
Par Imen Chaanbi
Depuis la signature en 2019 du mémorandum d’accord maritime entre la Turquie et la Libye, la région de Tripolitaine s’est imposée comme un partenaire stratégique clé d’Ankara en Méditerranée orientale[1]. Cet accord a profondément modifié la dynamique géopolitique dans la région, donnant à la Turquie un levier important pour ses ambitions énergétiques et maritimes. Cependant, la scène politique libyenne demeure marquée par une forte division entre l’Ouest, dominé par le Gouvernement d’unité nationale (GNU) de Tripoli dirigé par Abdelhamid Dbeibah, et le gouvernement autoproclamé de l’Est, dirigé par le maréchal Khalifa Haftar.
En 2025, face à la montée de l’influence de l’Est libyen, le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah a amorcé un rapprochement stratégique avec la Grèce, opposée à l’accord turco-libyen[2]. Cette démarche vise à renforcer sa légitimité et son soutien international, tout en affaiblissant ses rivaux internes.
Dans ce contexte d’instabilité politique et de rivalités multiples, comment Abdelhamid Dbeibah peut-il préserver et renforcer sa position internationale en Libye tout en évitant de compromettre ses relations avec la Turquie ? Quelles sont les répercussions de cette réorientation diplomatique pour les équilibres régionaux, notamment en Méditerranée orientale et au sein de l’Union européenne ?
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Une stratégie de contournement de l’Est libyen
Dbeibah tente de s’opposer à la progression diplomatique et politique du camp de l’Est, représenté par la Chambre des représentants et le maréchal Haftar. L’un des acteurs clés de cette diplomatie concurrente est Belkacem Haftar, fils du maréchal, qui mène une offensive diplomatique pour convaincre Athènes que le Parlement basé à Tobrouk rejettera catégoriquement l’accord maritime signé entre Ankara et Tripoli.
Dbeibah a donc entrepris d’intensifier ses relations avec la Grèce, ouvrant la porte à des échanges sur plusieurs dossiers cruciaux, notamment la gestion des flux migratoires, un sujet sensible pour Athènes en raison de sa position géographique stratégique[3]. De plus, Tripoli a proposé la réouverture d’une mission diplomatique grecque à Tripoli, symbolisant un geste fort d’ouverture et de coopération.
Au-delà de la simple opposition à l’accord turco-libyen, cette politique vise à diversifier les partenariats de Tripoli, à renforcer la position du GNU comme interlocuteur crédible auprès de l’Union européenne, et à freiner les efforts du camp de l’Est pour s’imposer sur la scène internationale.
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Un refroidissement avec Ankara ?
Cette nouvelle orientation diplomatique vers la Grèce, historiquement un adversaire d’Ankara sur les questions maritimes et énergétiques, a naturellement suscité des tensions au sein de l’alliance Tripoli-Ankara. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a récemment confirmé, lors de déclarations publiques, l’existence de contacts rapprochés avec Saddam Haftar, le fils du maréchal, indiquant que la Turquie n’exclut plus de soutenir également les acteurs de l’Est libyen[4].
Cette évolution marque un tournant dans la stratégie turque, qui cherche à maximiser ses intérêts dans la région en diversifiant ses interlocuteurs[5]. Par ailleurs, Erdogan a réaffirmé l’importance capitale que représente l’adoption de l’accord maritime par le Parlement libyen, insistant sur le fait que la Turquie attend un engagement clair en ce sens.
Pour Abdelhamid Dbeibah, cette évolution complique sa position. En cherchant à s’opposer à l’accord turco-libyen pour rallier la Grèce et l’Union européenne, il s’expose au risque de voir Ankara réduire son soutien politique, logistique et militaire, qui reste pourtant vital pour assurer la stabilité relative de son gouvernement.
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Une main tendue vers l’Union européenne
Conscient du risque de dépendance excessive à la Turquie, Dbeibah multiplie ses efforts pour renouer et intensifier ses liens avec l’Union européenne. Tripoli privilégie deux axes principaux dans ses relations avec Bruxelles et les autres capitales européennes : la gestion des flux migratoires et les opportunités d’investissement.
