs conséquences ont un lien avec la Voïvodine, la démission de Vucevic a été suivie par celle de l’ancien maire de Novi Sad, Milan Duric. Toujours en Voïvodine, l’évêque de Backa et de Novi Sad, Irinej Bulovic, a fait l’objet d’attaques, alors que l’évêché appelait au calme à la suite des débordements des manifestants après le terrible accident de la gare de Novi Sad. Rares sont les politiques serbes, comme Aleksandar Djurdjev, qui ont mis clairement en garde depuis des années contre les agissements étrangers visant à promouvoir plus d’autonomie voire l’indépendance de la Voïvodine. En Serbie, l’église orthodoxe joue un rôle national important et jouit d’une grande influence dans ses interactions avec le pouvoir politique. Le nom de l’évêque de Back et Novi Sad avait été évoqué pour remplacer l’actuel patriarche de Serbie quand ce dernier était tombé malade. Le mouvement étudiant a commencé plutôt à gauche mais il a été rejoint progressivement aussi des par des factions conservatrices, d’une manière générale le mouvement de protestations est de plus en plus hétéroclite dans sa composition et ses revendications, cela le rend difficile à analyser et entraine une grande confusion dans la population serbe. Il est aussi ardu pour le pouvoir politique de donner des réponses à des revendications vagues et mouvantes et dont on ne connait pas toujours l’origine.

Après la démission du 1er ministre Vuceciv, la deuxième réponse de l’exécutif, est une campagne anticorruption annoncée par le président Vucic en janvier et ayant entrainé les premières arrestations le 12 février. La corruption est un thème récurrent des manifestants. Ainsi, Milorad Grcic, maire d’Obrenovac, ancien directeur par intérim de la société d’électricité (EPS) a été arrêté pour des faits ayant eu lieu quand il était à la tête d’EPS. Suivent de nombreuses arrestations, comme celle de Dragan Tikic, soupçonné d’avoir escroqué l’Etat serbe pour un montant de 218 millions de Dinars via un réseau de fermes agricoles. Le parquet de Belgrade a poursuivi plus de 125 personnes, parmi les plus connus en Serbie, on trouve Toni Apostolovic, directeur du club de footbal « borac » de Lazarevac, la professeur Jasmina Jovic, directrice de la clinique d’urgence de l’académie de médecine militaire. A Nis, troisième ville la plus importante de Serbie, a été arrêté l’ancien maire, Dragana Sotirovski et un mandat d’arrêt international a été émis contre Vladimir Vrbaski pour des fraudes sur les matières premières à l’époque du Coronavirus. 

