
Par Jean Daspry, pseudonyme d’un haut fonctionnaire, Docteur en sciences politiques
Dans la série des mémoires d’ambassadeurs qui aliment régulièrement les étals des bonnes librairies, certaines sont soporifiques, d’autres sont attendues. Celles rédigées par celui qui fut ambassadeur de France à Moscou, en pleine tourmente, de 2020 à 2024, Pierre Lévy (ancien élève de l’ENA) entrent à l’évidence dans la seconde catégorie en raison de la période couverte : Covid et guerre en Ukraine mais, aussi et surtout, en raison du parcours sans faute de notre diplomate-écrivain au sein du Quai d’Orsay[1].
Le lecteur, féru de relations internationales, de géopolitique et de pratique diplomatique, y trouvera son compte tant l’ouvrage (350 pages) comporte une masse d’informations importantes et utiles pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, et peut-être demain, en Russie à travers le conflit en Ukraine. Mais, toute médaille a son revers. L’approche retenue par cet ambassadeur, élevé à la dignité d’ambassadeur de France, en 2022, par la grâce du « Mozart de la diplomatie » (Emmanuel Macron) – le maréchalat des diplomates, excusez du peu – pèche par son défaut criant d’esprit critique et de synthèse.
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Une masse d’informations importantes et utiles
Force est de constater que l’ouvrage de Pierre Lévy, qui a quitté ses hautes fonctions en 2024 pour une retraite amplement méritée, est une source inépuisable d’informations, de jugements sur la Carrière avec ses heurts et ses malheurs ; sur les différents volets de l’activité d’un ambassadeur en poste dans un pays en guerre ; sur le fonctionnement de la machinerie russe sous le règne de Vladimir Poutine ; sur la genèse proche et lointaine du conflit avec l’Ukraine ; sur l’approche de la diplomatie d’Emmanuel Macron avant et pendant cette guerre ; sur les hypothèses d’évolution de la situation intérieure qu’extérieure de la Russie ; sur le rôle de la France et de l’Union européenne, toutes deux menacées de marginalisation … Il est vrai que notre ambassadeur présente une biographie enviable avec, entre autres, la tenue de postes prestigieux tant à l’administration centrale (Directeur du Centre d’analyse et prévision ou CAP et de l’Union européenne) qu’à l’étranger (ambassadeur à Prague puis à Varsovie). L’historien ne boudera pas son plaisir tant il trouvera une mine inépuisable d’informations dans la présentation de l’ambassadeur de France à Moscou.
L’examen clinique du patient russe donne lieu à dix séances d’auscultation par le docteur Pierre Lévy : introduction ; deux mois de vie normale ; la Russie au révélateur du Covid ; aux sources du conflit, la montée des tensions ; la Russie dans « l’opération militaire spéciale », le pouvoir russe au miroir de la guerre ; la Russie se transforme ; vivre et travailler dans un environnement hostile ; la désoccidentalisation du monde ; les perspectives de négociation : nous sommes-nous trompés ?; épilogue ; conclusion. On l’aura compris, aucun signe clinique n’échappe à notre ambassadeur-médecin qui déplace en permanence son stéthoscope sur le corps politique et social du pays auprès duquel il est accrédité. Il n’omet pas de présenter les tenants et aboutissants de notre relation bilatérale avec la Russie et de ses évolutions depuis l’adoption par Emmanuel Macron et Vladimir Poutine du fameux « Agenda de confiance et de sécurité » jusqu’à la dégradation de nos rapports avec Moscou au fil des mois et des années à la suite de l’intervention en Ukraine. Il arrive même à Pierre Lévy de souligner qu’il lui est arrivé de tempérer les ardeurs de l’Élysée.
Si la quantité est au rendez-vous, cela est moins vrai, de notre point de vue, de la qualité de l’analyse retenue dans cet ouvrage.
