DÉCRYPTAGE – La France globale se joue dans le Mare Nostrum

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Carte de la Méditerranée avec le drapeau français flottant au premier plan, symbolisant l’influence stratégique de la France dans le bassin du Mare Nostrum et sa présence maritime en Europe du Sud.
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie) 

La Méditerranée, carrefour des ambitions et des vulnérabilités françaises

La France aime à se définir comme une puissance océanique, présente sur tous les continents, mais c’est toujours en Méditerranée que se révèle la vérité de sa stratégie. Ce bassin fermé, ancien berceau de son influence, concentre aujourd’hui les rivalités régionales, les routes énergétiques et les flux commerciaux vitaux pour l’Europe. 

C’est aussi là que se mesurent les capacités réelles de la marine nationale, son aptitude à projeter la puissance et à coopérer avec ses alliés. Après la guerre d’Ukraine et la redéfinition des priorités européennes, Paris a compris que son rôle mondial dépendrait d’abord de sa maîtrise du « Mare Nostrum ».

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Une géographie stratégique héritée et renouvelée

Depuis l’époque de Colbert, la marine française vit partagée entre deux horizons : l’Atlantique et la Méditerranée. Cette dualité, qui opposait jadis la « marine du Ponant » à celle du Levant, symbolise les deux vocations de la France : puissance continentale et maritime à la fois. Aujourd’hui encore, cette tension perdure. Mais la Revue nationale stratégique de 2025 a tranché : la France revendique une « projection globale », où la Méditerranée tient une place centrale, au même titre que l’espace euro-atlantique et l’Indo-Pacifique.

Car sur ce théâtre, les menaces se multiplient : réarmement naval des pays du Sud, présence persistante de la Russie, expansionnisme turc, fragilisation du Maghreb et crise permanente du Proche-Orient. La France ne peut s’en désintéresser sans abandonner le flanc sud de l’Europe à des acteurs qui ne partagent ni sa culture stratégique, ni ses valeurs, ni ses intérêts économiques.

Le grand réarmement des mers

Depuis une dizaine d’années, le monde assiste à une course aux armements navals sans précédent. Si la rivalité entre la Chine et les États-Unis en constitue le moteur principal, le phénomène touche désormais le bassin méditerranéen. Le Maroc a modernisé sa flotte avec des frégates Sigma et Fremm comparables à celles des marines européennes ; l’Algérie, fidèle partenaire de Moscou, a acquis des sous-marins de classe Kilo-Improved armés de missiles Kalibr et des frégates Meko-200 allemandes ; l’Égypte, en achetant les bâtiments amphibies Mistral initialement destinés à la Russie, a confirmé ses ambitions maritimes.

Dans ce contexte, la Turquie s’impose comme l’acteur le plus dynamique. Sous l’impulsion du programme Milgem, Ankara transforme une marine côtière en une véritable flotte océanique. La TCG Anadolu, convertie en porte-drones, illustre cette évolution vers l’autonomie technologique et la projection régionale. Pour Paris, cette montée en puissance turque représente une double menace : stratégique, car elle remet en cause la prééminence occidentale en Méditerranée ; industrielle, car elle rivalise directement avec les chantiers français et italiens.

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Moscou et le spectre du retour russe

La Russie, elle, reste un acteur imprévisible. Le retrait partiel de ses forces de Syrie après la chute du régime des Assad en 2024 n’a pas mis fin à ses ambitions maritimes. Moscou conserve des moyens de surveillance et d’intervention sous-marine capables de perturber les infrastructures stratégiques occidentales, notamment les câbles et pipelines sous-marins. Ses navires de recherche, comme le Yantar, patrouillent régulièrement dans les zones sensibles, du Levant à la Méditerranée occidentale. Pour la marine française et ses alliés de l’OTAN, cette présence constitue un test permanent de vigilance et de réactivité.

Le Kremlin ne considère plus la Méditerranée comme un espace prioritaire, mais comme un théâtre utile à sa politique de nuisance. Il s’y emploie à travers des opérations hybrides : désinformation, cyberattaques, manœuvres navales ambigües, ou soutien logistique à des acteurs régionaux hostiles à l’Occident.

Le rôle central de la France et de l’Italie

Face à ce contexte, la France et l’Italie ont choisi la coopération plutôt que la compétition. Les deux principales puissances navales du bassin ont intensifié leurs exercices conjoints, comme Polaris et Mare Aperto, et coordonné leurs efforts dans le cadre de l’Union européenne et de l’OTAN. L’Opération Aspides, lancée dans la mer Rouge pour protéger le trafic maritime des attaques des Houthis, a démontré la capacité franco-italienne à garantir la liberté de navigation entre l’Asie et l’Europe.