Pour comprendre ce qui se passe en Serbie, il faut convoquer l’histoire ancienne et récente et rappeler que la petite Serbie a la chance et le malheur d’occuper une place stratégique entre l’Est et l’Ouest depuis le moyen-âge et a été convoitée par toutes les puissances et les empires jusqu’à aujourd’hui. Ces convoitises ont forgé au cours des siècles au sein de la société serbe un esprit de résistance et de survie exemplaires. Dès 1804, l’insurrection serbe a été la mère des révoltes des Balkans contre l’occupation ottomane, bien avant la révolte grecque de 1821. Aujourd’hui toutes les grandes puissances sont présentes en Serbie. Voici quelques exemples significatifs. La Chine présente économiquement en Serbie depuis plusieurs années a signé en mai 2024 un accord bilatéral avec la Serbie sans doute le plus abouti entre l’empire du milieu et un pays tiers, on n’en connait pas encore tous les détails, le président chinois a déclaré à l’issue de la signature de cet accord : « Il y a huit ans, la Serbie est devenue le premier partenaire stratégique global de la Chine dans la région de l’Europe centrale et orientale. Aujourd’hui, la Serbie est le premier pays européen à construire une communauté de destin avec la Chine, reflétant pleinement le niveau stratégique, spécial et élevé des relations entre la Chine et la Serbie[1] ». En réaction, deux mois plus tard, le chancelier allemand Olaf Scholz se rend en Serbie pour signer un « mémorandum sur les matières premières critiques » entre l’UE et la Serbie, cet accord gardé secret jusqu’au dernier moment visait aussi à approvisionner l’industrie automobile allemande en Lithium. Le brave et débonnaire Scholz qui vient de reconnaitre le 23 février 2025 sa responsabilité dans la défaite historique du SPD (il obtient le pire score depuis 1945 aux législatives) faisait ainsi un cadeau empoisonné au président Vucic : l’exploitation du lithium est contestée par la population serbe, les mines de Lithium privent les agriculteurs de leur gagne-pain et les nombreux forages causent d’importants dommages à l’environnement, directement et aussi indirectement par les boues de forage. Sans revenir sur les bombardements menés par les Etats-Unis durant 78 jours en 1999, Washington suit de très près ce qui se passe en Serbie. Très récemment, avant l’investiture de Donald Trump, l’administration états-unienne encore « dirigée » par Jo Biden, avait en pleine politique et sociale en Serbie, clairement fait savoir au président Vucic officiellement dans des termes diplomatiques, et officieusement de manière plus directe, qu’il devait soit arrêter totalement la coopération énergétique de son pays avec la Russie, soit quitter le pouvoir (sic). L’entreprise NIS, la plus importante entreprise énergétique serbe est détenue à 56,15% par Gazprom et à 29,87% par l’Etat serbe, en 2024 les revenus de NIS s’élevaient à 3,3 milliards d’euros. Des sanctions américaines ont été imposées à NIS quelques jours avant que la nouvelle administration de D. Trump entre en fonction, ces sanctions ont eu des conséquences économiques importantes en Serbie mais aussi en Bosnie-Herzégovine et en Croatie. Les Français et les Britanniques sont également actifs politiquement et économiquement en Serbie. En 2024, la société française Dassault Aviation a par exemple vendu 12 avions de combat Rafale à la Serbie pour un montant de 2,7 milliards d’euros. 

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Il faut replacer aussi les manifestations étudiantes serbes dans le contexte historique et politique d’évènements similaires au cours du XXe et XXIe siècle. En France mai 1968 a été la première révolution de couleur visant à écarter du pouvoir le général de Gaulle incarnant positivement l’Etat Nation et la résistance de la France à l’Allemagne nationale socialiste mais aussi résistant aux velléités de tutelles anglo-américaines sur la France via par exemple l’AMGOT. La solution de rechange au général de Gaulle était alors François Mitterrand qui a déclaré sa candidature le 28 mai 1968 et Pierre Mendes-France qui a fait connaitre sa disponibilité pour être une alternative au gaullisme. Pour la petite histoire, mon père qui a dirigé les réseaux militaires antisoviétiques Gladio en France (dans l’hypothèse d’une attaque soviétique conventionnelle) a été présenté à François Mitterrand par Pierre Mendes France et j’ai bien connu étudiant avec un ami américain de mon père, le fascinant général Vernon Walter, ancien directeur adjoint de la CIA, ambassadeur polyglotte qui se trouvait être jeune attaché de défense à Paris justement en mai 1968 ! Le général Vernon Walter a passé des week-ends chez nous à la campagne en Bourbonnais, près de Moulins durant le premier septennat de Mitterrand. Mai 1968 a réussi à déstabiliser le général de Gaulle remplacé certes par un proche du général de Gaulle : Georges Pompidou, normalien, littéraire, banquier, proche dans sa jeunesse selon ses propres confidences d’une société trotskiste puis sympathisant de la SFIO, au profil étonnant dans l’entourage du général mais compatible avec Washington, l’homme idéal donc pour une douce transition ! 

Aujourd’hui en Serbie, il n’y pas de références à l’Union Européenne au sein des manifestations contrairement aux différentes révolutions de couleurs et aux manifestations actuelles en Géorgie. Le mouvement étudiant serbe est déçu par Bruxelles qui ne lui apporte pas de soutien officiel en dehors de démarches individuelles de quelques députés européens, sans doute pour ne pas mettre en péril l’accord sur le lithium entre l’UE et la Serbie mais aussi parce que la France et l’Allemagne n’ont pas intérêt aujourd’hui à une déstabilisation de la Serbie où ils ont désormais de nouveau des intérêts économiques et ont par ailleurs fort à faire avec leurs propres crises politiques, économiques et sociales. La grande majorité des noms des étudiants à l’origine des protestations et des collectifs étudiants ne sont pas connus (mails anonymes, plenum représentants les étudiants sans noms identifiés…) mais en revanche les noms et objectifs de ceux qui veulent prendre le pouvoir par la rue et sont directement liés aux étudiants sont pour la plupart identifiés. 

