ANALYSE – De l’Union latine (1865) à De Gaulle : Le pari oublié de la puissance française en Europe

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Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Alexandre Raoult

Napoléon III : De la monnaie comme levier de puissance continentale

Lorsque la France signe, le 23 décembre 1865, la Convention de l’Union monétaire latine avec la Belgique, l’Italie et la Suisse, il ne s’agit pas d’un simple accord de standardisation monétaire. C’est un acte géopolitique à part entière. Derrière la volonté affichée d’harmoniser le poids, le titre et les caractéristiques des pièces d’or et d’argent pour fluidifier les échanges se cache un projet plus ambitieux : asseoir la prééminence de la France sur un espace monétaire européen modelé à son image.

Concrètement, chaque État signataire s’engage à battre monnaie selon un étalon bimétallique strictement défini : 4,5 grammes d’argent fin ou 0,290322 gramme d’or fin pour un franc, avec un titre de 900 ‰ pour les principales pièces (5, 10, 20, 50 et 100 francs). Grâce à cette rigueur, un franc belge, une lire italienne ou un franc suisse valent exactement un franc français. Résultat : ces pièces circulent librement dans tout l’espace monétaire de l’Union, facilitant les transactions, stabilisant les échanges et, surtout, diffusant la norme française.

Carte de l'ensemble des membres de l'union latine.
Sources : https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_monétaire_latine

Ce choix d’une normalisation rigoureuse comme instrument d’influence n’est pas un hasard. Il s’inscrit dans une longue tradition française, née avec la Révolution. Dès 1795, la République adopte le système décimal par la loi du 18 germinal an III, édictant que :

« La République adopte pour l’universalité des poids et mesures le système décimal. »

Cette volonté de rationaliser l’espace économique national et de projeter cette norme à l’extérieur, en particulier dans les sphères d’influence française, est au fondement même du projet républicain, puis impérial. C’est un mode d’expansion par la norme, une stratégie de domination douce et stable, éloignée des conquêtes militaires mais redoutablement efficace.

En ce sens, l’Union latine constitue bien plus qu’un pacte technique : elle est le prolongement d’une diplomatie discrète mais puissante. Napoléon III, loin d’être uniquement un homme de guerre, se révèle ici stratège de l’infrastructure monétaire. Ce qu’il cherche à construire, ce n’est pas un empire colonial supplémentaire, mais un ordre continental fondé sur la stabilité du franc, la confiance dans les institutions françaises et l’attractivité du modèle hexagonal.

À lire aussi : ECONOMIE – L’euro numérique : Une monnaie technocratique contre la souveraineté des peuples

Trente-deux pays dans l’orbite du franc

Initialement limitée à quatre États, l’Union monétaire latine ne tarde pas à dépasser ses frontières. Le système séduit. À mesure que ses avantages deviennent tangibles, de nouveaux pays s’alignent sur ses standards, certains de manière formelle, d’autres de facto. À son apogée, ce sont jusqu’à trente-deux États, d’Europe et d’Amérique latine, qui adoptent les règles définies à Paris. On y retrouve la Grèce, la Roumanie, la Serbie, mais aussi le Pérou ou le Venezuela. L’influence du franc rayonne bien au-delà de l’Europe latine : elle gagne les zones où la France cherche déjà à renforcer ses liens économiques, diplomatiques et culturels (source : Harvard – Einaudi, Money and Politics).

Dans cet espace, les monnaies deviennent interchangeables. Un commerçant de Lyon peut régler une transaction à Naples ou Genève sans redouter les variations de change. Les investisseurs franchissent les frontières avec une sécurité accrue. Et surtout, le franc devient, de fait, la monnaie de référence d’un ensemble géoéconomique. Une forme de « soft power » monétaire avant la lettre. Le franc incarne alors cette universalité que la France entend promouvoir : celle d’un ordre fondé sur la norme, la stabilité, la convertibilité.

Affiche officielle du gouvernement Suisse montrant l’ensemble des coupures en circulation dans l’union. Sources : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/013662/2014-03-25/
Affiche officielle du gouvernement Suisse montrant l’ensemble des coupures en circulation dans l’union. Sources : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/013662/2014-03-25/

L’un des grands théoriciens de ce projet est Félix Esquirou de Parieu. Haut fonctionnaire, penseur visionnaire de l’Europe, il développe dans son ouvrage « Principes de la politique européenne » (1867) une idée préfigurant les institutions d’aujourd’hui : une Confédération européenne fondée sur la technique, le droit et la monnaie. Pour lui, l’Union latine n’est pas qu’un traité monétaire ; c’est un projet politique, structuré autour de principes partagés. Une Europe de l’ordre et non de l’hégémonie, de la coopération et non de la conquête.