Les frégates Horizon et Fremm françaises et italiennes ont intercepté de nombreux missiles et drones iraniens, prouvant l’efficacité technologique des systèmes Aster et la complémentarité entre les deux marines. Cette alliance opérationnelle constitue le socle d’un véritable « axe méditerranéen » : Paris fournit la dissuasion nucléaire et la projection mondiale, Rome la proximité géographique et la densité industrielle.

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Le Charles de Gaulle, symbole d’autonomie stratégique

Au cœur de cette stratégie se trouve le groupe aéronaval centré sur le porte-avions à propulsion nucléaire Charles de Gaulle. Plus qu’un simple navire, il incarne la capacité de la France à mener des opérations de haute intensité sans dépendre de bases étrangères. La propulsion nucléaire offre une autonomie quasi illimitée, réduisant le besoin de ravitaillement et augmentant la mobilité.

Autour de ce bâtiment gravitent les frégates de défense aérienne, les sous-marins nucléaires d’attaque et les avions Rafale-M capables d’emporter le missile nucléaire ASMP-A. L’ensemble forme un système cohérent de commandement, de détection et de frappe, véritable laboratoire du « combat naval du futur ». Le data hub récemment intégré au Charles de Gaulle permet de centraliser et d’analyser en temps réel d’énormes volumes de données, assurant la supériorité informationnelle du groupe.

Une logique économique et énergétique

La stratégie maritime française n’est pas seulement militaire : elle répond aussi à des impératifs énergétiques et commerciaux. La guerre en Ukraine a bouleversé la carte des approvisionnements : la fin des importations massives d’hydrocarbures russes a rendu l’Europe dépendante des routes sud et orientales. Le gaz algérien, le pétrole du Golfe et les produits raffinés indiens transitent désormais par la Méditerranée et le canal de Suez.

Cette « décontinentalisation » des flux fait du bassin méditerranéen un maillon essentiel de la sécurité économique européenne. La France, deuxième puissance maritime de l’Union, y défend non seulement ses intérêts industriels – chantiers navals, armement, transport – mais aussi la stabilité d’un espace dont dépendent les prix de l’énergie et la fluidité du commerce mondial.

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L’enjeu écologique et sécuritaire

La mission de la marine française ne se limite pas à la dissuasion ou au combat. Elle doit aussi protéger un environnement maritime fragilisé par la surpêche, la pollution et le réchauffement climatique. La lutte contre les trafics illégaux – migrants, armes, drogues – mobilise une part croissante des moyens navals, de l’opération Irini au contrôle du golfe de Guinée dans le cadre de Corymbe. Ces opérations, souvent discrètes, assurent la sécurité des côtes européennes et la stabilité de partenaires africains avec lesquels la France entretient des liens historiques.

Une puissance entre ambition et contrainte

Cette présence tous azimuts a un coût. Malgré une flotte modernisée, la marine française reste numériquement limitée. Le maintien simultané d’une posture nucléaire, d’opérations extérieures et d’engagements européens pèse lourd sur le budget et les équipages. C’est pourquoi Paris mise sur la mutualisation des moyens : coopération avec Rome et Athènes, participation aux missions de l’Union européenne, intégration de partenaires africains et méditerranéens.

Mais la compétition intra-européenne demeure un risque. Les divergences sur les programmes industriels, les rivalités d’influence et la lenteur décisionnelle de Bruxelles pourraient fragiliser cet édifice. Si la France veut conserver son rang, elle devra concilier fermeté militaire et diplomatie inclusive.

La France globale passe par le sud

La « France globale » de 2025 ne se construit plus seulement dans l’Atlantique ou dans le Pacifique, mais dans le bassin où tout converge : la Méditerranée. C’est là que se joue la crédibilité de son autonomie stratégique, la continuité de sa dissuasion et la protection de ses routes commerciales.

Entre la pression turque, la présence russe, la fragilité des États du Maghreb et les menaces venues du Sahel, Paris n’a plus le choix : elle doit redevenir puissance méditerranéenne au sens plein. Non pas pour renouer avec un passé impérial, mais pour préserver un avenir européen. Car si la France se retire de ce théâtre, d’autres y écriront les règles – et la Méditerranée, jadis berceau de l’Europe, pourrait devenir le miroir de ses divisions.

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