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Dinko Gruhonjić est né à Banja Luka (République Serbe de Bosnie) en 1970 et a étudié à la faculté de philosophie de Novi Sad, il travaille au Département d’études des médias de cette Faculté de philosophie depuis 2005. Après les bombardements de la Serbie par l’OTAN en 1999, il travaille à Radio Free Europe (financée par la CIA jusqu’en 1972 puis par le gouvernement américain directement) et à l’agence anglaise Reuters. L’étudiante Mila Pajić est une proche collaboratrice de Dinko Gruhonjić et est employé de l’ONG Youth Initiative for Human Rights financée par l’Union Européenne. Mila Pajić et est proche du SSD, le parti socialiste de Dragan Djilas, parti d’opposition au parti progressiste serbe du président Vucic. Marinika Tepić (née Čobanu) est vice-présidente de ce même parti, le SSD, elle est issue de la minorité roumaine de Voïvodine. Pavle Cicvarić est étudiant à la faculté de sciences politiques de Belgrade et a commencé comme activiste au sein de l’organisation « la Serbie contre la violence » du même Dragan Djilas et dirige le groupe de jeunesse « Borba ». Le père de Pavle, Radovan Cicvarić est le dirigeant de l’ONG « Centre Užice pour les droits de l’enfant » ou son épouse Jelena (mère de Pavle) travaille également. Cette ONG a reçu des dons de plusieurs millions de dollars de l’Union européenne, de l’USAID et d’autres ONG internationales. Branislav Đorđević est un étudiant de 22 ans à la faculté d’histoire de Novi Sad et un activiste du mouvement Stav. Il est aussi connu pour avoir protesté contre l’exploitation du lithium en Serbie, combat légitime et positivement perçu par la majorité de la population serbe. Ana Hegediš Lalić est journaliste depuis 20 ans et directrice de l’association des journalistes de Voïvodine, d’origine croate, elle a déclaré en Croatie à Dubrovnik en 2024 : « en Voïvodine, nous vivons presque quotidiennement un certain degré de serbification (…) Des églises surgissent dans chaque quartier, non pas dans le style baroque orthodoxe caractéristique de la Voïvodine, mais dans le style byzantin », elle a souvent été accusée de travailler pour les services de renseignements croates. Si l’appartenance de cette journaliste aux services croates n’est pas documentée, l’influence des services de renseignement dans les manifestations étudiantes est-elle, en revanche avérée. Par ailleurs, l’utilisation du manuel « Blokadna kuharica » / « le livre de recette du blocage », rédigé et utilisé en 2009 en Croatie à la suite du blocus de la Faculté de philosophie de Zagreb a été mise en évidence. Une des recommandations est la mise en place de « plenums », organismes étudiants informels qui fonctionnent indépendamment des institutions étudiantes légales et servent à organiser plus rapidement et plus facilement les collectifs protestataires. La composition du « plénum » est déterminée ad hoc – il peut s’agir de 5, 12 ou 102 étudiants qui se réunissent à un endroit précis, sans création de listes de candidats ni vote, et qui proclament ensuite la création du « plénum ». Aujourd’hui en Serbie, on estime d’une manière générale le pourcentage d’étudiants impliqués dans chaque faculté à environ 1,5 à 3% au plus du nombre maximum d’étudiant d’une faculté, soit environ 100 à 150 sur une faculté par exemple de 6500 étudiants.  Plusieurs étudiants croates ont été récemment expulsés par l’Etat serbe sous accusation de travailler pour les services croates. Fin 2024, un groupe d’étudiants de la faculté d’ingénierie électrique et d’informatique de Zagreb était entré en Serbie et ont a identifié parmi eux des collaborateurs des services de renseignements croates. Les médias croates, peu intéressés habituellement par la situation en Serbie, suivent minute par minute les manifestations étudiantes. Des banderoles en serbo-croate cyrillique (non utilisé en Croatie) ont été déployées dans les universités croate de Zagreb, Rijeka, Pula et Zadar, et des lettres de soutien ont été écrites en cyrillique. 