Mais il serait naïf d’y voir un projet purement idéaliste. Cette Europe de la monnaie est aussi – et surtout – une Europe de la puissance. Tandis que la Prusse s’affirme militairement au nord, et que l’Empire britannique contrôle les mers, la France de Napoléon III cherche à construire un troisième pôle d’influence : une Europe de la norme, stabilisée autour du franc. L’arme de Paris, ce n’est pas la force brute, mais la capacité à imposer une grille de lecture monétaire commune. L’ordre par la norme, la puissance par la convertibilité.

De Gaulle : L’atome pour succéder au Franc

Un siècle plus tard, dans un monde ravagé par deux guerres mondiales et structuré par la guerre froide, Charles de Gaulle reprend le fil stratégique. L’Union latine n’existe plus. Le franc-or a été abandonné. Le dollar s’est imposé comme pivot du système monétaire international, encore lié à l’or (jusqu’à 1971 avec la fin des accords de Breton Woods). Dans ce contexte, De Gaulle change d’outil. Ce n’est plus par la monnaie que la France entend asseoir sa souveraineté, mais par la dissuasion nucléaire.

Dès 1959, il initie le programme d’armement nucléaire français. En 1960, avec « Gerboise Bleue », la France devient la quatrième puissance nucléaire mondiale après les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni. Ce choix stratégique répondant à une exigence fondamentale : ne pas dépendre des garanties américaines. Refusant toute soumission à Washington, De Gaulle affirme que la sécurité française doit reposer sur des moyens nationaux, contrôlés de bout en bout (source : IISS).

En 1966, la France quitte le commandement intégré de l’OTAN. Le message est limpide : Paris n’acceptera plus d’être commandé par l’étranger. L’objectif n’est pas de sortir de l’Alliance, mais d’en finir avec la subordination militaire. Le contrôle du feu nucléaire, des chaînes de commandement et des doctrines de riposte doit rester français.

Ce choix dépasse la seule défense nationale. Il s’agit, en réalité, d’une tentative de structuration stratégique de l’Europe autour de Paris. De Gaulle envisage une « dissuasion élargie » : offrir, à travers la force de frappe française, un parapluie stratégique à l’Europe continentale. Une alternative crédible au monopole nucléaire anglo-saxon.

Mais cette main tendue est rejetée, notamment par l’Allemagne de l’Ouest. Sous tutelle américaine depuis 1945, la RFA préfère rester dans le giron de l’OTAN, protégé par les ogives américaines stationnées sur son sol. Cette décision renforce l’enracinement des bases américaines en Europe, marginalise la proposition française, et acte l’alignement atlantiste de l’Europe occidentale.

Aujourd’hui encore, les conséquences de ce choix sont visibles : la France reste la seule puissance nucléaire de l’Union européenne depuis le Brexit, avec environ 290 têtes réparties entre ses SNLE (classe Le Triomphant) et ses missiles ASMP-A embarqués sur Rafale. Selon un rapport parlementaire, cette dissuasion représente plus de 3,5 milliards d’euros par an, soit 12 % du budget d’équipement militaire (source : Assemblée nationale).

Ce que l’Union latine avait tenté avec la monnaie, la France aurait pu l’imposer au XXe siècle par la dissuasion : un projet d’autonomie continentale fondé sur un leadership français. Mais l’Europe, sous influence américaine, n’était pas prête.

L’Euro : Puissance monétaire transférée à Berlin

Avec l’euro, entré en circulation en 1999, la France enterre symboliquement sa stratégie historique. Le franc, instrument d’influence depuis Napoléon, devient obsolète. Mais cette nouvelle monnaie, censée incarner une union égalitaire, sert en réalité les intérêts d’un seul pays : l’Allemagne.

L’euro est conçu sur les bases idéologiques de la Bundesbank : politique monétaire rigide, inflation contenue, déficit public maîtrisé. Les critères de Maastricht (1992) – déficit inférieur à 3 %, dette sous les 60 %, stabilité des prix – reprennent le modèle allemand, au détriment des économies plus interventionnistes comme la France ou l’Italie.

Comme le résume Jacques Sapir dans « La Démondialisation » (Seuil, 2011), l’euro n’est pas l’héritier du franc mais du Deutsche Mark. La BCE, indépendante, située à Francfort, fonctionne selon des principes fixés outre-Rhin. Résultat : un euro structurellement sous-évalué pour l’Allemagne, ce qui booste ses exportations, mais surévalué pour les pays du Sud, étranglés par la perte de leur capacité d’ajustement.

La France perd ainsi un outil décisif : la possibilité de dévaluer sa monnaie, de relancer par le crédit ou de soutenir certains secteurs. L’euro impose une logique commune, mais inadaptée aux réalités divergentes des États membres. L’union monétaire devient, en pratique, un système à deux vitesses, où Berlin dicte les règles.

Et pendant que l’Allemagne impose ses dogmes économiques, les États-Unis maintiennent leur hégémonie militaire. Des dizaines de bases américaines sont toujours actives en Europe : Ramstein (Allemagne), Aviano (Italie), Incirlik (Turquie). Ce maillage stratégique verrouille toute tentative d’autonomie européenne. La France, privée de sa monnaie et marginalisée sur le plan militaire, se retrouve cernée. Entre l’hégémonie économique de Berlin et le protectorat stratégique de Washington, son ambition continentale semble bridée.