En effet, la Libye, et particulièrement la région de Tripolitaine sous contrôle du GNU, constitue un point de départ majeur pour les migrants cherchant à rejoindre l’Europe. En promettant une meilleure coopération sur ce dossier sensible, le gouvernement de l’Ouest espère renforcer son rôle de partenaire fiable en matière de sécurité et de gestion des frontières.
Le gouvernement libyen sollicite la participation des acteurs européens à la reconstruction du pays, en mettant l’accent sur les secteurs de l’énergie, des ports et des infrastructures. Ce « message » est destiné à empêcher un basculement de ces opportunités vers l’Est libyen ou vers d’autres puissances étrangères comme la Russie ou la Chine.
Par cette stratégie, le premier ministre cherche à inscrire son gouvernement dans une dynamique favorable à une reconnaissance accrue par l’Union européenne, condition nécessaire pour asseoir sa légitimité politique dans un pays toujours divisé.
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Une diplomatie de fragilité maîtrisée ?
En diversifiant ses partenariats et en jouant un rôle d’équilibriste entre Ankara, Athènes et Bruxelles, Dbeibah tente de préserver son gouvernement dans un environnement hautement instable. Cette stratégie pragmatique lui permet de temporiser face à l’opposition interne tout en cherchant à multiplier ses soutiens extérieurs.
Cependant, cette posture comporte des risques non négligeables. Premièrement, un éloignement trop marqué de la Turquie pourrait priver Tripoli d’un appui militaire et logistique crucial, notamment face aux forces du maréchal Haftar. Deuxièmement, l’Union européenne demeure divisée et hésitante sur son engagement concret en Libye, ce qui limite la portée des promesses de Dbeibah.
Enfin, le camp de l’Est bénéficie aujourd’hui d’un soutien élargi, comprenant non seulement l’Égypte et les Émirats arabes unis, mais aussi des relais en Russie, et potentiellement un rapprochement pragmatique avec Ankara. Cette configuration complexe rend les perspectives d’un règlement politique rapide et inclusif particulièrement incertaines.
Le rapprochement diplomatique entre Tripoli et Athènes témoigne d’une volonté claire de la part d’Abdelhamid Dbeibah de renforcer sa position politique face à un adversaire interne qui gagne en reconnaissance internationale. Toutefois, ce repositionnement est loin d’être neutre sur le plan géopolitique : il fragilise le lien stratégique tissé avec la Turquie, jusqu’ici indispensable pour la survie politique et sécuritaire du gouvernement libyen.
Pour les acteurs internationaux, il s’agit désormais de trouver un équilibre délicat entre le soutien au gouvernement de Tripoli et la prise en compte de la légitimité croissante des acteurs de l’Est libyen. Par ailleurs, il convient de veiller à ne pas exacerber les divisions régionales qui pourraient ouvrir la voie à un contrôle accru par des puissances extérieures, au détriment de la souveraineté et de la stabilité durable de la Libye.
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[1] Mémorandum d’entente signé entre le Gouvernement d’Accord National (GNA) de Libye (Tripoli) et la Turquie. Il concerne la délimitation des zones de juridiction maritime (définir des zones économiques exclusives et les plateaux continentaux entre les deux états.
[2] Pour la Grèce le MoU « violerait des principes de cette convention, notamment ceux concernant la pleine reconnaissance des droits maritimes des îles, et la délimitation équitable des zones »- Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (UNCLOS).
[3] La Grèce a invité le Gouvernement de Tripoli à entamer des discussions pour délimiter les ZEE.
[4] İbrahim Kalın, chef du MIT (renseignement turc), a rencontré Khalifa Haftar à Benghazi, ainsi que son fils Saddam Haftar. Cela marque un signe fort de rapprochement officiel
[5] Saddam Haftar, promu vice‑commandant de l’Armée nationale libyenne (LNA), a été reçu à Ankara par des hauts responsables militaires turcs en avril 2025.
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