Le 22 janvier, la police serbe a interrogé les participants de l’académie de la Fondation Erste, qui comprenait des citoyens de Slovénie, de Slovaquie, de Macédoine du Nord, d’Albanie, de Moldavie, de Roumanie, d’Autriche et de République tchèque. Après des heures d’interrogatoire, les participants croates ont reçu un ordre d’expulsion officiel invoquant « la protection de la sécurité de la République de Serbie et de ses citoyens » Quelques jours seulement après que le président Vučić a parlé de renseignements indiquant l’implication de la Croatie dans l’organisation des manifestations, cinq ressortissants croates ont été expulsés de Serbie.

Lundi 21 et mardi 22 janvier, treize citoyens de Croatie, Roumanie, Slovénie, Bosnie-Herzégovine et Macédoine du Nord, Albanie, République Tchèque et Autriche ont participé à des ateliers à Belgrade organisés par la Fondation de la Erste Bank (banque autrichienne). Comme l’a relaté l’historienne de l’art Ana Kovačić de Zagreb, qui représentait le collectif « Sto, kako & za koga/VHV» lors des ateliers, ceux-ci ont duré deux jours, lundi et mardi. Le mardi soir, la police attendait les participants à leur hôtel, les a emmenés au commissariat où ils ont été interrogés puis raccompagnés à la gare quelques heures plus tard pour rentrer dans leur pays. Il y avait un ou deux représentants par pays sauf pour les Croates qui étaient les plus nombreux et d’ailleurs la réaction la plus virulente après l’expulsion est venue du ministère des affaires étrangères croate. Le motif de l’expulsion par les autorités serbes était une atteinte à la sécurité de la Serbie et de ses citoyens. L’organisateur de ces ateliers, l’ONG « Erste Foundation » (fondation de la Erste Bank) est notamment financée par « Balkan Investigative Reporting Network », soutenu par USAID. Aleksandar Vulin vice-premier ministre serbe et ancien chef des services de renseignements serbes jusqu’en novembre 2023 a proposé d’introduire un registre légal des agents étrangers, similaire à celui des lois en vigueur aux États-Unis, en Russie et en Géorgie. Il a récemment été sujet d’USAID dans l’actualité médiatique dont les financements ont été bloqués par l’administration Trump. Elon Musk a déclaré que par le biais du Département de l’efficacité gouvernementale, qu’il dirigerait avec Vivek Ramaswamy, ils alloueraient moins d’argent au financement des programmes des ONG dans le monde entier. Les ONG en Europe centrale se sont donc activées d’autant plus avant l’investiture de Trump sachant que leurs financements allaient diminuer drastiquement. Comme cela est bien connu et documenté par des sources ouvertes, les services croates sont patronnés depuis des décennies par la CIA et le BND allemand (lui-même très dépendant historiquement de la CIA, Angela Merkel l’avait d’ailleurs publiquement reconnu lorsqu’elle était chancelière). Josip Bolkovac (1920-2014) est le dernier patron services yougoslaves, il a été arrêté le 2 novembre 2011 pour crimes de guerre pour son rôle dans le massacre de 21 civils dans les environs de Duga Resa en mai 1945. Bolkovac est devenu le premier ministre de l’intérieur du président croate Franjo Tudjman en 1990. Au-delà de la serbophobie un des objectifs récurent des services croates est la promotion du séparatisme de Voïvodine qui se trouve être un des objectifs des manifestants et de leurs soutiens identifiés. Parmi les objectifs des dirigeants médiatisés dont nous avons cités les noms, aucun ne coïncident avec les intérêts de la Serbie : reconnaissance de l’indépendance du Kosovo serbe, exclusion de la Russie de partenariats énergétiques avec la Serbie, renoncement à la Republika Srpska (État serbe de Bosnie-Herzégovine), promotion d’une autonomie encore plus grande, voire de l’indépendance à la Voïvodine, taxer et affaiblir l’Église orthodoxe serbe.

