ANALYSE – Un nouvel axe Chine-Pakistan-Talibans : Le jeu géopolitique pour isoler l’Inde en Afghanistan

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Xi Jinping et en fond une carte de l'Inde, du pakistan et de l'Afghanistan
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Giuseppe GaglianoPrésident du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie) 

Le 10 mai 2025, une réunion à huis clos à Kaboul a marqué un tournant dans les équilibres géopolitiques de l’Asie du Sud. La Chine, le Pakistan et le gouvernement taliban d’Afghanistan ont scellé un accord trilatéral pour renforcer leur coopération, avec pour objectif affiché d’étendre le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) à l’Afghanistan et, de manière plus implicite mais tout aussi significative, de réduire l’influence de l’Inde dans la région.

La rencontre a réuni des figures de premier plan : Amir Khan Muttaqi, ministre des Affaires étrangères taliban, Yue Xiaoyong, envoyé spécial chinois, et Mohammad Sadiq, représentant spécial du Pakistan. Cet accord, rapporté par des sources diplomatiques proches du quotidien pakistanais The Express Tribune, constitue une manœuvre stratégique audacieuse qui pourrait redessiner les dynamiques de pouvoir en Asie centrale, avec des répercussions bien au-delà des frontières afghanes. Mais quelles sont les implications de cette alliance ? Et quels en sont les coûts, non seulement pour l’Inde, mais aussi pour la stabilité régionale et mondiale ?

Le CPEC s’élargit : un projet économique ou une arme géopolitique ?

Le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), pilier de l’Initiative de la Ceinture et de la Route (BRI) chinoise, est un projet de plus de 60 milliards de dollars reliant Kashgar, dans le Xinjiang, au port de Gwadar, sur la mer d’Arabie, à travers un réseau d’autoroutes, de chemins de fer et d’infrastructures énergétiques. Annoncé en 2015, le CPEC n’est pas seulement une infrastructure économique, mais un élément clé de la stratégie de Pékin pour projeter son influence dans l’océan Indien, contournant le détroit de Malacca et consolidant une alternative aux routes commerciales contrôlées par les puissances occidentales. L’extension du CPEC à l’Afghanistan, décidée à Kaboul, vise à intégrer le pays dans le réseau commercial chinois, avec la construction de routes, comme celle reliant Kaboul à Peshawar, et potentiellement d’oléoducs et de chemins de fer connectant l’Asie centrale à la mer d’Arabie.

Pour le Pakistan, le CPEC est une bouée de sauvetage économique dans un contexte de chronique instabilité financière. Le pays, écrasé par une dette extérieure dont la Chine détient une part significative, voit dans l’expansion du corridor une opportunité de renforcer sa centralité régionale, transformant Gwadar en un hub commercial comparable à Dubaï ou Singapour. Pour les Talibans, au pouvoir depuis 2021, cet accord représente une bouffée d’oxygène : les investissements chinois dans les infrastructures et les ressources minières offrent une issue à l’isolement économique, tandis que la légitimation implicite de Pékin renforce leur position diplomatique. Mais derrière la rhétorique du développement se cache un objectif plus profond : marginaliser l’Inde, rival historique du Pakistan et concurrent stratégique de la Chine.

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L’Inde sous pression : Une exclusion calculée

L’accord trilatéral a une cible claire : réduire l’Inde à un rôle purement diplomatique en Afghanistan. New Delhi, qui a investi pendant des années dans des projets de développement à Kaboul – de la construction du parlement afghan à des programmes de formation et d’aide humanitaire – se retrouve désormais confrontée à un bloc géopolitique qui limite son influence. L’Inde a historiquement cherché à maintenir une présence active en Afghanistan pour contrebalancer le poids du Pakistan et contenir la menace des groupes militants actifs le long de ses frontières. Son partenariat avec l’Iran pour le développement du port de Chabahar, à quelques kilomètres de Gwadar, a été conçu précisément pour créer un corridor alternatif reliant l’Inde à l’Afghanistan et à l’Asie centrale, en contournant le territoire pakistanais.

Cependant, l’extension du CPEC à l’Afghanistan risque de reléguer Chabahar à un rôle secondaire. La Chine, avec sa capacité à investir des sommes colossales et son influence sur Islamabad et Kaboul, construit une architecture régionale qui exclut délibérément l’Inde. Cet isolement n’est pas seulement économique, mais aussi stratégique : en limitant l’accès de l’Inde à l’Afghanistan, la Chine et le Pakistan cherchent à affaiblir la projection de New Delhi en Asie centrale, une région cruciale pour les ressources énergétiques et la connectivité commerciale. De plus, la présence des Talibans à la table des négociations renforce la narrative pakistanaise, qui utilise depuis des décennies les Talibans comme un proxy pour maintenir l’Afghanistan sous sa sphère d’influence, au détriment de l’Inde.