Le désengagement américain : Une opportunité stratégique majeure pour la France

Depuis 2016, l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche a rebattu les cartes de la stratégie atlantique. Le slogan « America First » ne relevait pas de la posture, mais d’un changement de doctrine. Dès son premier mandat, Trump exprimait son exaspération face à une Europe qu’il jugeait trop dépendante militairement, notamment au sein de l’OTAN. Avec son retour au pouvoir en 2025, cette logique s’est accentuée. La priorité stratégique des États-Unis se déplace vers l’Asie-Pacifique, face à la Chine. L’Europe devient secondaire, périphérique dans l’agenda de Washington. Moins de troupes, moins d’investissements, des discours de désengagement : les Européens se retrouvent seuls face à leurs responsabilités stratégiques.

Ce tournant historique intervient alors qu’un autre événement majeur a profondément modifié l’équilibre continental : le Brexit. En quittant l’Union européenne en 2020, le Royaume-Uni s’est retiré d’un jeu continental dont il avait longtemps été l’un des arbitres. Londres, puissance nucléaire, acteur clé de l’OTAN, allié indéfectible des États-Unis, avait longtemps servi de contrepoids aux ambitions stratégiques françaises. Son retrait laisse un vide. Un vide que seule la France est, aujourd’hui, en capacité de remplir.

Cette nouvelle configuration redonne toute son actualité à la célèbre théorie de Halford John Mackinder, formulée dès 1904 dans son essai fondateur « The Geographical Pivot of History ». Selon le géographe britannique, l’histoire des rapports de force mondiaux peut se lire comme une opposition constante entre les puissances thalassocratiques dominantes sur les mers (l’Angleterre, puis les États-Unis) et les puissances continentales maîtresses de vastes espaces terrestres (l’Allemagne, la Russie, ou historiquement la France).

Mackinder identifie un « pivot géographique » du pouvoir mondial : la « Heartland », une vaste zone située au cœur de l’Eurasie. Pour lui, qui contrôle ce centre géographique détient un avantage stratégique décisif. La mission historique des thalassocraties a donc toujours été d’empêcher l’unification de ce continent sous une puissance unique. Ce fut le cas face à Napoléon Ier, face à l’Empire allemand, puis face à l’URSS.

Mackinder et son schéma du « Heart Land » ou « Pivot géographique ». Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_du_Heartland
Mackinder et son schéma du « Heart Land » ou « Pivot géographique ». Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_du_Heartland

En d’autres termes, l’Angleterre d’abord, puis les États-Unis, ont toujours mené une politique d’empêchement stratégique : soutenir le plus faible contre le plus fort, intervenir dès qu’une puissance continentale tentait de prendre l’ascendant sur l’ensemble de l’Europe. Cette lecture explique les interventions successives contre la France napoléonienne (1802–1815), contre l’Allemagne unifiée (1914–1945), et contre l’URSS pendant la guerre froide.

Mais aujourd’hui, ces verrous sautent.

Le Royaume-Uni est sorti du jeu. Les États-Unis se tournent vers le Pacifique. Et l’Allemagne, bien qu’économiquement dominante, reste militairement dépendante, sans arsenal nucléaire, sans véritable autonomie énergétique, et avec une doctrine stratégique arrimée à Washington. Quant à l’Italie et à l’Espagne, elles ne disposent ni des capacités militaires, ni du capital politique pour prétendre à un leadership continental.

Il ne reste qu’un État capable, à la fois, de porter une vision stratégique pour l’Europe, de disposer de moyens de projection militaires crédibles (notamment la dissuasion nucléaire), d’un siège permanent à l’ONU, d’une diplomatie mondiale active, et d’une force d’intervention autonome : la France.

Et maintenant ? Se souvenir que nous fûmes puissants

Il est temps de regarder la réalité en face : la France reste une puissance potentielle. Ce qui lui manque, ce n’est ni les moyens, ni le statut, ni les outils. Ce qui lui manque, c’est une volonté.

À l’heure où l’Allemagne doute, où l’Amérique se retire, et où l’Europe cherche un cap, c’est à la France de reprendre l’initiative. Il ne s’agit pas de céder à la nostalgie impériale. Il s’agit de rappeler que la puissance n’est pas une option morale, mais une nécessité stratégique. Que l’influence se construit, qu’elle s’assume.

L’Union latine et la dissuasion nucléaire nous rappellent une vérité simple : à chaque époque, la France a su inventer les instruments de sa grandeur. Encore faut-il vouloir les manier.

Il est temps de reparler de puissance. Il est temps de sortir du confort technocratique. Il est temps, enfin, de refaire de Paris le cœur stratégique du continent.

Oui, il nous faut un retour à la Realpolitik. Et vite !

À lire aussi : GÉOPOLITIQUE – Les origines de la Pensée Géopolitique et la contribution de Mackinder


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