Mais à part les noms cités, la plupart des initiateurs étudiants des blocages restent anonymes. Au début du blocus du rectorat, les professeurs de l’université de Belgrade ont reçu un courrier électronique non signé énumérant les revendications des étudiants, appelant les professeurs à se joindre aux blocages des facultés et à suspendre les cours. On ne sait toujours pas qui a envoyé ce courrier électronique. Il y a une très troublante similarité de symboles, de méthodes, et de slogans actuels des étudiants en Serbie avec les mouvements des années 1999-2000 qui ont abouti à la destitution de Milosevic comme par exemple le poing fermé d’Otpor (référence satyrique au communisme) et le poing ouvert ensanglanté utilisé par les étudiants aujourd’hui. Le slogan « Gotov je » ou « zna da je gotov » (« il est fini » / « il sait qu’il est fini ») a été utilisé pour Milosevic et est utilisé aujourd’hui pour Vucic. La méthode des plenums, est également une méthode utilisée par le mouvement Otpor et par les étudiants serbes aujourd’hui pour organiser les mouvements étudiants. L’organisation Otpor a été créée en 1998 et est unanimement reconnue comme l’acteur majeur de la chute du régime de Slobodan Milosevic. Otpor a été financé par le National Endowment for Democracy, créé sous Reagan, fondation privée mais dont les moyens viennent majoritairement du budget fédéral des Etats-Unis. Après la chute du régime de Milosevic, Otpor et son principal dirigeant, Srda Popovic, ont formé des révolutionnaires en Géorgie, Ukraine, Biélorussie ainsi qu’aux Maldives et en Egypte. Srda Popovic dirige le Centre for Applied Non Violent Action and Strategies, CANVAS, et enseigne depuis 2013 l’activisme politique non violent à la New York University. Srda Popovic développe ses méthodes et ses expériences dans un livre traduit en de nombreuses langues : « Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes[2] », l’édition française le présente sans équivoque : « Voici le livre des révolutions possibles, celles que nous pouvons faire, nous, les gens ordinaires. Il part d’un principe : si l’on veut lancer rapidement un mouvement de masse à l’époque d’Internet et de la société des loisirs, l’humour (et un peu de stratégie) est une “arme” de choix. Il s’appuie sur une expérience acquise dans près de cinquante pays aussi bien que sur les enseignements de Gandhi et du stratège Gene Sharp. Et il prend la voix exceptionnelle de Srdja Popovic, apôtre de la lutte non violente, qui fit tomber Milosevic, fut de toutes les “révolutions fleuries” (Géorgie, Liban, Ukraine, etc.), et est considéré comme “l’architecte secret” du printemps arabe. Il nous fait entrer dans les coulisses des événements historiques du XXIe siècle ». Ainsi que le précise le colonel américain Robert Helvey qui formera les dirigeants d’Otpor : « un mouvement non violent n’est pas un mouvement pacifique. C’est un mouvement qui s’inspire des techniques du combat militaire avec des moyens d’action civique ». Otpor a joué un rôle majeur dans la chute du régime de Milosevic et a transformé la Serbie en un pays dépendant des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et de l’Union Européenne.

Čedomir Antić, professeur à la Faculté de philosophie de Belgrade, a été interviewé par Euronews Veče en septembre 2024 sur la manifestation étudiante et les blocages de plus de 30 facultés. Le professeur Antic a refusé de soutenir le blocus de la faculté où il enseigne et a notamment déclaré lors d’une conférence : « Pour quelles valeurs luttons-nous ? Devrions-nous être meilleurs que ceux contre lesquels nous nous battons ? Ma vie est connue et j’ai été un opposant à Aleksandar Vučić et à son régime bien avant qu’ils n’arrivent au pouvoir. Je n’ai pas changé. Cependant, ce n’est pas mon travail d’organiser politiquement les étudiants, mais mon rôle est de dire qu’il existe des règles de fonctionnement des facultés (…) Il y a 6 000 étudiants à la Faculté de philosophie. Parmi eux, 4 000 viennent certainement tous les jours. Il est anormal qu’un groupe de bloqueurs, qui sont bien sûr actifs politiquement, ce qui est leur droit, et qui ont déjà bloqué sans succès le rectorat, envoie un courriel, y compris à moi, deux jours avant le blocage, pour dire : nous nous sommes réunis, 40 d’entre nous, et avons démocratiquement adopté une proposition de revendication, vous êtes censés quitter les cours[3]. »  