Les ombres sur la stabilité régionale

Si l’accord trilatéral promet un développement économique, il alimente également des tensions qui pourraient déstabiliser davantage la région. L’Afghanistan, encore secoué par les attaques terroristes de l’ISIS-K et une crise humanitaire sans précédent, est un terrain fragile pour des projets d’infrastructure ambitieux. La sécurité du CPEC, déjà menacée au Pakistan par des groupes séparatistes baloutches et des militants talibans pakistanais (TTP), se complique davantage dans un contexte afghan où le contrôle territorial des Talibans est loin d’être absolu. L’attentat de mars 2025 contre des ingénieurs chinois dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, attribué au TTP, est un avertissement : les projets chinois, perçus comme des instruments de domination étrangère, sont une cible pour les groupes armés qui exploitent le mécontentement local.

La Chine, consciente de ces risques, adopte une approche pragmatique. Plutôt que de s’engager militairement, Pékin préfère déléguer la sécurité au Pakistan et aux Talibans, tout en renforçant la coopération militaire avec Islamabad, qui absorbe 40 % des exportations d’armes chinoises. Cependant, cette stratégie n’est pas exempte de contradictions. La répression chinoise contre la minorité ouïghoure dans le Xinjiang, frontalier de l’Afghanistan, pourrait attiser des tensions avec les Talibans, qui ont par le passé accueilli des militants ouïghours affiliés au Mouvement islamique du Turkestan oriental (ETIM). Si Pékin parvient à obtenir des garanties des Talibans sur la sécurité du Xinjiang, l’accord trilatéral pourrait consolider une alliance stable ; sinon, le risque de radicalisation transfrontalière demeure élevé.

L’Inde et la réponse mondiale

Face à cette nouvelle alliance, l’Inde se trouve dans une position délicate. New Delhi pourrait intensifier sa coopération avec l’Iran pour renforcer Chabahar, mais les sanctions occidentales contre Téhéran et la capacité financière limitée de l’Inde par rapport à la Chine constituent des obstacles majeurs. Une autre option serait de renforcer les liens avec les États-Unis, qui regardent avec inquiétude l’expansion de l’influence chinoise en Asie centrale. Cependant, l’administration Biden, focalisée sur d’autres crises mondiales, a réduit son engagement en Afghanistan après le retrait de 2021, laissant un vide que la Chine et le Pakistan exploitent habilement.

La communauté internationale, quant à elle, observe avec un mélange d’inquiétude et d’impuissance. L’Union européenne, bien que critique envers le régime taliban, a peu de poids en Afghanistan, tandis que la Russie et l’Iran, alliés tactiques de la Chine, pourraient bénéficier d’une Inde affaiblie. Le risque est que l’Asie du Sud devienne une arène de compétition de plus en plus polarisée, avec la Chine et le Pakistan d’un côté, et l’Inde, les États-Unis et leurs alliés de l’autre. Dans ce scénario, l’Afghanistan, loin d’être un partenaire stable, pourrait se transformer en champ de bataille par procuration, avec des conséquences dévastatrices pour sa population déjà épuisée.

Un jeu à haut risque

L’accord trilatéral entre la Chine, le Pakistan et les Talibans est un coup de maître dans la stratégie de Pékin pour consolider son hégémonie régionale. En étendant le CPEC à l’Afghanistan, la Chine non seulement renforce son réseau commercial, mais envoie un message clair à l’Inde et à l’Occident : l’Asie centrale est de plus en plus un domaine chinois. Pour le Pakistan, l’alliance offre des ressources économiques et une opportunité de réaffirmer son influence sur Kaboul, tandis que les Talibans gagnent une légitimation qui pourrait se traduire par une plus grande stabilité interne.

Cependant, cet accord est une arme à double tranchant. La dépendance économique du Pakistan vis-à-vis de la Chine risque de se transformer en perte de souveraineté, comme cela s’est produit au Sri Lanka avec le port de Hambantota. En Afghanistan, la promesse de développement se heurte à un contexte d’insécurité et de pauvreté que même les investissements chinois ne peuvent résoudre rapidement. Et pour l’Inde, l’exclusion de l’Afghanistan pourrait pousser New Delhi à des réponses plus assertives, alimentant les tensions le long de la ligne de contrôle avec le Pakistan ou au Cachemire, où la présence chinoise est déjà source de frictions.

En définitive, l’accord de Kaboul est un chapitre d’une partie géopolitique plus vaste, dans laquelle la Chine joue le rôle du grand marionnettiste, exploitant les fragilités de ses alliés pour redessiner les équilibres de l’Asie du Sud. Mais dans une région marquée par les conflits ethniques, le terrorisme et les rivalités historiques, chaque mouvement est un pari. Et ce sont, comme toujours, les populations locales qui risquent d’en payer le prix, prises au piège dans un jeu de pouvoir qui les dépasse et les ignore.

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