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Un défaut d’esprit critique et de synthèse
Notons d’entrée de jeu que la lecture de cet ouvrage, dont l’auteur n’est pas peu fier (son tapuscrit a été relu par plusieurs de ses brillants collègues mais surtout par Pierre Moscovici dont il fut membre du cabinet alors que l’homme occupait les fonctions de ministre des Affaires européennes au Quai d’Orsay), est rébarbative à plus d’un titre ! Sur la forme, la relation, qui nous est présentée, est souvent anecdotique, confondant l’accessoire et le principal, voire parfois narcissique (ce dont Pierre Lévy se défend in limine litis). Laborieuses sont les descriptions des divers organigrammes de « l’État profond » poutinien qui n’apportent rien de plus à la démonstration à sens unique. La logorrhée est trop présente à toutes les pages. Le récit pèche par ses multiples digressions qui donnent le tournis et font perdre le fil du récit au lecteur, y compris le plus attentif. Il apparait souvent de facture technocratique au plus mauvais sens du terme, manquant de souffle, de brio, de hauteur de vue mais faisant la part belle à l’autosatisfaction et à la brosse à reluire de l’action des deux rives de la Seine. Le fameux conformisme du Quai des brumes.
Sur le fond, Pierre Lévy manque de l’objectivité élémentaire dont devrait faire preuve un diplomate de son rang ! Le récit est un réquisitoire à charge et à recharge, très souvent sans la moindre nuance, contre le mage du Kremlin[2] et sa mauvaise troupe. Aucun argument mis en avant par Moscou dans ses argumentaires ne trouve grâce à ses yeux alors que certains pourraient, devraient être entendues. Nous pensions bien évidemment à l’élargissement sans fin de l’OTAN, y compris dans l’étranger proche de la Russie sans parler de la diplomatie du deux poids, deux mesures de l’Occident (ex-Yougoslavie, Libye, Afghanistan, Irak …). La dimension humiliation ressentie par Moscou après l’éclatement de l’URSS n’est pas suffisamment mise en avant. Expliquer n’est pas justifier ! De ce fait, nous estimons que le récit qui nous est livré manque de hauteur de vue, du recul nécessaire à une analyse objective, mesurée. Tout ce qui est excessif est insignifiant. Surtout, quand l’auteur fait preuve d’un défaut d’esprit critique de la diplomatie d’Emmanuel Macron, celui qui l’a toujours très bien traité, y compris en l’élevant à la dignité d’ambassadeur de France.
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« La manie du jugement » (Marc Bloch)
Comment conclure, ce qui n’est pas chose aisée dans le cas d’espèce ? « Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les choses lui apparaissent » (Protagoras, penseur grec présocratique). En bon énarque qu’il est, Pierre Lévy semble sûr de son fait, peu habité par le doute cartésien. On ne touche à la complexité d’une situation que lorsque l’on en fait le tour complet. Ce qui nous semble faire défaut dans cet ouvrage. En dernière analyse, ce livre ne présente pas la densité et la clarté de l’ouvrage de l’une de ses collègues, elle aussi ambassadeur dignitaire de France, Sylvie Bermann, « L’ours et le dragon. Russie-Chine : Histoire d’une amitié sans limites ? »[3]. Il est vrai que, bien que n’étant pas ancien élève de la prestigieuse ENA, elle est passée par le non moins prestigieux INALCO (Langues O pour les connaisseurs) dont elle est sortie diplômée en Chinois et en Russe. Avec toute la subjectivité que cela comporte, une fois n’est pas coutume, disons que nous ne recommandons pas la lecture de cet ouvrage pour toutes les raisons exprimées ci-dessus. Bons baisers de Russie !
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Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Pierre Lévy, Au cœur de la Russie en guerre. Récit de l’ambassadeur de France, Tallandier, 2025.
[2] Giuliano da Empori, Le mage du Kremlin, Gallimard, 2022.
[3] Sylvie Bermann, L’ours et le dragon. Russie-Chine : une amitié sans limites ?, Tallandier, mai 2025.
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