La crise serbe est une des manifestations de l’affrontement en cours entre les globalistes états-uniens aujourd’hui dans l’opposition et leurs relais bruxellois (conscients ou non) et les critiques des dérives de la démocratie libérale occidentale partisans d’une vision du monde conservatrice où les nations souveraines et les structures traditionnelles de la société comme la religion et la famille doivent reconquérir un rôle central et structurant. Les financements des premiers se tarissent et les ONG globalistes jettent leurs dernières cartouches dans la bataille dont les Balkans sont un lieu d’affrontement stratégique et privilégie. Nous avons déjà cité la pression de l’administration de Jo Biden, avant l’investiture de Donald Trump, sur la Serbie et le président Vucic pour l’obliger à abandonner le partenariat énergétique avec la Russie notamment par l’entreprise NEI (Naftna Industrija Srbije) détenue majoritairement par Gazprom. Très récemment, le mercredi 26 février, cet affrontement dans les Balkans a connu, le même jour un pic :

  • Le président de la République Serbe de Bosnie, Milorad Dodik a été condamné à un an de prison et à l’interdiction d’exercer ses fonctions pendant six ans par la cour de Bosnie-Herzégovine parce qu’il s’était opposé à des décisions du haut représentant international chargé de la mise en œuvre des accords de Dayton, l’allemand Christian Schmid. La nomination du haut représentant doit être validée par le conseil de sécurité de l’ONU, Christian Schmid n’a jamais et confirmé par le conseil de sécurité. Cela veut dire qu’un haut fonctionnaire non nommé régulièrement peut faire condamner un président légalement et démocratiquement élu.
  • Le même jour, le procureur de Belgrade, Nenad Stefnovic, a annoncé des descentes policières et des perquisitions en Serbie contre quatre ONG financées par l’USAID et a demandé à pouvoir consulter toute la documentation des projets financés par l’USAID. 
  • Toujours le mercredi 26 février, le candidat arrivé en tête à la surprise générale au premier tour des élections présidentielles en Roumanie en novembre dernier, Câlin Georgescu, a été arrêté alors qu’il allait déposer sa candidature pour le deuxième tour reporté à début mai et dont les sondages le donnent favori. Quatre jours avant, Tudorel Toader, social-démocrate, ancien ministre de la Justice (2017-2019), ancien membre de la cour constitutionnelle de Roumanie (CCR), annonçait pourtant qu’il pensait que la CCR allait autoriser la candidature de ce candidat. Câlin Georgescu est un conservateur proche de l’église orthodoxe, partisan de la paix en Ukraine et qui ne cache pas son admiration pour les présidents Orban et Poutine. Il avait fait campagne contre la corruption du gouvernement actuel. Le vice-président JD Vance lors de son discours à la conférence de Munich le 14 février avait cité plusieurs fois l’annulation du 2e tour des élections présidentielles en Roumanie comme un exemple des dérives antidémocratiques au sein de l’Union Européenne. 

Au sein du monde occidental et du monde européen Russie comprise, c’est à dire au sein de l’essentiel de l’hémisphère Nord, nous assistons aujourd’hui à un affrontement entre deux visions du monde irréconciliables traversants en interne les clivages gauche/droite. Pour les uns la loi doit être faite pour la majorité et non pour de nouvelles minorités déconstruisant les sociétés et les structures traditionnelles, les étrangers peuvent s’assimiler aux sociétés et à ses valeurs majoritaires et historiques. Les personnes (pas les individus) sont le fruit de l’histoire et de la géographie et il faut respecter les peuples et les élections, même si le système représentatif est en crise. Ces conservateurs n’ont pas peur de remettre en question le libre échange et de prôner le protectionnisme. Nous constatons d’ailleurs qu’historiquement, les conservateurs sont passés du protectionnisme au libre échange seulement au milieu du XIXe siècle, sous l’influence de Disraeli. Aux Etats-Unis, le protectionnisme n’est pas non plus une nouveauté. Pour les globalistes, issus consciemment ou non des théories du contrat social, elles-mêmes issues de la Renaissance et des lumières, l’individu et non les structures traditionnelles (personne, famille, religion, nations/peuples) doit être la base de la société. L’atomisation des sociétés occidentales, sa bureaucratisation et sa juridicisation a permis l’émergence du wokisme, forme aboutie de la libération des individus des chaines de la tradition. Avant l’élection de Donald Trump, ceux que nous appellerons par facilité « traditionalistes[4] » étaient dans l’opposition aux Etats-Unis et dans la plupart des pays de l’Union Européenne et de l’Europe continentale. L’élection de Trump, le discours du vice-président JD. Vance à Munich, change la donne internationale de manière radicale et prend ainsi au dépourvu et en tenailles les dirigeants de l’Union Européenne. 

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En termes anthropologiques, le prospectiviste Emmanuel Todd fait passer la ligne de partage par les pays dont les organisations familiales et nationales privilégient des structures patrilinéaires, c’est le cas de la Russie, « quand nous voyons la Douma russe voter une législation encore plus répressive sur la propagande LGBT nous nous sentons supérieurs. Je peux ressentir cela en tant qu’Occidental ordinaire. Mais d’un point de vue géopolitique, si nous pensons en termes de soft power, c’est une erreur ». Les BRICS et même au-delà, soit au minimum 75% de la planète, présentent des structures familiales et sociétales patrilinéaires, on peut le regretter ou s’en réjouir mais c’est un fait. Le pays le plus puissant du monde occidental est aujourd’hui dirigé par un président et une administration soutenant les opposants au système de valeurs actuellement en vigueur au sein de l’UE, les Etats-Unis s’allient désormais à la Russie pour faire passer leurs résolutions à l’ONU : les équilibres internationaux viennent évidemment de basculer. 

L’Europe est en grand danger mais en même temps il peut être paradoxalement dans l’intérêt des Etats-Unis plus protectionnistes et se désengageant de l’OTAN et aussi des Russes qui auraient ainsi un interlocuteur et pourraient contrebalancer leur dépendance croissante à la Chine, de voir émerger une Europe réellement autonome stratégiquement. Nous devons être capable de définir nos intérêts vitaux en fonction de nous même et non pas d’un tiers, Chine, Russie ou Etats-Unis. La Serbie est un symbole européen et un modèle, un peuple qui a malgré sa taille toujours a résisté aux impérialismes environnants. L’Union Européenne n’est qu’un grand marché ouvert, ce n’est pas suffisant. Nous ne construirons pas d’Europe forte et autonome sans réappropriation de ce qui fait historiquement, culturellement et religieusement l’Europe : l’héritage grec pour la philosophie, la pensée et la démocratie, l’héritage romain pour la loi et l’administration, et l’héritage judéo-chrétien pour la religion. Le christianisme est arrivé en Gaule par les Grecs et s’est propagé grâce à Paul de Tarse, citoyen romain dont la langue maternelle était le grec. En 1940, la France était au bord du gouffre, faible et occupée, pourtant avec le général de Gaulle nous avons su renaitre, aujourd’hui la France et l’Union Européenne, sont également au bord du gouffre, économiquement, démographiquement, culturellement, politiquement, à nous de renouer avec notre histoire pour reconquérir avec lucidité et courage notre indépendance et la maitrise de notre destin. 


[1] Euronews, 8 mai 2024 https://fr.euronews.com/2024/05/08/pekin-et-belgrade-ont-annonce-la-mise-en-oeuvre-de-leur-accord-de-libre-echange

[2] Edition française de septembre 2015, éditions Payot, traduction de Françoise Bouillot. 

[3] Euronews Serbie, 12 sept 2024

[4] Historiquement le nationalisme moderne est issu du courant progressiste, de la gauche et de la révolution française, l’unification tardive de l’Allemagne et de l’Italie se sont faites au nom du progressisme et du libéralisme (à l’époque s’opposant au conservatisme).


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